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Nous avons dormi dans la famille d’un ami et journaliste kurde. Dattes caramélisées dans l’huile, coussins à même le sol transformés en matelas, sourires en pagaille : malgré notre arrivée tardive et inopinée à cinq, nous avons été accueillis avec chaleur et sans manières par toute la famille : cousin, sœur, mère, beau-frère et enfants. Ce matin, nous repartons sur les routes à la découverte du fameux village de femmes, Jinwar. Un village de, par et pour les femmes, qui a commencé à se tailler une petite réputation dans les milieux féministes. Avant de m’y rendre, j’avoue que je craignais un peu de me trouver face à un nouveau sectarisme inversé : des femmes victimes de la violence patriarcale qui excluraient les hommes de leur vie, ce qui m’aurait semblé à l’opposé des valeurs de mixité et d’égalité prônées par le Rojava. Mais j’étais curieuse d’en savoir plus. Et j’ai bien fait. La réalité du terrain a levé mes réticences : c’est un village où seules les femmes peuvent résider mais, dans la journée, on voit débouler des hommes du village voisin venus donner un coup de main. Le projet des fondatrices de Jinwar n’est pas du tout de vivre recluses ; tout au contraire, les liens avec l’extérieur sont permanents. Les hommes n’y sont pas interdits, simplement ils ne siègent pas au comité qui organise la vie commune. Jinwar est un refuge pour des femmes victimes de viols, qu’ils soient conjugaux ou de guerre, un lieu de liberté pour les divorcées ou les veuves, pour lesquelles il est encore mal toléré qu’elles vivent seules. Et c’est un lieu, insiste Rumet, une des cofondatrices, où les victimes peuvent devenir actrices : ici, elles peuvent se reconstruire, travailler et faire leurs propres choix, même quand ils ne vont pas dans le sens de la société comme c’est le cas du célibat.

Jinwar est un refuge pour des femmes victimes de viols, qu’ils soient conjugaux ou de guerre, un lieu de liberté pour les divorcées ou les veuves.

Dans nos discussions, je ne peux m’empêcher de penser aux débats sur les ateliers non-mixtes qui animent les réseaux militants en France : face aux horreurs vécues, mais aussi à ces visages confiants, je commence petit à petit à mieux comprendre le besoin qu’elles éprouvent de se retrouver entre femmes — au moins temporairement. Nous sommes accueillies à Jinwar par la figure mythologique de Sahmaran, à tête de femme et corps de serpent. Nujin, une jeune Allemande de 27 ans qui vit ici depuis un an, et Rumet nous offrent le tchai. Elles nous expliquent que le village a été lancé symboliquement le 25 novembre 2016, journée de lutte internationale contre les violences faites aux femmes. Les premières briques ont été posées le 28 mars de l’année suivante, après l’hiver. Depuis, elles ont planté deux jasmins, des citronniers, des orangers, des pommiers et des pistachiers devant les maisons. Je les interroge sur la possibilité de planter des eucalyptus, de la lavande, des mimosas ; la discussion politique devient botanique et, assise par terre au soleil, je leur raconte doucement mon Diois, dans la Drôme… De fil en aiguille, on se retrouve à échanger sur le Pays basque et la Corse ; à leurs demandes de conseils sur la communication et la protection de leur lieu, j’évoque la communauté Emmaus Lescar-Pau et la manière dont son festival a été pensé en partie pour la protéger de l’expulsion. Les passerelles sont improbables et réjouissantes à la fois.

Ce jour-là, il y a aussi Siham, mariée, neuf enfants : Siham ne vit pas ici, elle a sa maison dans le village voisin avec son mari mais elle vient presque quotidiennement. Au début, son époux était réticent à ce qu’elle fréquente Jinwar ; aujourd’hui, il vient aider avec tous leurs enfants et nie dans un sourire un peu gêné avoir jamais été opposé au projet. Le plus jeune fils fait du toboggan dans la petite aire de jeux. Le plus âgé est chargé de la protection du coin ; il porte le foulard kurde fleuri et un fusil en bandoulière. Avec ses frères, ils se sont attelés au jardin : il faut prolonger les rigoles d’irrigation. De coups de pioches en pelletées, la kalach finit par devenir encombrante. Au bout de vingt minutes, elle gît, abandonnée sur une butte de terre. Image inouïe et inoubliable que celle d’un militaire bêchant le potager d’un village de femmes jusqu’à en oublier son arme. Les volontaires, majoritairement des femmes, se partagent les tâches : le village n’est pas fini. Sur les trente maisons en projet, toutes ne sont pas édifiées, une seule est pour l’instant habitée. Il faut encore fabriquer des briques de terre-paille, qui serviront aussi à construire l’académie, lieu d’alphabétisation, d’éducation et de formation des femmes ; planter les herbes médicinales qui serviront aux soins de santé et à la prévention ; s’occuper des poules et des moutons, du futur four à pain et du potager commun.

Photographie de Corinne Morel-Darleux

Alors que nous sommes courbées sur de jeunes pousses avec Nujin, une camionnette arrive avec à son bord une jeune Française, Maria, venue participer à la révolution du Rojava. Avec elles deux, nous aurons des discussions animées sur la question de l’État — par définition centralisé et autoritaire, ou à réoccuper ? —, mais aussi sur l’écosocialisme, qui semble davantage leur plaire : j’ai apporté quelques exemplaires du Manifeste des 18 thèses pour l’écosocialisme que je sème comme des graines au Rojava, un terreau fertile déjà arrosé par Murray Bookchin. Du moins le pensais-je : en réalité — est-ce un hasard ? —, le philosophe et écologiste américain, à qui l’on attribue souvent l’évolution d’Öcalan, et donc du PKK (marxiste-léniniste et étatiste), vers le confédéralisme démocratique (communaliste, fédéral et écologiste), ne m’a pas été cité une seule fois ici. Avec les jeunes journalistes kurdes qui nous ont suivies, on discute également jinéologie — cette « science des femmes » qui aspire à revisiter de nombreux domaines théorisés et construits au fil de l’Histoire par les hommes — mais aussi autonomie et agroécologie. Les champs sont relativement verts, mais nous sommes au tout début du printemps ; d’ici quelques semaines, tout sera jaune et brûlé. La sécheresse a été aggravée par le régime syrien qui a organisé la déforestation de la région pour en faire son grenier à blé. Des monocultures de colza et de coton s’y sont ajoutées. Le régime a interdit de planter des arbres fruitiers et arrosé le tout de fertilisants chimiques. Cultiver un potager bio relève donc du défi. On maudit le générateur qui fait un bruit d’enfer mais reste pour l’heure le seul moyen de pomper l’eau du puits. Le soir, on le bénit de fournir un peu d’électricité au moment d‘aller se coucher, trempées mais ravies d’avoir couru sous l’orage pour aller bâcher les briques restées à sécher.

Dans les zones qui étaient occupées par Daech, on aperçoit encore des tranchées, témoignages visibles des combats. Invisibles quant à elles, les mines continuent néanmoins de frapper et de mutiler.

Le lendemain, après avoir préparé le café kurde sur le réchaud de la cuisine, je rencontre enfin Nupelda. C’est un vif soulagement pour moi : depuis jeudi, je jongle avec une organisation un peu rock’n roll, sans traduction fixe ni programme calé. Nupelda est une jeune femme kurde issue d’une famille nombreuse ; elle a grandi chez sa tante en Turquie, puis étudié en Suisse. Elle parle parfaitement français, connaît tout le monde, de l’hôpital de Kobane aux YPJ, traduit, organise, réserve, modifie et répond à toutes mes questions entre deux rires, pleine d’énergie1. Nous partons ensuite pour Amuda, où a lieu la commémoration en hommage à deux internationalistes : l’Anglaise Anna Campbell tombée à Afrin et l’Argentine Alina Sanchez — respectivement Helina et Legerina, de leurs noms de combattantes. Sous leurs photos, deux citations, une de Louise Michel et l’autre de Che Guevara. Je salue la mère et le frère de Legerina, venus d’Argentine. La cérémonie se tient en kurde et en anglais, des vidéos retracent le parcours des deux jeunes femmes. Le public est un mélange saisissant : des familles et des enfants, des jeunes en treillis, d’autres en robes de princesse au milieu de chèches à damier, un poète kurde et des combattants. Comme souvent lors de déplacements dans des pays où les combats et la répression frappent durement les militants, de la Tunisie à la Corée du Sud en passant par la Turquie ou le Brésil, je me fais une fois de plus la réflexion que le sens de l’engagement, le sens de ces mots dont on abuse souvent, « révolution », « dictature », « résistance », « répression » et « violences », prennent des mesures toutes différentes et relatives selon les lieux et le temps… L’ensemble est émouvant et doit sembler totalement improbable à quelqu’un qui découvre l’ambiance révolutionnaire d’un pays en guerre. Au fond de la salle, parmi les portraits de martyrs, celui de Kendal Breizh. Mort le 10 février dernier, ce Breton, de son nom civil Olivier Le Clainche, combattait aux côtés des forces kurdes. Je croise d’autres Français engagés dans les YPG ou les bataillons internationalistes : ils souhaitent rester discrets. À la fin de la cérémonie, nous nous hâtons de repartir pour éviter de longer de nuit le mur avec la Turquie. Peine perdue. Mais ce soir, les soldats turcs n’ont pas tiré.

Après trois jours et malgré la sollicitude des journalistes qui me suivent, je me sens libérée au moment de débrancher le petit micro-HF et de laisser les caméras derrière moi. Je pars ce matin tôt, en solo. Je ne pouvais pas repartir sans m’être rendue à Kobane. À peine partis, on croise un camion renversé. Les routes sont dangereuses, pas forcément pour les raisons qu’on croit : si j’ai de nouveau une kalachnikov dans la portière, je n’ai, en revanche, pas de ceinture de sécurité. Le trajet est long jusqu’à Kobane ; il n’en reste pas moins intéressant sitôt qu’on arrive à résister au sommeil et qu’on laisse son regard filer. Dans les zones qui étaient occupées par Daech, on aperçoit encore des tranchées, témoignages visibles des combats. Invisibles quant à elles, les mines continuent néanmoins de frapper et de mutiler. Peu à peu, on quitte les champs de blé pour se retrouver dans le désert ; j’aperçois des tourbillons de sable et même quelques dromadaires. Des files de camions empruntent la seule route capable de les accueillir correctement. Puis, après quelques heures, la nature redevient verte ; on croise des ruisseaux, des champs d’oliviers. Et enfin, ce symbole désormais inscrit dans notre imaginaire : le panneau de bienvenue à Kobane. C’est ici, en 2014, que le monde a découvert la résistance des femmes kurdes. J’étais à Istanbul pour une conférence méditerranéenne en février de l’année suivante, juste après la libération de la ville. Je me souviens que nous y avions accueilli une délégation de combattantes, acclamées : face à Daech, des femmes avaient pris les armes, combattu et infligé une défaite cuisante aux djihadistes — le monde en avait été stupéfait.

Photographie de Corinne Morel-Darleux

La première chose qui frappe le visiteur en arrivant à Kobane, c’est le nombre de chantiers de reconstruction : la ville est déjà relevée dans de très nombreux quartiers et les travaux ont réussi à contourner l’embargo grâce aux carrières et aux cimenteries proches. J’y suis accueillie dans le joli jardin de l’antenne locale du Kongra Star ; des femmes reviennent avec leur banderole d’une manifestation de soutien à Afrin, l’atmosphère est douce et paisible, fleurie, tellement loin de l’enfer et des combats qui y ont résonné. Un seul coin de la ville est resté en l’état, un mémorial à ciel ouvert pour que chacun se souvienne de ce qu’était Kobane à l’issue de la guerre. Des immeubles éventrés, des murs soufflés, des voitures calcinées. Chaque rue a été baptisée du nom de martyrs tombés. Au milieu des ruines, on croise aujourd’hui un graffiti plein de mots d’amour, une oie et ses petits, un troupeau de brebis, des gens discutant assis, des enfants jouant à la guerre en se disputant pour savoir qui fera les YPG et qui fera Daech. Comment diable vont grandir ces enfants de la guerre ?

Alors est venu le temps de construire les assemblées, les communes, de construire le peuple. On a commencé dans douze rues, avec des femmes qui n’étaient jamais sorties de leur maison. On a utilisé les bâtiments de l’État pour tenir les premières assemblées

C’est justement un orphelinat que je visite en arrivant : dans moins d’un mois il accueillera 200 enfants venus d’un peu partout, de Raqqa à Afrin. L’équipe est très fière et émue de me faire visiter chaque étage, chaque dortoir, chaque salle. Dehors, des jeux attendent sagement d’être envahis par les rires et les piaillements. Je laisse involontairement mon empreinte à Kobane en marchant stupidement dans un sol encore tout frais de ciment. Sur le toit terrasse, une équipe de cinq jeunes femmes journalistes nous accompagne et filme, « parce qu’Erdoğan dit qu’il n’y a que des terroristes à Kobane ; nous, on veut montrer que ce n’est pas le cas ». Nous profitons de la vue panoramique pour évaluer l’étendue et l’état de la ville, jusqu’à cette petite colline de Machtanour qui a vu arriver Daech il y a quatre ans. C’est Sara, 40 ans, qui m’en fait le récit détaillé. Sara ne connaissait pas les armes ; alors, pendant la bataille, elle a soigné et cuisiné pour celles et ceux qui se battaient : « Au moins ils n’auront pas faim, c’est ce que je me disais. » Elle m’explique à quel point, dans le Kobane d’avant la Révolution, les femmes vivaient sous la domination d’un système clanique, patriarcal et féodal. Encore plus qu’ailleurs, précise-t-elle. « C’est la résistance des femmes dans la montagne [à Qandil, en Irak] qui a ouvert les yeux — et le cerveau — des femmes de Kobane. On s’est dit que c’était possible, et tout a commencé. » C’était avant le début de la révolution de 2011 en Syrie, mais déjà la résistance se préparait : « Sous le régime syrien, on ne pouvait rien faire. Ni en tant que kurde, ni en tant que femme — à part s’occuper des enfants et de la maison. On a commencé à casser cette vision de la femme, jusqu’à faire la guerre nous aussi. Kobane a été la première à sortir du régime, puis Afrin et Cezire. On était préparées, nos armes et nos drapeaux étaient cachés mais prêts. Le jour J [le 19 juillet 2012], à midi, on les a sortis. Le régime, déjà affaibli par les autres fronts, est parti. Alors est venu le temps de construire les assemblées, les communes, de construire le peuple. On a commencé dans douze rues, avec des femmes qui n’étaient jamais sorties de leur maison. On a utilisé les bâtiments de l’État pour tenir les premières assemblées. Et ça a été comme quand on enlève un caillou de l’herbe : elle se redresse ! »

Les mots de Sara coulent en un flot précis. Elle pointe les lieux du doigt tout en me racontant ; Nupelda traduit : « Et puis il y a eu Daech, et la bataille de Kobane, jusqu’au 27 janvier 2015. On avait à peine retrouvé la liberté et quelque chose de pire que le régime est arrivé. Mais, entre-temps, on avait appris et élargi le mouvement : on a pu combattre plus efficacement. » Alors que Daech était aux portes de Kobane, et qu’une partie de la population avait fui vers la Turquie toute proche, Sara fit promettre à son mari de ne pas lui demander de partir. Mais quand la colline de Machtanour fut prise à son tour, il l’exhorta à fuir. Elle partit avec ses quatre enfants. Elle ne resta à Suruç qu’une semaine. Il y avait trop de morts, trop d’amis ; elle se sentait honteuse d’être partie et revint soigner les blessés, rafistoler les chaussures, préparer les repas de celles et ceux qui étaient en première ligne. Elle organisa des assemblées dans les camps de réfugiés de la zone tampon entre Kobane et la Turquie. « Les Turcs ne nous laissaient pas installer de tentes pour l’hiver : les gens dormaient sous des remorques, il y avait des mines turques, on était tout proche de la frontière. Je me souviens d’une famille : elle était arabe, lui kurde, ils dormaient avec leurs cinq enfants dans un camion. Il est mort, d’une bombe de Daech. » Aux côtés de Sara, sa fille Zilan, en tee-shirt Mickey. Elle n’a pas voulu quitter sa mère quand celle-ci est rentrée et a vécu tous les événements de Kobane. Et comme pour nous rappeler que le sort n’en finit pas de s’acharner, la visite continue avec l’hôpital militaire des YPG, ouvert en 2012.

Photographie de Corinne Morel-Darleux

L’équipe est kurde, arabe, turkmène. L’orthopédiste a fait ses études en Espagne et en Roumanie. Ce sont pour la plupart d’anciens blessés de guerre qui ne peuvent plus combattre, passés des armes aux soins. Dans la salle de repos des médecins, ils plaisantent de bon cœur et partagent un tchai. Puis ils m’emmènent rencontrer les combattants blessés, amputés, brûlés, mutilés au combat. Un jardin baigné de soleil et de roses plantées un 4 avril, « le jour de l’anniversaire d’Apo2 ». Parmi les blessés, certains semblent à peine sortis de l’adolescence. Ferhat, 22 ans, a été touché au bras à Manbij. Mohammed, 21 ans, a la jambe brochée suite à un tir à Tabqa. Ibrahim, 25 ans, n’a plus de jambe droite en dessous du genou : une mine à Raqqa. J’ai beau ne pas découvrir que la guerre fait des victimes, c’est une toute autre appréhension de la réalité de serrer la main de ces blessés. J’échange avec l’équipe soignante qui me confie à quel point ils sont touchés de ma présence, comme cette marque d’attention leur donne de l’énergie — ils me disent ça avec une sincérité et une simplicité désarmante. La situation est absurde à en hurler : je n’ai fait que prendre un bateau ; eux tentent de réparer les pires atrocités toute l’année. Je repars dans trois jours, eux vont rester. Plus tard, dans la voiture, Evin du Kongra Star me dit la mine soucieuse : « Nous, à Qamishle, on n’a pas été frappés comme Kobane par Daech, ou Afrin par la Turquie. Si ça nous arrive, est-ce qu’on aura leur courage ? »

Je crois qu’une des choses qui fascine au Rojava, c’est peut-être avant tout ça : quelque chose qu’on a perdu, que nos générations n’ont jamais connu et qu’on ne comprend pas : être prêt à mourir pour des idées, servir son peuple, y trouver du bonheur et de la dignité.


Ce texte a initialement été publié dans la Revue Ballast