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Ce texte est extrait du livre de Jason Moore et Raj Patel, Comment notre monde est devenu cheap. Une histoire inquiète de l’humanité, publié aux éditions Flammarion.



La foudre et le tonnerre ont besoin de temps, la lumière des astres a besoin de temps, les actes ont besoin de temps, même après qu’ils ont été accomplis, pour être vus et entendus. Cet acte est encore plus éloigné d’eux que les plus éloignés des astres – et pourtant ce sont eux qui l’ont accompli.

Friedrich Nietzsche, « Le dément », Le Gai Savoir, 2001, § 125.




Une ère a pris fin. Celle, marquée par un climat exceptionnellement clément1, qui a permis la naissance de notre monde moderne : l’agriculture sédentaire, les villes, les États-nations, la technologie de l’information, etc. Le niveau de la mer s’élève ; le climat devient instable ; les températures moyennes augmentent. On appelle Holocène l’ère géologique au cours de laquelle la civilisation est née, mais la période la plus récente est parfois désignée sous le nom d’Anthropocène. De fait, l’avenir saura que nous avons existé grâce aux merveilleux fossiles que nous aurons laissés partout : radiations provenant des bombes atomiques, plastiques issus de l’industrie du pétrole, sans oublier les os de poulets2.

La suite est à la fois imprévisible et parfaitement prévisible. Quoi que les hommes décident de faire, le XXIe siècle sera celui de changements « brutaux et irréversibles » dans cet ensemble d’interdépendances que l’on appelle parfois « le tissu du vivant3 ». Pour désigner ce tournant fondamental dans la biosphère, les spécialistes du système terrestre usent d’une expression relativement pudique : « changement d’état »

Malheureusement, l’écosystème qui a produit ce bouleversement a également produit des hommes incapables de saisir ce changement d’état. Pensez au fou de Nietzsche, qui annonçait la mort de Dieu, et à l’accueil qu’on lui a fait : bien que l’Europe industrielle ait réduit la religion à la fréquentation optionnelle de l’office du dimanche matin, la société du XIXe siècle ne pouvait pas imaginer un monde sans Dieu. De même, pour la plupart de nos contemporains, il est plus facile d’imaginer la fin de la planète que celle du capitalisme4.

Ce tournant majeur que nous vivons nécessite donc également un « changement d’état » intellectuel.

Commençons par la langue. En toute rigueur, « Anthropocène » est un terme inexact. Anthropos (« homme » en grec) signifie que le changement climatique, ainsi que la sixième extinction de masse des animaux, sont, tout simplement, dus aux hommes. Et il est vrai que, depuis la fin du dernier âge de glace, les hommes n’ont cessé de transformer la planète5. Un taux de chasse légèrement supérieur au taux de renouvellement, associé à une modification du climat, a scellé le sort des mammouths des plaines du Columbia, en Amérique du Nord, du Gigantopithecus, ce cousin de l’orang-outang (en format géant)6, et de l’énorme élan d’Irlande (Megaloceros giganteus) en Europe7. Il est même possible qu’en raison des émissions de gaz à effet de serre liées à l’agriculture, les hommes soient responsables du refroidissement général que connut notre planète il y a 12 000 ans8.

Tout cela est vrai. Mais la destruction qui se déroule actuellement sous nos yeux s’accomplit à une vitesse et à une échelle qui n’ont aucune commune mesure avec nos ancêtres des cavernes. Aujourd’hui, l’activité humaine n’est pas en train d’exterminer les mammouths après des siècles de chasse excessive. Nous sommes en train de tout tuer, de la mégafaune au microbiote, à une vitesse cent fois supérieure à celle du taux d’extinction naturel9.

D’où vient cette différence ? Du capitalisme. Telle est donc notre thèse : à partir du XVe siècle, l’histoire moderne est entrée dans l’ère du Capitalocène10. Recourir à ce mot, c’est prendre au sérieux le capitalisme, en y voyant bien plus qu’un système économique : un ensemble de relations entre les hommes et le monde. Car – et c’est un point fondamental – l’homme et la nature ne sont pas des entités séparées qui s’entrechoqueraient comme deux boules de billards : il s’agit d’un unique ensemble, étroitement interdépendant.

Ce livre cherche ainsi à penser les relations complexes, conflictuelles et inter-dynamiques qui existent entre les hommes et le reste du vivant. En donnant sens au monde qui nous entoure, il souhaite aussi en envisager l’avenir.

Quelle est son idée directrice ? Le monde moderne s’est construit en « cheapisant » sept choses : la nature, l’argent, le travail, le care11, la nourriture, l’énergie, et les vies. Le but de la « cheapisation » est d’étendre toujours plus son contrôle sur le tissu du vivant.

Pour prendre un exemple simple, revenons à nos os de poulet fossiles. Le poulet (gallus gallus domesticus)12 est la volaille la plus répandue dans le monde. Mais celle que nous mangeons aujourd’hui n’a rien à voir avec celle que l’on consommait il y a cent ans. Nos poulets sont en effet le résultat d’efforts intensifs déployés après la Seconde Guerre mondiale pour produire la volaille la plus lucrative possible13. Ce poulet, adulte en quelques semaines, peut à peine marcher, possède une poitrine démesurée, et est élevé et mis à mort dans des quantités significatives : plus de soixante milliards de volailles par an14. Voilà un cas exemplaire de ce que nous entendons par « nature cheap ».

Le poulet est la viande la plus populaire aux États-Unis, et s’apprête d’ici 2020 à conquérir le monde12. Pour autant, les ouvriers du secteur de la volaille sont très peu payés : quand deux dollars sont dépensés pour un poulet de fast-food, deux cents seulement vont aux salariés, sans compter que certains industriels du poulet recourent au travail des prisonniers, payés 25 cents de l’heure. Voilà un cas exemplaire de ce que nous entendons par « travail cheap ».

Dans l’industrie volaillère américaine, 86 % des ouvriers employés à la découpe souffrent des gestes répétitifs de hachage et de torsion accomplis à la chaîne15, mais les blessures sont rarement reconnues. Une des conséquences, pour ces travailleurs, est une baisse moyenne de 15 % de leurs revenus dix ans plus tard16. Pendant leur convalescence, ils dépendront du réseau de leurs familles et de leurs amis. Ce phénomène n’est jamais pris en compte, mais demeure pourtant essentiel au maintien de la main-d’œuvre : c’est celui du « care cheap ».

La nourriture produite par cette industrie remplit les ventres et son bas prix fait taire les mécontents : c’est l’« alimentation cheap ». Les poulets en eux-mêmes contribuent relativement peu au changement climatique : contrairement aux vaches, ils ne rotent pas du méthane. Mais ils sont élevés dans d’immenses hangars dont le chauffage nécessite de grandes quantités de fuel. Ainsi l’industrie volaillère aggrave-t-elle l’empreinte carbone17. Vous ne pouvez pas faire des poulets low-cost sans du propane en abondance : « énergie cheap ».

La vente de ces volailles n’est pas sans risque, mais est favorisée par un système de subventions — facilitant par exemple l’accès aux pays producteurs du soja qui nourrit les poulets (principalement la Chine, le Brésil et les États-Unis18), ou l’octroi de prêts commerciaux. Bref, la dépense publique se fait au bénéfice du profit privé : un des aspects de l’« argent cheap ».

Mettre en place cet écosystème requiert encore un dernier élément — le règne des «vies cheap». Celles des femmes, des colonisés, des pauvres, des gens de couleur, des immigrés… (ainsi que celles des animaux). Et pourtant, à chaque étape de ce processus, les hommes ont résisté — depuis les Peuples Indigènes19 dont les volailles ont fourni le matériel génétique aux poulets industriels, jusqu’aux travailleurs du secteur demandant que leur souffrance soit reconnue, en passant par ceux qui combattent le changement climatique et Wall Street.

Quand on voit, rien qu’à partir de cet exemple ordinaire, les luttes sociales menées autour de la nature, de l’argent, du travail, du care, de la nourriture, de l’énergie et de la vie elle-même, on comprend pourquoi le vrai symbole de la modernité, ce n’est pas l’automobile ou le smartphone, mais les Chicken McNuggets.

Tout cela est oublié dès l’instant où l’on trempe ce produit à base de poulet et de soja dans le petit pot de plastique plein de sauce barbecue. Oubliés aussi, les fossiles de mille milliards de volailles, qui survivront à l’humanité qui les a produits — ils en marqueront même le passage. Voilà pourquoi ce livre se veut un antidote à l’oubli. Car faire l’histoire des hommes, de la nature et du système qui a transformé la planète, revient à écrire une brève histoire du monde moderne. Non pas une histoire du monde dans son ensemble, mais plutôt celle de processus qui peuvent expliquer pourquoi le monde ressemble à ce qu’il est aujourd’hui. L’histoire de ces sept choses cheap illustre la façon dont le capitalisme, à partir de l’Europe, s’est étendu au monde entier, comme le montre la carte ci-après, où l’on voit que seule une petite partie de la terre a échappé au pouvoir colonial européen.

Nous dirons précisément ce que nous entendons par cheap. Mais nous devons d’abord montrer que ce n’est pas seulement un comportement proprement humain qui nous a menés au point où nous en sommes, mais plutôt une forme d’interaction spécifique entre les hommes et le monde biologique et physique.

Notes

  1. Roberts 1989 ; Hansen & Sato 2012.[]
  2. Carrington 2016 ; Working Group on the “Anthropocene” 2016. Nous nous référons ici à l’Anthropocène comme champ d’étude géologique : l’Anthropocène géologique. Il se distingue de son sens courant, l’Anthropocène populaire, qui embrasse une discussion plus large sur les origines de la crise écologique. Cf. Moore 2016, 2017a, 2017b.[]
  3. Barnosky et al. 2012, p. 52.[]
  4. Cf., par exemple, l’excellent livre de N. Klein (2014).[]
  5. Barnosky et al. 2004.[]
  6. Louys, Curnoe & Tong 2007.[]
  7. On suppose que les humains en Afrique ont conduit la mégafaune à s’adapter – ce qui expliquerait l’absence presque complète de toute forme d’extinction là-bas. Cf. par exemple les simulations de Channell & Lomolino 2000.[]
  8. Ruddiman et al. 2016.[]
  9. Ceballos et al. 2015.[]
  10. Moore 2016, p. 78-115 ; 2017a ; 2017b.[]
  11. Ce terme n’est pas traduit car il relève de la philosophie du care, parfois traduite comme « éthique de la sollicitude ». Il renvoie au soin, mais aussi, de façon plus large, à toutes les dimensions de l’activité humaine qui prennent en charge les plus vulnérables (NdT).[]
  12. Bunge 2015.[][]
  13. Liu et al. 2006.[]
  14. Evans 2014.[]
  15. Oxfam America 2015.[]
  16. Seabury et al. 2014.[]
  17. Dunkley 2014.[]
  18. McMichael 1998 ; Kaimowitz & Smith 2001 ; Gale, Lohmar & Tuan 2005.[]
  19. Nous mettons des capitales parce que les mouvements des Peuples Indigènes en ont décidé ainsi.[]