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La juge des expropriations est venue le 26 septembre. Son rendu d’expulsion le 15 octobre s’appuie sur ce qui sonnait déjà comme un jugement : « PRÉFECTURE DE L’AVEYRON, DREAL OCCITANIE, Arrêté numéro 12-2018-06-18-001 du 18 juin 2018, Objet : déclarant d’utilité publique les travaux de création d’un poste de transformation électrique 400 000/225000 volts dénommé « sud aveyron » et déclarant cessibles au profit de RTE Réseau de transport d’électricité les terrains nécessaires à la réalisation de ces travaux et constatant l’urgence à prendre possession des biens expropriés »

Mais derrière les mots vides de l’administration, derrière ce langage technocratique, que se cache t- il, sinon la « prise de possession », donc l’expropriation légalisée. Derrière cet arrêté glacial et les petites mains gratte-papier qui l’ont produit, qu’y a t’il sinon ce pouvoir global qui mesures après mesures, dispositifs après dispositifs, chiffres après chiffres, s’est disséminé sur toute la surface du globe. Qu’y a t’il sinon l’Economie et ses machines. Ses bulldozers, ses flics, ses grenades. « urgence à prendre possession » : cela veut dire détruire le hameau de l’Amassada, expulser de ses terres un camarade paysan, excaver des milliers de mètres cube de gravas, transportés par des centaines de camions pendant 6 mois, finir de tuer un village déjà accablé par un transformateur et des lignes THT de toute part, et cela pour quoi? Pour construire un autre transformateur et d’autres lignes THT… pour « évacuer » l’énergie des parcs éolien … pour relier un autre transfo à d’autres lignes THT… pour «acheminer» l’énergie vers les métropoles, les plateformes logistiques, les data center, Frontex…. Prise de possession renouvelée. Homogénéiser toute différence. Aplatir les singularités.

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Que l’arrêté préfectoral ait été signé en amont par le ministre de la transition énergétique Nicolas Hulot, ne change pas grand-chose au fait que les politiciens ne sont ici que des « facilitateurs». Simple courroie de transmission de l’Économie. Ce n’est plus un secret pour personne, le pouvoir d’aujourd’hui a la forme d’un immense réseau de dispositifs technologiques. Des dispositifs qui gèrent des systèmes auto-régulateurs, des architectures connectées. Tout un maillage de technologies qui moulinent des environnements et les individus qui circulent parmi ces environnements. Mais des individus réduits à des électrons. Regardez le petit spot savoureux de RTE :

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Cet usinage incessant, ce management intériorisé, devient ce qui est « naturel ». Comme le dit RTE : « comme l’influx nerveux contracte nos muscles, l’électricité qui circule sur notre réseau fait vibrer l’économie ». Assurément le pouvoir n’est plus là où on le croyait. A en croire RTE, finis les institutions, les partis, les grandes associations syndicales, la famille, la nation… tous digérés dans la Mégamachine et ses rouages industrieux. Cela a sans doute commencé dès le XIX e siècle et n’a cessé de s’accélérer jusqu’à aujourd’hui où le pouvoir a été transféré du corps politique déliquescent vers le corps glorieux des ingénieurs technocrates. Les mêmes qui, alliés des industriels, banquiers, pouvaient prophétiser en 1866 « Nous avons enlacé le globe de nos réseaux de fer, d’argent, d’or, de vapeur et d’électricité. Répandez, propagez, par ces nouvelles voies dont vous êtes en partie les créateurs et les maîtres, l’esprit de Dieu ».

Au regard de ceci, le plan managérial du macronisme tient clairement de ce vieux fanatisme industriel de l’Organisation, augmenté à présent par la puissance des calculs algorithmiques. Gouverner c’est « faire fonctionner » la société et le monde comme une entreprise big data. En éliminant au passage les incapables, ceux qui ne veulent pas « prendre le train en marche »… Le reste n’est qu’une question de matière première, et d’énergie exploitable, n’est-ce pas !?

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« La politique de l’avenir aura pour objet l’administration des intérêts matériels de la société ; les hommes généraux de l’industrie, les banquiers et les ingénieurs, seront alors des hommes politiques à titre au moins égal à celui des raisonneurs, des réglementeurs. Nos efforts doivent tendre dès aujourd’hui à leur révéler le caractère politique qui est en eux et qu’ils ne sentent pas » 

Michel Chevalier, Le Globe, 1831

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Dans le corps de la Mégamachine réticulaire, un transformateur, hideux en soi, doit apparaître, par son opérativité même, comme une pièce centrale du pouvoir. Une machine parmi les machines. La modernisation des lignes THT, en fonction du marché mondial de l’électricité, devient alors « une priorité nationale », non tant pour la « solidarité énergétique entre les territoires » comme RTE aime à le rappeler, mais bien pour l’organisation purement technique du territoire. Et ceux qui osent s’opposer à cette organisation seront qualifiés «ennemis de l’intérieur ». Il faut savoir que la réalisation cauchemardesque de la « troisième révolution industrielle », programmant l’assimilation complète des réseaux (qu’ils soit informationnels ou énergétiques) n’est pas l’avènement du «pouvoir horizontal» que nous vend cet imbécile de Jeremy Rifkin, mais bien celui d’une totalité hégémonique. Par le biais technologique des smart grids ou « réseaux intelligents », chaque être sera réduit à un faisceau de watt et de byte : un capteur-transmetteur pour ce nouvel Ordre Décentralisé. Un Ordre démultipliant ses technologies de pouvoir en un ensemble de machines périphériques, mais qui toutes renvoient à la Même Totalité. Des métropoles smart, des véhicules autonomes, la 5 G, le compteur Linky, les google home, la dispersion des objets connectés, bref tout ce qui fait la texture cybermanagériale de ce système. Mais un système qui reste profondément colonial. Qui a besoin d’énergie, un besoin monstrueux d’énergie et d’information. Un système dont l’appétit vorace en mégawatt et en terabyte doit bien quelque part aller puiser son carburant, qui doit bien en quelque lieu de cette Terre, venir excaver les ressources qu’il dévorera. De là que se poursuit la folle avancée de l’extractivisme mondial, toujours plus loin, toujours plus profond. Et que Macron est prêt à tout, quitte à ouvrir des mines dans tous les territoires français, pour extirper les précieux lanthanides, éléments capitaux à la « troisième révolution industrielle ».

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« C’est en organisant l’espace aux fins d’un mouvement répétable, en le vectorisant, en travaillant la matière pour qu’elle s’ouvre et réponde aux appétits de la vie humaine que les comptoirs de la Hanse, le commerce de la soie, l’influence de Venise, la conquête de l’Ouest américain, la stratégie militaire occidentale… ont pu avoir lieu. A l’extérieur des lignes du réseau règnent le vide, l’inconnu ou l’hostile ; et même à l’intérieur du réseau, on peut sentir un effort permanent pour empêcher le retour de l’inconnu, le jaillissement de l’imprévu. Le réseau apparaît en premier lieu comme possibilité de communication entre des points appartenant à des espaces hétérogènes. Le réseau doit se frayer une voie à travers l’opacité du différent pour établir un lien d’échanges entre des lieux étrangers l’un à l’autre. Le réseau est un travail qui nie l’hétérogénéité originaire du monde : voulant la réversibilité du mouvement et de l’échange, il est contraint de se constituer comme espace continu tendant au Même, puisqu’il s’agit d’y garantir la sûreté du mouvement. Aussi on modifiera le terrain matériel et éventuellement le terrain social sur lesquels doit prospérer le réseau, afin qu’ils ne présentent pas de risques pour l’usager réticulé »

Philippe Forget, Gilles Polycarpe, Le réseau et l’infini. Essai d’anthropologie philosophique et stratégique.

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Par la validation politique du méga transfo RTE, il y a clairement la volonté d’accélérer un processus administratif sans doute trop long aux yeux des industriels qui s’impatientent ainsi de ne pas voir leur « PROJET » se réaliser, ralenti par ce qu’ils nomment en bloc tantôt la « contestation » tantôt la « population locale ». Comme pour conjurer toutes différences, toutes singularités, toutes amitiés qui font les êtres qui vivent sur ce territoire. Là où il y a de la chair, des contacts, des liens, là où la vie promet encore quelque solidarité de base, des rencontres, la fête, bâtir et manger ensemble, ils n’y verront qu’abstraction. Sans doute parce qu’il ne comprennent plus la vie. La vie qu’il ont contribué à rendre si méconnaissable. A force de l’avoir mise en calcul. Et réduit toute chose à du Management. Leur langage même suinte la Fonction. D’un côté, ils entendent gérer la possibilité de constitution d’une « ZAD » de l’autre rassurer « une population mal informée». C’est sans doute pour cela que dès le départ l’existence même du projet a été cachée à cette même « population »… Une « population » trop « rurale » qui refuse «de se faire connecter » pour son propre bien… Indigne du progrès qu’on vient lui offrir… Mais en fait, qui en voudrait de ce progrès? De ce progrès qui rend malade. Est-ce que ces chers experts de l’enquête publique viendraient construire leur maison en-dessous des lignes? On ne vit pas sous ces câbles 24h/24 sans un jour ou l’autre en subir les nuisances mortifères dans son corps. Maladies qui ne sont jamais reconnues par les sbires de RTE, s’échappant, lorsqu’on les questionnent, par un odieux déni : « mais enfin, les ondes électromagnétiques des lignes ne sont pas pires que celles de votre four à micro ondes… » Et si les habitants de tous les environs viennent résister à leur mauvaise farce d’enquête publique et bien RTE s’en passera de cette « population ». C’est d’ailleurs pour ça que les enquêteurs ont cru bon en novembre 2017, et en parfaite collaboration avec la gendarmerie qui craignait des « débordements », de se délocaliser à l’autre bout du département. D’autre part, RTE voyant que son enquête ne prenait pas et que le « registre numérique» était inondé de bonnes blagues, d’insultes ou d’arguments qui démontaient son projet, a rectifié le tir en faisant appel à toute une clique de communicants, et d’entreprises de l’énergie (EDF, ENGIE, EIFFAGE ENERGIE, ENERIA, CAP SUD, EOSE INGENIERIE…) pour venir poster leur position « très favorable au projet de transformateur sud aveyron ». Positions qui se sont vues reprises en intégralité dans le rapport final de l’enquête publique. On ne peut plus avoir de doute sur qui tient les ficelles de ce genre de « procédure de consultation » : invariablement les aménageurs et leur cohorte de sous fifres.

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Mais on se tromperait en regardant ce pouvoir réticulaire sous le seul angle de sa « grandeur ». Il n’y a pas un-seul-grand-réseau (qu’il soit énergétique ou informatique), mais un méga-réseau d’équipements miniaturisés. Un méga réseau qui prend en charge toutes les tailles et toutes les formes de maille. Ce ne sont plus les états, les collectivités, ou les partis qui tiennent ces « équipements collectifs » mais bien un Réseau de réseaux, une Mégamachine, qui est à la fois partout et nulle part. Qui n’a plus la forme de l’usine des Temps modernes, mais dont les rouages à broyer les hommes sont devenus les normes elles-mêmes. La fumée des cheminées a fait place à un brouillard d’ondes électromagnétiques. Et la discipline ressemble de plus en plus à un profilage généralisé. Chaque individu se convertit en capteur cybernétique déterminé par ses comportements, ses appels téléphoniques, ses consultations de sites, ses parcours GPS, sa consommation électrique. Regardez le Linky. Outre le fait de bombarder à coup de Khz les habitats, en tant que capteur, il est l’archange des GAFA. C’est l’intercesseur par lequel les entreprises viendront puiser directement à la source les tonnes d’informations sur les « habitudes » de chacun. Ce qui a été compris par pas mal de monde. De l’immeuble au plus petit hameau, des voisins s’organisent a minima pour bloquer la pose des Linky par les sous traitants d’Enedis.

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« Non seulement le pouvoir capitaliste avec ses polices, ses armées, ses administrations, s’exhibe à tous les coins de rue, s’immisce dans toutes les séquences de la vie quotidienne, ne cesse de prétendre aménager l’ensemble du territoire en super-équipement-goulag, mais, sous une forme moléculaire, il s’infiltre partout, dans l’école, dans la famille, dans l’inconscient. Pour pouvoir être partout à la fois il démultiplie son visage unique. »

Félix Guattari, Équipements collectifs et assujetissement sémiotique, 1979.

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La fonction retord des « réseaux intelligents » qui se mettent en place aujourd’hui au nom de la « transition énergétique » tient à cette double face : d’un côté le gigantisme des infrastructures (THT, transfo, centrales, câblage, data center) de l’autre leur miniaturisation incessante. Faisant de chaque corps un producteur et un relais de contrôle. Ce qui induit une « naturalisation » des équipements technologiques, au quotidien, dans toutes les dimensions de l’espace et du temps. Une naturalisation où il s’agit de lisser toutes les contraintes matérielles comme de masquer le fonctionnement interne de chaque objet au sein des réseaux. Plus une appli est « simple » et « intuitive », plus un objet est « designé », plus il efface toutes les chaînes technologiques et normatives qui ont contribué à le faire exister. Quelle trame logistique fait fonctionner ce petit objet qu’est Echo d’Amazon, avec son assistant vocal intelligent Alexa qui « anticipe vos besoins »?

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Les smart constituent bel et bien une mise au pas des comportements dans un chantage incessant à l’efficacité et à l’auto – évaluation. L’idée même de transition, dont RTE comme EDF propulsent la propagande à un niveau inégalé, comme son nouveau mantra publicitaire pour légitimer les « réseaux de demain », cette idée participe elle aussi à la régulation des conduites au sein de la Mégamachine. La transition n’est que le nom d’un nouveau dispositif qui sélectionnera les bons et les mauvais « comportements énergétiques ». Elle n’est aucunement le passage de la société fossile-nucléaire à la société « bas carbone » mais la stricte perpétuation de l’état nucléariste. Elle est la neutralisation des discontinuités du vivant, l’effacement des brèches du temps, le gommage de toute altérité. Un monde où les capteurs et les algorithmes constituent le milieu, l’ambiance dans laquelle navigue l’humanité « en transition ». Mais une humanité qui ne répète que le plus vieux programme de l’inévitable Progrès, dans lequel toute bifurcation sera évacuée en tant qu’ « hérétique » (il faut lire à ce sujet Mauvais temps, anthropocène et numérisation du monde, qui vient de paraître aux éditions Dehors). En bloquant une de ses infrastructures, par exemple la construction d’un méga transfo, on libère de fait, non seulement un fragment d’espace, mais aussi la possibilité d’une temporalité inédite, non linéaire, non continue. Une temporalité nôtre qui échappe au réseau.

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Un ami écrivait ceci dernièrement

« Les lieux habités n’existent qu’à conjurer la montée totalitaire d’une manière univoque d’imposer un Monde, la dite « globalisation » comme marchandisation guerrière, fondée sur la réduction de la multiplicité des pratiques et des relations à une seule : l’équivaloir général. Rabattant toutes les activités charnelles sur le seul travail abstrait, les désirs flamboyants sur le seul étalon de l’argent-roi, les fictions fabulatoires sur le seul crédit monétaire. C’est bien cela qu’il s’agit de penser: la fiction auto-immune de l’Un comme capture de commun, du peuple. Et, corrélativement, la négation du dispars irréductible, des attachements créateurs, des localités vivantes: la conjuration préventive de toute possibilité de communisation de l’expérience. »

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Si les réseaux sont un champ de bataille c’est d’abord parce qu’ils constituent des infrastructures de la dépossession. Leur temps est celui Unique de l’organisation managériale du monde. Leur pouvoir décentralisé une toile de capture. A la lecture de l’histoire, les réseaux ne sont qu’une hypothèse mais sans cesse réactivée par les pouvoirs en place, et ce en Occident depuis le XIX e siècle. C’est une hypothèse qui n’a cessé depuis de gagner en légitimité opérationnelle. Mais son pouvoir tient sa puissance autant par ses équipements imposés par la force que par les imaginaires qu’elle a mis en place. Il faut se le dire, l’industrialisme a toujours été, indistinctement, une machine de guerre et une religion ! Et RTE fonctionne parce qu’il déploie une «religion de l’interconnexion » où la communauté abstraite des fidèles est composée des millions de consommateurs et surtout de leur « foi » dans le réseau. On ne combat pas une religion de la même manière qu’une armée de fantassins. Mais on peut en profaner les principes actifs, en destituer les instances, et rendre ses temples à l’usage commun, ou les laisser aux ronces… L’hypothèse des réseaux est l’hypothèse d’un monde où les corps seraient mis en contact par le seul intermédiaire de leurs appareils. Les réseaux devenant les corps. Et les corps devenant les réseaux. C’est le cauchemar qui s’annonce derrière les sourires glaçants des managers et leur infâme « plateforme » qu’elle soit logistique ou sociale.

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De notre côté, il s’agit de ne pas laisser cette hypothèse continuer sa destruction planétaire. En se constituant en communes interreliées, il s’agit bien de ne pas laisser les réseaux se faire les entremetteurs hégémoniques de tout contact entre les corps. Mais de composer nos propres lignes de passages, nos propres points de rencontre. D’élaborer un réseau sûrement, non celui unifié renvoyant toujours à Lui-Même, mais le réseau des vies-en-lutte, toujours singulières, toujours hétérogènes. Quelque chose comme un tissu vital, une étoffe existentielle tissée à même la Terre.

Nous n’accepterons pas de vivre tels des cyborgs dans une société de cyborgs. Empêcher la totalisation machinique des vivants pourrait être le point focal de toutes celles et ceux pour qui le monde ne se réduit pas à une abstraction économique. Construisant toujours plus de liens avec les autres luttes territoriales, comme à la ZAD, comme à Bure, comme à Roybon, comme au sein d’autres contrées en lutte, faisons le pari de bâtir, le pari d’HABITER. D’habiter ces lieux, précisément contre le bétonnage que RTE leur réserve. Préférant y bricoler nos techniques que de se plier à leur Plan.

(Texte initialement paru dans lundimatin#152, le 26 juillet 2018. Nous remercions chaleureusement les amis de lundimatin.)