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« Une caractéristique essentielle de la machine de contrôle occidentale est de rendre le langage aussi peu imagé que possible, afin de séparer autant que possible les mots des objets et des processus visibles »
W.S. Burroughs

« Notre ennemi est le séparatisme », déclarait récemment le président Macron1. L’entendant définir le séparatisme comme « volonté de quitter la République, de ne plus en respecter les règles », de « sortir du champ républicain » au nom de certaines « croyances », nous fûmes nombreux à penser qu’il parlait alors de lui et non pas des Musulmans, selon le mécanisme bien connu de la projection, un système de défense psychologique primitif permettant d’attribuer à un autre ce qu’on cherche à dénier en soi. Car La république en Marche apparaît clairement comme le parti de ceux qui se sont séparés des autres, du peuple, des réfugiés, de la réalité climatique, et qui sont plus intéressés par la privatisation à venir du régime des retraites que par les lois de la République. Ajoutons qu’éborgner les manifestants à coups de LBD, faire agenouiller des jeunes les mains sur la tête à Mantes-la-Jolie, ou placer en garde à vue ceux qui s’inquiètent pour leur avenir et envahissent le siège de la multinationale BlackRock, ne semble pas relever du respect des règles de la République, sauf à comprendre celle-ci comme une entreprise de mutilation psychique et physique.

Toujours est-il qu’un séparatisme d’en haut, fondé sur le mépris et la violence, a lieu aujourd’hui non seulement en France, mais dans tous les pays où les gouvernements en place croient plus en leur capacité à enrichir leur famille ou l’industrie pétrolière qu’en quelque scénario consistant à enrayer l’emballement climatique. Mais ce séparatisme d’en haut, dénié, doit faire face à un phénomène qui en révèle la logique au grand jour : ledit coronavirus. Car les mesures prescrites par les gouvernements français, italien, ou chinois, exigent précisément de se séparer : ne pas se rassembler, ne pas sortir de chez soi, ne pas se toucher, et se laver les mains férocement – viendra le temps où l’on nous demandera de nous séparer de nos mains pour ne pas infecter nos visages, et de ne plus penser trop fort pour éviter que ne s’échappe un soupçon de vérité, et de ne plus employer que des mots stérilisés. Voilà une forme de séparatisme non pas dénié mais requis, un séparatisme de la survie et de la crainte, un séparatisme d’en bas en quelque sorte, rejeté vers le bas, au confinement imposé.

Séparatisme de la survie, vraiment ? Mais comment dès lors expliquer la disproportion entre la dangerosité de ce virus – au taux de mortalité plutôt bas2 – et la paranoïa globale qui l’enveloppe ? Pour qui a encore en mémoire les analyses d’un Baudrillard, cela n’a rien d’étonnant : c’est la globalisation elle-même qui est virale, et tend à transformer tout phénomène – atmosphérique, social, technologique – en agent se répliquant partout et à toute vitesse, en Mr Smith sans-gêne (à l’image du programme qui se réplique et transforme tout en Mr Smith dans la fameuse trilogie The Matrix). Et le coronavirus, c’est la globalisation couronnée (le latin corōna signifiant couronne), se répandant souverainement, menaçant moins la vie – il faut raison garder – que la capacité à enrayer la globalisation (dangereux par sa forme virale plus que par son fond de virus). Morne couronne, d’accord ; mais l’on continue hélas à élire des rois.

La globalisation continuant à s’imposer même aux nationalistes, certains gouvernements tentent de se saisir de l’occasion pour régler leurs affaires intérieures, utilisant le coronavirus comme instrument de globalisation de l’« état d’exception », afin de limiter les libertés collectives3. Il est vrai qu’à l’heure de l’effondrement climatique, le danger pour les États est le suivant : il ne faudrait pas que deviennent évidents le séparatisme d’en haut, le mépris pour les peuples et la tentative des élites de se protéger le plus longtemps possible des effets de la destruction de l’environnement. Une telle évidence risquerait en effet de générer un séparatisme politique à visée révolutionnaire, et c’est ce séparatisme ni d’en haut ni d’en bas mais collectif, terrestre, à vocation planétaire, que pourraient craindre les gouvernements – car personne ne croit vraiment, sauf élucubration d’extrême-droite et angoisse catholique, que le soi-disant séparatisme Musulman pourrait donner lieu à une prise de pouvoir en France.

Il faut donc compter avec trois séparatismes : l’un, dénié, est celui des instances de pouvoir, le séparatisme d’en haut ; le second, approuvé et institutionnel, est celui que l’épidémie de coronavirus rend possible, un séparatisme de contrôle « biopolitique » comme on disait naguère ; ces deux séparatismes ont pour ennemi mortel celui qui ne doit en aucun cas advenir, le séparatisme généré par le virus politique du Grand refus. Le coronavirus pourrait certes déborder les tentatives de confinement imposées par les gouvernements, mais ne croyons pas un instant que la civilisation thermo-industrielle pourrait en être affectée : seule la viralité politique qui ne consent pas à l’ordre du monde, à sa globalité panique ou sa localité immunologique, est en mesure de contester les fondements de la Sixième Extinction. C’est en nous séparant de ce qui nous détruit que nous apprenons à nous allier – débarrassés du besoin de survivre au nom du désir de vivre.

Frédéric Neyrat, mars 2020

Notes

  1. AFP, « « Notre ennemi est le séparatisme », déclare Macron à Mulhouse », 18/02/2020 (https://www.youtube.com/watch?v=63sWpkn1OAk).[]
  2. Cf. par exemple https://abcnews.go.com/US/coronavirus-compares-sars-mers-recent-viral-outbreaks/story?id=69329364. NDLR : Quinze jours après l’écriture de cet article, écrit au tout début de l’épidémie, le taux de létalité s’avère aujourd’hui de l’ordre de 2 à 5%, soit une létalité nettement supérieure à la grippe saisonnière (0,3%).[]
  3. Cf. Giorgio Agamben : https://acta.zone/giorgio-agamben-coronavirus-etat-dexception/, et la réponse de Jean-Luc Nancy: https://antinomie.it/index.php/2020/02/27/eccezione-virale/. []