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Quelles sont les principales dispositions de la loi instaurant un « état d’urgence sanitaire » adoptée par l’Assemblée nationale ? 

Serge Slama : Il est difficile de tout décrire, nous faisons face à un phénomène d’emballement judiciaire et législatif. Quasiment tous les jours, au Journal Officiel, il y a des décrets ou des arrêtés qui viennent chambouler le droit commun. Je pense qu’on n’a jamais eu une mesure aussi générale à l’égard de la population française. Le meilleur exemple, c’est le confinement généralisé : aujourd’hui, il n’y a plus de libertés collectives en France : vous ne pouvez plus manifester, vous ne pouvez pas vous réunir, ou encore exercer votre culte. Les libertés sont beaucoup plus impactées que lors du dernier état d’urgence par exemple, qui visait une catégorie de la population dite « radicalisée », « islamiste », ou « d’extrême gauche » : environ 500 personnes au début pour les assignations à résidence, 5000 pour les perquisitions. Ce qui nous arrive en ce moment est une période de restriction de liberté sans précédent depuis les guerres mondiales. 85 % du territoire français est interdit à la population, et la quasi totalité de l’espace naturel a été fermé (forêts, montagnes, plages, sentiers, canaux). 

Dans quelle mesure cet état d’urgence s’inscrit-il dans la continuité de la loi qui invente « l’état d’urgence » en 1955, pendant la guerre d’Algérie, et des lois sécuritaires et anti-terroristes de ces dernières années ? Il y a-t-il une logique similaire? 

Les deux lois, de 1955 et du 23 mars 2020 se caractérisent par une extension des pouvoirs de police. Face à certains dangers, il ne paraît pas choquant de donner plus de pouvoir aux autorités civiles. Or ces états d’urgence se caractérisent par une extension des pouvoirs de la police administrative, – essentiellement du premier ministre et des préfets en ce qui concerne l’état d’urgence de 2020. 

On observe une éviction du juge judiciaire, qui est traditionnellement le juge protecteur des libertés individuelles, au profit du juge administratif. Ce déplacement de pouvoirs est inquiétant, car là où le juge judiciaire civil a une culture de protection des libertés individuelles très forte, le juge administratif, a plutôt une culture de protection de l’Etat, surtout au niveau de la plus haute instance, au Conseil d’Etat. Il faut savoir que le Conseil d’Etat est à la fois le juge des décisions de l’exécutif et le conseiller du gouvernement. Ainsi, les membres du Conseil d’Etat ne sont pas des magistrats; ce sont des hauts fonctionnaires issus de l’ENA, ils font une partie de leur carrière dans l’administration. Il y a eu beaucoup de travaux sur l’attitude du conseil d’Etat pendant les guerres mondiales et celle d’Algérie : ce qu’il en ressort, c’est que le Conseil d’Etat protège les institutions et surtout l’exécutif, surtout dans les périodes de crises.  

Aujourd’hui, l’état d’urgence sanitaire augmente encore davantage l’hypertrophie du pouvoir exécutif : le contrôle parlementaire est inexistant, le juge administratif est au centre de tout alors qu’en dernier recours, au niveau du Conseil d’Etat, il entretient un rapport incestueux avec le pouvoir exécutif.

Y a-t-il des recours ? Comment s’organise la résistance sur le plan juridique ? 

Les tendances autoritaires de la Ve République sont là, mais les contre-pouvoirs, les recours, et les leviers existent encore.  

La mesure phare utilisée par les avocats et juristes, comme en 2015, c’est le référé-liberté. Il y a énormément de recours contre les mesures des maires. La plupart du temps ça marche, car les maires ont peu de pouvoir dans cet état d’urgence. La ligue des droits de l’homme par exemple a fait suspendre un des arrêtés (l’arrêté masque) du maire de Sceaux, d’autres recours ont également fonctionné. 

Ces référés, en appel, vont en Conseil d’Etat, donc celui-ci est enseveli de requêtes, c’est du jamais vu : 115 recours en trois semaines (ndlr : chiffre au 17 avril). Il est beaucoup saisi à propos des mesures du gouvernement. Cependant, la majorité des recours sont rejetés, par « ordonnance de tri », une procédure qui permet de rejeter sans convoquer les parties à l’audience, sans vrai débat contradictoire. C’est ainsi que le référé-liberté fait par le syndicat des avocats de France contre la prorogation automatique des détentions provisoires a été rejeté, sans même contacter le syndicat des avocats de France à l’audience. Normalement quand vous êtes en détention provisoire, c’est un juge qui décide du maintien en détention provisoire. Cette mesure porte donc atteinte à la séparation des pouvoirs et à la présomption d’innocence ;  elle est extrêmement choquante du point de vue des libertés. C’est seulement un exemple parmi d’autres. On pourrait parler des prisons, des centres de rétention, des masques, des tests, des EHPAD. Il y a beaucoup de recours assez sérieux qui ont été portés au Conseil d’Etat, sans succès. Ils ont seulement donné raison au requérant dans un ou deux cas, et ce pour durcir les mesures. L’exemple le plus connu est le renforcement des règles sur le jogging (1h à 1 km de chez soi), qui est une suggestion du Conseil d’Etat. 

Par ailleurs, il y a un autre juge qui est souvent sollicité en ce moment, bien qu’il soit moins protecteur, c’est le juge pénal. Plusieurs centaines de personnes se sont faites verbaliser plus de trois fois pour non-respect du confinement général et sont déférées en comparution immédiate puis souvent condamnées. Les avocats développent ici plusieurs moyens de défense. Raphaël Kempf et Florian Borg ont par exemple posé des Questions Prioritaires de Constitutionnalité (QPC). Une d’elle a été transmise à la Cour de Cassation. Il se trouve qu’une loi organique qui suspend les délais de QPC vient d’être adoptée en même temps (normalement le délai est de 3 mois), donc la Cour de Cassation et le Conseil Constitutionnel font ce qu’ils veulent en termes de délais. Il se pourrait que des personnes soient en prison sur le fondement d’une disposition inconstitutionnelle. 

Que pensez-vous de la composition du Comité scientifique créé au mois de mars par le président de la république, et qui a pour mission de le conseiller sur l’épidémie de Covid-19 ? 

Il a pris une place trop importante et produit un gouvernement par l’expertise. C’est au politique de faire des choix. Surtout, ce comité est composé pour l’essentiel de médecins spécialistes des épidémies. Cette uniformité produit des biais. Si on avait installé dans le Comité des juristes spécialistes des libertés publiques, il n’y aurait pas eu de confinement généralisé. Le comité aurait donc dû être plus divers, avec des juristes spécialistes des libertés, mais aussi des philosophes, plus de sciences humaines… Réduire le conseil à la seule dimension de l’épidémiologie, c’est une forme de dépolitisation par la science. 

Ces lois d’urgence sécuritaires comportent-elles une logique d’irréversibilité ? Estimez-vous qu’il n’y aura pas de « retour à la normale » juridique, c’est-à-dire à la situation d’avant l’état d’urgence? 

La spécificité de l’état d’urgence actuel, c’est que le législateur l’a déclenché lui-même. Toutes les dispositions sur l’état d’urgence sanitaire ont été incorporées dans le code de la santé publique. Il y avait déjà une disposition utilisée par le ministre de la santé : des mesures d’urgence par arrêtés. Demain si on a à nouveau une catastrophe sanitaire, le président de la république et le Conseil des Ministres pourront à nouveau proclamer cet état d’urgence. La seule limite, c’est que passé un mois, il faut une loi de prolongation (le mécanisme est le même que pour la loi de 1955).

L’état d’urgence peut se justifier… le danger avec l’état d’urgence n’est jamais la proclamation, mais la durée dans laquelle il reste, et les traces qu’il laisse. L’article 16 peut se justifier au moment de la tentative de coup d’État en Algérie, mais Charles de Gaulle l’a laissé pendant plusieurs mois et a adopté grâce à ce dispositif des juridictions d’exception qui ont condamné des gens à mort plus tard. Quand on donne plus de pouvoir à une autorité, l’autorité abuse toujours de ce pouvoir, c’est une loi constante. Entre 2015 et 2017 on a eu 7 lois de prorogation de l’état d’urgence, à peu près tous les 6 mois.

D’un point de vue strictement juridique, on peut dire que si, puisqu’un état d’urgence cesse à la fin légale de l’état d’urgence. Quand E. Macron a décidé de ne pas renouveler, le 30 octobre 2017, l’état d’urgence décrété en 2015, ce dernier a cessé, les mesures sont tombées. Les gens assignés à résidence n’étaient plus assignés à résidence, les perquisitions administratives de l’état d’urgence n’étaient plus possibles. Les mesures de l’état d’urgence vont tomber avec l’état d’urgence. Seulement, comme on l’a vu en 2017 et comme on le constate dans chaque situation de ce type, le législateur adopte ensuite des mesures qui prolongent l’état d’urgence. C’est par exemple la loi « Sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme » adoptée le 30 octobre 2017, et qui reprend sous d’autres appellations quatre mesures phares de l’état d’urgence de 2015. Les assignations à résidence sont devenues des MICAS (Mesures Individuelles de Contrôle Administratif et de Surveillance). Les perquisitions sont devenues des « visites et saisies à domicile », etc. On change les dénominations, mais dans le droit commun, dans le code de la sécurité intérieure aujourd’hui, il y a bien des dispositions qui viennent directement de l’état d’urgence de 2015 et plus profondément de la loi sur l’état d’urgence de 1955, et qui permettent de cibler les mêmes populations. La logique sera probablement la même avec le déconfinement, car il risque de reposer sur la distinction des populations (les personnes âgées, vulnérables, ne seront pas déconfinées, ou pas de la même façon). Toutes ces mesures vont discriminer les personnes selon des facteurs de risque : si vous êtes obèse, personne âgée, etc., vous avez plus de facteurs de risques. On entre ainsi dans une logique assurantielle. Il ne vous sera plus permis de sortir comme vous le souhaitez de chez vous, sans utiliser une application de « tracking » ou passer un test sérologique, si vous appartenez à ces catégories de la population.

Pourra-t-on faire machine arrière après l’épidémie une fois que les dispositifs de tracking seront mis en place et normalisés ? Pensez-vous que la surveillance via les données mobiles ou encore les drones est appelée à se normaliser ? 

Le gouvernement annonce qu’il veut respecter le cadre existant, celui du Règlement Général de Protection des Données (RGPD). Ce cadre prévoit qu’il faut respecter le consentement des personnes. Mais aura-t-on vraiment le choix d’installer cette application si notre liberté de sortir est conditionnée par l’usage de cette application ? Sinon quel serait l’intérêt de cette application ? Il va y avoir un système de récompense, on va inciter les gens à l’installer. Je crains l’effet de non retour. Une fois qu’on aura testé ce genre d’application, ça va se généraliser très vite, comme on le voit déjà avec la reconnaissance faciale, les caméras de surveillance, les drones. Quand on teste des dispositifs sécuritaires, l’expérience montre qu’on ne revient jamais en arrière. Ce tracking, si on l’admet, sera redoutable, car il permet des contrôles de population beaucoup plus développés que dans 1984. C’est ce que saisit Alain Damasio dans les Furtifs : le techno-cocon c’est beaucoup plus redoutable que 1984, ça va beaucoup plus loin.

Pour aller plus loin:
Guide d’autodéfense juridique en temps de confinement https://mars-infos.org/guide-d-autodefense-juridique-en-5034

Entretien effectué le 17 avril 2020 par Léna Silberzahn et Maxime Chédin.