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À propos de A billion Black Anthropocenes or None de Kathryn Yusoff (U. Minnesota Press, 2018)

Kathryn Yusoff est une professeure de inhuman geography (géographie inhumaine) à l’université de Queen Mary de Londres. Son essai A billion black Anthropocenes or none, paru en 2018 aux presses universitaires de l’université de Minnesota, a fait date dans le monde anglophone. En une centaine de pages denses, Yusoff propose une des critiques les plus profondes du concept de l’Anthropocène. Profonde d’abord par sa radicalité, pointant l’étonnant silence entretenu par les approches se revendiquant de l’Anthropocène sur l’histoire coloniale et esclavagiste de l’Occident. Profonde surtout par son approche théorique qui offre un examen critique des discours géologiques sous-tendant les conceptualisations de l’Anthropocène et leur emmêlement historique aux processus coloniaux et impériaux d’extraction de « matière » et de production « d’inhumains ». Par sa focale sur la place et les usages de la géologie, Yusoff apporte une touche originale aux critiques sociales et politiques déjà existantes de l’Anthropocène. À l’aide de penseurs et écrivains caribéens et africains-américains qui, outre les bien connus Aimé Césaire et Édouard Glissant, sont majoritairement des femmes telles que Donnie Brand, Sadiya Hartmann, Sylvia Wynter, Tina Clampt ou encore N. K. Jemisin, Yusoff produit un puissant tremblement dans la compréhension de l’Anthropocène. Ce concept ne sort pas indemne du livre. Dans ce compte rendu, je reviendrai sur quatre apports majeurs du livre de Yusoff avant de formuler à mon tour quelques remarques critiques.

La géologie de l’Anthropocène n’est pas neutre ni innocente

Pour commencer, sans doute le geste primordial de la contribution de Yusoff est le questionnement décapant qu’elle mène au sujet de la géologie à l’œuvre au sein des conceptualisations de l’Anthropocène. Yusoff interroge les processus sociopolitiques intimement liés à la compréhension géologique de l’Anthropocène, c’est-à-dire à ce que l’Anthropocène révèle comme  formations géo-sociales ou comme « géo-logiques »1. Pour Yusoff, les théories de l’Anthropocène portées entre autres Paul Crutzen et Christian Schwägerl sont avant tout des associations intimes entre politique et géologie. Aussi propose-t-elle une analyse de l’Anthropocène qui examine non seulement les conséquences géologiques des dynamiques sociopolitiques globales, mais aussi et surtout les manières dont la géologie, son langage, ses méthodes et sa praxis ont porté et portent encore des préceptes qui participent aux compositions violentes du monde. Il n’est plus suffisant de mesurer en géologue les impacts des activités humaines sur la Terre, il est nécessaire aussi d’examiner à partir des humanités et des sciences humaines et sociales ce que la géologie, son langage et ses récits ont fait et font au social et au politique. Tel est le premier geste théorique de Yusoff : ce qui semble aller de soi, le critère géologique à partir duquel l’Anthropocène et ses évènements sont reconnus comme significatifs et interprétés, n’est ni neutre, ni innocent.

Cette enquête géo-logique met à jour un impensé qui s’est glissé entre deux ensembles de contributions théoriques à l’Anthropocène. D’un côté, figurent les discussions entre géologues au sujet de la définition de l’Anthropocène, de la possibilité de déceler dans les strates de la Terre des traces de cette nouvelle ère, de la pertinence des éléments à mesurer, de sa date de début et des évènements qui marquent son commencement. Cet ensemble adopte la discipline de la géologie, ses méthodes, ses outils et son langage comme étant les plus à mêmes à répondre à ces questions et les plus légitimes à porter la véritable histoire de la Terre, la véritable manière de la conter. Dans ces discussions, le mot « anthropocène » semble aller de soi, tout comme le sujet global qui en est dérivé, « l’Homme » ou l’espèce humaine. Tel serait le sujet de notre temps disent les géologues qui massifient l’humanité dans un tout homogène et indistinct depuis le confort prétendument innocent de la science et de ses méthodes. Plus surprenant sont les nombreux philosophes et historiens qui ont accepté avec une célérité et générosité remarquables la venue de ce nouvel « acteur » géologique tout autant que son nom : Anthropos2. De l’autre côté, d’autres anthropologues et philosophes se sont empressés de questionner le terme même de l’Anthropocène en posant essentiellement la question suivante : qui est Anthropos ? Ces penseurs ont reconnu la portée normative d’un terme dont la prétention universelle de description tend à réduire au silence les inégalités, les rapports de pouvoir, les dominations et injustices ayant entraîné les destructions écosystémiques et leurs résultantes traces géologiques. Anna Tsing, Donna Haraway, Andreas Malm et bien d’autres ont d’ailleurs suggéré d’autres termes qui seraient plus à même de représenter les processus sociaux et politiques à l’œuvre dans cette ère tels que « Plantationocene », « Capitalocene » ou « Chthulucène »3. Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz déclinent une série d’appellations possibles dont « Anglocène » et « Thanatocène »4.

Cependant, de part et d’autre de ces discussions, la géologie reste innocentée d’emblée. Seules les conclusions du rapport de la géologie font l’objet de discussion. Du côté des partisans de l’Anthropocène, il serait question d’ensembles si grands que les sujets historiques humains doivent s’effacer face à l’arrivée d’Anthropos. La géologie a raison dans ses conclusions, dans ses outils et dans le sujet qu’elle révèle. Du côté des humanités, si le sujet Anthropos est une abstraction intenable, la géologie et ses outils ne sont eux-mêmes pas auscultés. La critique de Kathryn Yusoff dans A billion Black Anthropocenes or None fait un pas supplémentaire. Plus qu’une critique des interprétations politiques du concept de l’Anthropocène, elle montre que le langage même du rapport de la géologie sur l’Anthropocène n’est pas neutre. « Aucune géologie n’est neutre »5 est la dernière phrase du livre. Aussi Yusoff vient-elle perturber la tranquillité épistémique des géologues et des partisans de l’Anthropocène en montrant que leur langage même cache de sombres fondations.

Racisme de la géologie, géologie du racisme

L’approche de Kathryn Yusoff est aussi remarquable en ce qu’elle évite l’écueil de ce que j’ai nommé ailleurs la double fracture coloniale et environnementale de la modernité6. Il y va d’une fracture épistémique qui sépare les théorisations des enjeux écologiques du monde, et particulièrement le monde occidental, de celles portant sur son histoire coloniale et esclavagiste. Yusoff est l’une des précurseurs de ce type de travaux qui tentent de construire des ponts allant au-delà de cette double fracture. Dans son premier chapitre Geology, Race, Matter, Yusoff avance l’argument que la géologie, son langage et sa compréhension sont concomitantes de l’invention occidentale d’une hiérarchie raciale dans le monde, où des personnes sont réduites à de la matière. La colonisation européenne des Amériques fut aussi une entreprise géologique consistant à extraire à travers des mines des dites richesses pour les marchés européens. C’est dans le cadre de ce colonialisme géologique que se logent les fondations racistes de la modernité qui établit une hiérarchie raciale entre les êtres humains. Ainsi les indigènes des Amériques sont présentés comme inférieurs aux colons Blancs européens, et cette présentation légitime en retour l’esclavage du premier pour mener à bien cette extraction géologique. L’indigène devient un maillon géologique. Plus précisément, propose Yusoff, la géologie coloniale coproduit donc la race et la matière. Il s’agit de l’invention d’entités qui sont définies uniquement en termes de propriété (property) relevant du contrôle ou de la possession, et en termes de propriétés (properties) évoquant ce que leurs qualités peuvent engendrer comme production et valeur. Une adéquation est alors possible entre lesdites « races inférieures » et la matière à travers le même langage de la propriété (property) et des propriétés (properties).

L’une des plus probantes manifestations de cette adéquation est rencontrée lors de la traite négrière transatlantique. Des Noirs esclavisés remplacèrent les indigènes des Amériques dans les mines puis dans les plantations. L’esclave Noir fut échangé pour et par de l’or. C’est en ce sens, écrit Yusoff, que la géologie et son épistémè ne peuvent pas être d’emblée tenues pour innocentes, ni pour séparées du racisme au cœur des entreprises coloniales et impériales : «  Je reconnais la géologie comme une formation raciale dès le départ et, dans sa praxis, comme une discipline théorique et extractive »1. Les écrits de Sir Charles Lyell, président de la Geological society of London et auteur du livre The principles of Geology attestent de cette imbrication de la géologie et du racisme. Dans ses observations géologiques de l’Amérique du Nord7, Lyell analyse les propriétés de la matière tout en déblatérant des théories racistes sur les êtres humains et le « danger » que représenteraient la surpopulation des peuples de couleurs pour les peuples européens Blancs.

Yusoff rappelle ce fait saisissant : la pratique d’une géologie qui permet l’extraction de minerais rares en vue d’un enrichissement, c’est-à-dire la réduction d’une île, d’une terre, d’une montagne ou d’un pays à une matière qui peut être possédée (propriété) en vue de jouir de ses qualités (propriétés), a été concomitante de la colonisation et de l’esclavage, c’est-à-dire la réduction raciste d’êtres humains à des entités inhumaines qui peuvent être possédées (esclavage) et dont la qualité première fut d’assurer l’extraction de minerais et d’en pâtir les violences. Il ne s’agit pas d’une simple circonstance qui serait anecdotique à la supposée véritable pratique de la science de la géologie. Le racisme de Lyell ne peut être dédouané simplement comme étant le fait banal d’un « homme de son temps » où se développe un racisme pseudo-scientifique8. Yusoff explicite que les spéculations racistes de Lyell sont étayées par le même langage développé au sein de la géologie. Il « définit, poursuit Yusoff, le problème des races et de leurs positions respectives sur l’échelle du temps, de la même façon dont ses descriptions de la géologie définissent la stratification des formations rocheuses et des espèces dans le temps » (p. 74). Il s’agit donc d’une véritable co-construction d’une praxis extractiviste de la géologie et de l’entreprise coloniale raciste de l’Occident sur la Terre. Cela ne signifie pas que la géologie produit la race en tant que telle, mais que les propositions géologiques et les propositions d’identités raciales sont emmêlées empiriquement dans les pratiques extractives du colonialisme et de l’impérialisme (p. 73). La résultante va à double sens. D’une part, Yusoff révèle le racisme ancré dans cette pratique et ce langage spécifique de la géologie : un racisme de la géologie. D’autre part, Yusoff rappelle que le racisme et la race ne doivent pas faire fi des dimensions géologiques qui les ont produites : la géologie du racisme. Il y va alors « d’une géologie Blanche » (p. 105) qui place les Blancs au sommet d’une supposée hiérarchie raciale ancrée dans les strates de la Terre.

Soulignons la pertinence et la nouveauté de cet argument de Yusoff sur la géologie du racisme. Si le déterminisme environnemental et les théories du climat furent utilisés pour légitimer des théories racistes, la géologie, les roches et leurs études furent considérées comme étant en dehors de ce déterminisme. Cela est une erreur pour Yusoff qui rappelle que le déterminisme environnemental s’est déployé au même moment que la classification des rochers : « Le Noir est transformé en une matière sans volonté, un objet marchand de labeur » (p. 83). Le chapitre Inhumanities est ainsi consacré à l’étude de cette transformation historique à laquelle participa la géologie. Yusoff rappelle alors que la géologie a facilité cette « zone de transaction » qui transforme les « esclavisés, les terres et les écologies en propriétés inhumaines, en tant que tactique de l’empire et de la construction européenne du monde » (p. 68). Aussi la division raciale du monde imposée à travers les colonisations et impérialismes occidentaux n’est plus uniquement une division entre peuples, mais entre ceux qui ont droit de posséder la terre, ses habitants, ses écologies et ses sous-sols, et ceux, humains et non-humains qui sont transformés en matières inhumaines à posséder par les premiers.

Le silence colonial dans l’Anthropocène : une culture de l’irresponsabilité

L’aspect le plus problématique du concept de l’Anthropocène pour Yusoff est qu’il reprend à son compte cette géologie sans remettre en cause son langage et sa praxis. Il en résulte alors la possibilité pour nombre de défenseurs du concept de l’Anthropocène de faire une histoire de la Terre et du monde qui fait fi de la colonisation européenne des Amériques et de l’impérialisme occidental. Ou, ce qui revient au même, cette géologie enfouie au cœur de l’Anthropocène permet de balayer ces histoires, ces expériences comme étant non significative géologiquement sur Terre. Loin d’être le simple résultat objectif de la calculatrice géologique du scientifique, Yusoff montre que la géo-logique qui soutient l’Anthropocène est bien celle d’une politique de l’effacement des histoires, des expériences et du vécu des autres peuples non-Blancs de la Terre. Dans son chapitre Golden Spike and the Dubious origines Yusoff avance que la recherche de ce point marqueur de la date stratigraphique du début de cette nouvelle ère, le golden spike, participe aussi de la tentative de donner à l’Anthropocène une généalogie particulière, en l’occurrence une qui efface les fondations coloniales et esclavagistes du monde. Ni le choix des marqueurs, ni leurs interprétations ne vont de soi.

Il n’est alors pas surprenant que la plupart des travaux sur l’Anthropocène les occultent ou les intègrent d’une manière qui les réduits uniquement à leur propriétés géologiquement mesurables, mais en ne questionnant aucunement la démarche adoptée. À trois des principales dates de début de l’Anthropocène proposées, 1610 avec le point de concentration de carbone dans l’atmosphère le plus bas causée par la reforestation naturelle suite à la décimation de millions d’Amérindiens, la révolution industrielle de 1800 et l’invention de la machine à vapeur, et 1950 avec les traces des explosions nucléaires, correspondent des silences. Yusoff rappelle tour à tour la mise en esclavage des Noirs depuis 1453 sur l’île de Madère, la contribution de l’esclavage et de la traite négrière aux structures économiques et matérielles de la révolution industrielle, et les déplacements forcés et violences causées aux peuples indigènes par les essais nucléaires aux Amériques, en Afrique et en Océanie. Non seulement le legs colonial de la géologie à l’œuvre dans l’Anthropocène est-il occulté, mais un véritable silence est cultivé, maintenu, légitimé à travers ce langage géologique.

Quelle est la fonction de cette politique de l’effacement ? « L’irresponsabilité » répond Yusoff ! L’effacement de l’histoire coloniale, de la traite négrière et de l’esclavage facilite alors l’absence de responsabilité de l’Occident face à son passé. « La naissance d’un sujet géologique dans l’Anthropocène sans un examen de cette histoire est un effacement mortel, indique Yusoff, une re-naissance sans responsabilité » (p. 8). Yusoff touche ici à la plus grande supercherie du concept de l’Anthropocène. En annonçant en grandes pompes et la main sur le cœur la volonté de rendre Anthropos responsable de ses impacts sur la Terre, l’Anthropocène empêche par cet effacement toute responsabilité vis-à-vis de la colonisation et de l’esclavage et de leurs destructions humaines et non-humaines. L’aporie éclate au grand jour. L’Anthropocène annonce une responsabilité de et pour l’humanité « en général » à condition que cette responsabilité ne s’intéresse à pas aux histoires et expériences des peuples indigènes de la Terre et des Noirs transbordés d’Afrique vers les Amériques, et aux destructions de leurs écosystèmes de vie. « L’Anthropocène semble présenter un futur dystopique qui déplore la fin du monde, souligne Yusoff, alors que l’impérialisme et les colonialismes en cours ont mis fins à des mondes tout au long de leur existence. » (p. xiii). En conservant cette praxis géologique, Yusoff montre que l’Anthropocène non seulement installe une culture du silence mais aussi une culture de l’irresponsabilité qui maintient les autres, les peuples de couleur dans la zone de l’inhumanité et présentent les fins de leurs mondes comme des « non-évènements » (p. 22).

Des révoltes géologiques noires

Enfin, l’avant dernier chapitre du livre de Yusoff, Insurgent geologies : a billion black Anthropocenes now, est consacré aux révoltes géologiques à partir des esthétiques noires. Yusoff s’intéresse aux manières dont les pratiques de résistance des peuples indigènes et des Noirs en esclavage et surtout leurs esthétiques peuvent mettre en scène de véritable révoltes géo-logiques qui s’opposent à la grammaire de l’Anthropocène. La tâche s’annonce difficile et radicale. En effet, il ne s’agit pas uniquement de prendre en compte les peuples de couleurs sans modifier en rien la grammaire utilisée, vu que leur effacement est déjà inscrit dans les règles de cette grammaire. Faisant écho à la fameuse citation d’Audre Lorde « les outils du maître ne peuvent pas détruire la maison du maître »9, Yusoff cherche au sein des esthétiques Noires les possibilités d’une autre géo-logique, d’une émancipation qui ne passe pas par le même langage géologique du contrôle de propriété et des propriétés. S’appuyant sur les concepts de « Métamorphose Noire » de Sylvia Wynter et des « esthétiques silencieuses » de Tina Clampt, Yusoff passe en revue trois exemples de telles esthétiques : deux films du réalisateur africain-américain Steve McQueen Carib’s leap et Western Deep ; une scène de suicide collectif du roman de l’écrivaine Dionne Brand At the full and change of the moon ; et une gravure anonyme de 1817. Ces trois exemples esthétiques, pour Yusoff, montrent une tentative radicale d’échapper à une géologie qui assignent les personnes à de la matière fongible, en représentant des corps dans une forme d’apesanteur politique. Les sauts du suicide collectif des derniers Caraïbes de l’île Saint-Vincent face aux colons français, ou encore le saut par la fenêtre de cette femme Noire esclavisée en réaction à la vente de son mari (représenté sur la gravure de 1817), mettraient en scène une esthétique qui refuserait à la fois la violence des colonisations et oppressions raciales, et la pesanteur d’une géologie raciste du monde.

L’attention portée par Yusoff à des esthétiques Noires critiques est un effort pour « forger un nouveau langage de la géologie à partir duquel confronter l’Anthropocène, une poésie qui refaçonne une nouvelle époque, une nouvelle géologie qui se souci de la racialisation de la matière » (p. 100). Une géologie qui donnerait sans doute une autre théorisation de ce qui est aujourd’hui désigné comme « Anthropocène ». Tel est en fin de compte l’invitation centrale de Yusoff qu’elle explicite dans son dernier chapitre Writing a Geology for the storm next time : « comment est-il possible de déloger le langage de la géologie de sorte que ces mouvements de dépossession ne soient plus aussi facilement accomplis ? » (p. 105). Écrire la géologie pour la prochaine tempête implique de reconnaître l’intimité de celle de l’Anthropocène avec ses inhumanités anti-noires. Yusoff aspire alors à « la possibilité d’une autre géologie, non marquée par cette propension anti-noire, où l’inhumain sera une relation et non l’appendice de la fongibilité » (p. 108).

Première limite : des absences non justifiées

En dépit de ces nombreux points forts, le livre de Kathryn Yusoff présente quelques limites. Au-delà d’un style d’écriture très dense et des répétitions d’un chapitre à l’autre qui rendent, par endroits, la lecture de ce court texte assez difficile, je vois trois limites principales à A billion Black Anthropocene or None.

Premièrement, en refermant le livre de Yusoff, l’on se rend compte qu’un certain nombre d’acteurs ou corpus politiques et théoriques manquent à l’appel sans véritable justification. Trois types d’acteurs me semblent faire défaut à la démarche de Yusoff. Tout d’abord, l’auteure fait fi des contributions théoriques en écologie politique qui non seulement accompagnent la réception du concept de l’Anthropocène en dehors des cercles des géologues, mais qui pointent aussi les inégalités sociales, les discriminations de genre et le racisme à l’œuvre à travers les politiques environnementales. Si Yusoff mentionne le racisme environnemental, elle n’engage pas de dialogue avec ces courants politiques et théoriques critiques intimement liés au débat concernant l’Anthropocène. Puis, dans l’effort remarquable de pister la concomitance d’un langage géologique avec l’imposition d’un racisme occidental sur Terre, le dialogue avec les géologues et l’histoire de la science de la géologie paraît extrêmement bref. Au-delà de la seule référence à Charles Lyell, l’on eut pu s’attendre à d’autres références et à une réflexion historique sur le développement de cette science beaucoup plus balisé et explicite, car celle-ci ne se réduit pas au seul échange entre corps Noirs et or. Quid des travaux en géologie menés par des scientifiques antiesclavagistes à l’instar d’Alexander Von Humbolt ? Enfin, l’on ne peut que déplorer l’absence de dialogue avec les théories et praxis des peuples indigènes de la Terre. Cela concerne d’abord les auteurs et mouvements Noirs du continent africain. En acceptant un peu trop rapidement l’idée que le passage du milieu serait le big bang de la blackness (p. 53), Yusoff occulte aussi une tradition de pensées et de résistances du continent africain tout autant que la philosophie africana10. À ce titre, les travaux de l’historienne Gabrielle Hecht sur l’uranium africain aurait été d’un apport conséquent à son propos11. Cela concerne aussi et surtout les peuples indigènes des Amériques eux-mêmes. Si, comme le suggère Yusoff, cette géo-logique racialisée a débuté par le recours aux peuples indigènes dans les mines, alors pourquoi ne pas inclure plus largement leurs contributions narratives, discursives, théoriques et politiques ? Qu’en est-il alors de tous ces peuples de couleurs qui mirent en acte ce que Yusoff désigne comme des révoltes géologiques par leurs oppositions aux travaux dans les mines, à l’exploitation pétrolière des Amériques à l’Asie en passant par l’Afrique et l’Europe ? Si les perspectives des Noirs des Amériques est bien l’angle choisi, ce qui constitue l’une des forces du livre de Yusoff, un dialogue avec ces autres révoltes géologiques (Noires et non-Noires) aurait été bienvenu.

Deuxième limite: l’oubli de la question politique et du monde

Deuxièmement, l’absence la plus dommageable dans le texte est celle de la question politique et par ricochet celle du monde. Cette absence est patente dans le chapitre Insurgent geology : a billion Black Anthropocenes où Yusoff explore les révoltes géologiques à partir des esthétiques Noires critiques. Les exemples de révoltes esthétiques prises par Yusoff tournent tous autour du geste de suicide individuel ou collectif. Si ces analyses sur les « ontologies sans territoires » (p. 100) sont remarquables, et si le geste du suicide dans ces contextes est effectivement fort politiquement, ayant eu des conséquences non négligeables dans plusieurs sociétés esclavagistes des Amériques, ce geste ne répond pas en lui-même à la question d’une confrontation ou d’un engagement du monde. Yusoff occulte aussi les métempsychoses et les quêtes d’une terre-mère qui ont animé bon nombre de ces suicides collectifs de Noirs esclavisés pensant trouver dans la mort un chemin souterrain qui les ramèneraient à la Guinée12, c’est-à-dire un autre territoire. Tout simplement, on ne peut pas construire une politique d’émancipation, fusse-t-elle géologique, qui se base sur les seuls gestes de suicide ! Il est d’ailleurs possible de faire une lecture exactement inverse à celle de Yusoff. Loin d’une échappée au langage géologique de la propriété et des propriétés, le suicide peut être saisi pragmatiquement dans le registre transactionnel esclavagiste comme la soustraction des corps et de leurs propriétés à ceux qui les posséderaient. Une réflexion politique sur la révolte géologique ne peut tenir sur le seul exemple du suicide.

C’est aussi là que se situe l’une des limites de l’usage de la phrase d’Audre Lorde. Si, en accord avec Lorde, les outils du maître ne pourront pas défaire la maison du maître, est-ce à dire qu’ils ne doivent pas être utilisés, ou que la seule action politique qui vaille soit celle de la déconstruction de la maison ? Reprenant la même référence de Yusoff à Sylvia Wynter d’une manière de penser avec les sens, l’on peut facilement concevoir qu’il soit plus préférable d’échapper à l’esclavage, de marronner dans les bois que d’être fouetté à longueur de journée ou de voir sa femme, son mari, ses parents, ses enfants ou ses amis vendus à l’autre bout de la Terre, quand bien même cette échappée ne renverserait pas par elle-même la plantation et conserverait la grammaire de la captivité. Yusoff occulte alors les processus politiques par lesquels les esclavisés comme à Saint-Domingue/Haïti ou encore en Guadeloupe et Martinique13 se sont approprié les outils juridiques des pays colonisateurs pour tracer des chemins émancipatoires, aussi partiels et incomplets furent-ils. Citant Glissant, elle occulte pourtant ces quêtes créolisées du monde qui, loin d’une dichotomie étanche entre langage du maître et langage des esclavisé.e.s, puisent ici et là avec un savant mélange les outils utiles à un mieux vivre espéré. Aussi l’absence de la question politique dans ce livre débouche-t-elle sur l’absence d’une réflexion sur le monde. Si le « nous » constitué par l’Anthropocène est bien un nous raciste, qui efface l’histoire des peuples de couleur, la question de la constitution d’un autre nous, de la composition d’un autre monde est éludé par Yusoff. Le titre du livre  A billion Black Anthropocenes or None  évoquant l’alternative entre soit une pluralité des fins du monde (celles réduites à des non-évènements au sein de l’Anthropocène) ou rien, passe à côté de la question du monde. Comment composer un monde à partir de cette pluralité qui, bon gré, mal gré se doit d’habiter une même Terre ? Conserver cette question n’est pas l’abandon d’une révolte radicale au sein même de la grammaire géologique, mais la reconnaissance des conditions sociopolitiques, violentes et inégales depuis lesquels les peuples indigènes, les Noirs, les colonisés tentent et pensent le monde.

Troisième limite : la reproduction d’une fracture ?

Au fond, si Yusoff fait bel et bien usage de philosophes et poètes caribéens, et de théories afroféministes, l’on sort du livre en se demandant à qui l’auteure s’adresse-t-elle ? Bien sûr, on comprend très vite qu’il s’agit en particulier des partisans du concept de l’Anthropocène adhérant à une certaine conception de la géologie. Si tel est bien le cas, on arrive à un imbroglio assez dommageable pour l’objectif de Yusoff. En effet, cela signifierait qu’elle a recours aux théories critiques Noires pour s’adresser à un espace qu’elle-même qualifie de Blanc dans sa composition sociologique comme dans sa géo-logique. En prenant pour point de départ le socle sémantique de cet espace, la géologie, espace extrêmement bien équipé/composé pour effacer les histoires des peuples de couleur du monde, Yusoff les inviterait à déconstruire leur blanchité et à accepter la responsabilité de ce milliard d’Anthropocènes Noirs, tout en négligeant les espaces propres aux luttes, expériences et théorisations de ces peuples de couleurs. En effet, la question dont la réponse aurait pu être un peu plus développée est la suivante : quel est l’enjeu de ce texte non pas pour les partisans de l’Anthropocène, mais pour les peuples indigènes et les collectifs afroféministes et antiracistes eux-mêmes ? Quels intérêts et conséquences y-a-t-il à reconnaître que les résistances révolutionnaires Noires telles celles d’Haïti, relèvent non seulement « d’une métamorphose culturelle » reprenant l’expression de Wynter, mais aussi, comme l’indique Yussof, d’une métamorphose géologique ? (p. 38).

C’est à ce titre que l’absence d’un engagement symétrique avec les mouvements politiques contemporains tels que le Black Lives Matter, les mouvements contre le racisme environnemental ou même l’histoire des mouvements anticoloniaux se fait sentir car cette absence reproduit exactement ce que Yusoff reproche à l’Anthropocène : l’effacement des luttes concrètes et expérientielles des Noirs et peuples indigènes d’aujourd’hui dans leur confrontation avec le monde. Or, il eut été possible de souligner l’alliance polysémique entre vies Noires (Black lives) et matière (Matter) dans le Black Lives Matter, de même que l’on ne peut occulter les dimensions géologiques des résistances des peuples indigènes du monde aux extractions des énergies fossiles à l’instar de l’opposition à l’oléoduc de Keystone ou le sort du peuple Ogoni au Nigéria victimes du capitalisme des compagnies pétrolières. Si la géologie est belle et bien fondamentale dans les discours sur l’Anthropocène, il est loin d’être une évidence que la géologie doit être le point de départ de toute analyse critique. On eut pu supposer un mouvement symétriquement inverse qui s’adresse alors aux mouvements afroféministes et antiracistes, les amenant d’une manière égale à un prolongement de leurs actions/réflexions vers une géo-logique anti-raciste. Si Yusoff suggère cette piste à plusieurs reprises invitant à une compréhension géologique du racisme, elle n’engage pas véritablement de dialogue avec les acteurs de l’antiracisme. L’absence d’une telle démarche débouche, à la fin du livre, sur le sentiment d’une fracture qui n’a pas été complètement surmontée entre les partisans/théoriciens de l’Anthropocène et ceux qui sont assignés à ces géo-logiques racistes. Plus perturbant encore, on reste encore sur l’idée que la discussion des luttes politiques historiques et contemporaines des peuples colonisés du monde reste accessoire à la discussion de l’Anthropocène.

Pour conclure, ces trois remarques qui insistent sur les absences et sur les manques sont portées avant tout par un désir d’aller plus loin avec les travaux de Kathryn Yusoff. Évidemment, il est difficile d’aborder tous ces aspects dans un format de livre aussi court. Aussi mes remarques n’enlèvent-elles rien à la richesse et à la pertinence des analyses de Yusoff des géo-logiques qui sous-tendent la compréhension de l’Anthropocène aujourd’hui. Je rejoins entièrement l’élan central de Yusoff consistant à remettre en discussion l’histoire coloniale et esclavagiste de la modernité au sein d’un récit anthropocénique qui brandit encore l’étendard d’une « innocence blanche »14 et à imaginer un autre langage (y compris géologique) face à la tempête. Ne serait-ce que pour aller plus loin, ne serait-ce que pour poursuivre le débat et mettre à jour ces multiples révoltes géo-logiques, l’on attend avec impatience la traduction de cet excellent ouvrage.

  1. Yusoff, p. XIV.[][]
  2. Bien que Yusoff ne les nomment pas directement, les approches qu’elles visent font écho par exemple aux travaux de Latour, Chakrabarty ou Bourg. Voir Bruno Latour, Où atterir ?, Paris, La Découverte, 2017 ; Chakrabarty, Dipesh, “The climate of history: four thesis”, Critical inquiry, vol. 35, n°2, 2009, p.197-222.; Bourg, Dominique, Une nouvelle Terre, Paris, Desclée de Brouwer, 2018.[]
  3. Tsing, Anna, Le champignon à la fin du monde : sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, trad. P. Pignarre, Paris, la Découverte, 2017 ; Haraway, Donna, Staying with the trouble : making kin in the Chtchulucene, Londres, Duke University Press, 2016, ; Malm, Andreas, L’Anthropocène contre l’histoire : le réchauffement climatique à l’ère du capitale, Paris, La Fabrique, 2017.[]
  4. Bonneuil, Christophe & Fressoz, Jean-Baptiste, L’évènement Anthropocène : la Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2016.[]
  5. Yusoff, p.108 (Toutes les citations sont traduites par moi-même).[]
  6. Ferdinand, Malcom, Une écologie décoloniale : penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil, 2019.[]
  7. Lyell, Charles, Travels in North America, Londres, John Murray, 1845.[]
  8. Voir par exemple Gobineau, Artur de, Essai sur l’inégalité des races humaines, Paris, Librairie de Firmin-Didot frères, 1853.[]
  9. Lorde, Audre, Your silence will not protect you, Londres, Silver Press, 2017, pp. 89-93[]
  10. Voir Gordon, Lewis, An introduction to Africana philosophy, Cambridge, Cambrige University Press, 2009.[]
  11. Hecht, Gabrielle, Uranium africain : une histoire globale, trad. C. Nordmann, Paris, Seuil, 2016.[]
  12. Voir Oudin-Bastide, Caroline, Travail, capitalisme et société esclavagiste : Guadeloupe, Martinique, XVIIe-XIXe siècle, Paris, La Découverte, 2005, p. 292.[]
  13. Larcher, Silyane, L’autre citoyen : l’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Paris, Armand Colin, 2014.[]
  14. Wekker, Gloria, White innocence : paradoxes of colonialism and race, Durham, Duke University Press, 2016.[]