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Il n’y a pas si longtemps, l’éthologie était une science sinon obscure du moins discrète et supposée n’intéresser que peu de monde. En quelques décennies elle a conquis une place centrale dans le domaine non seulement de la recherche mais de la pensée. Il y a plusieurs raisons à cela, la principale étant que l’être humain a entrepris de repenser sa place dans le monde. Nouvel humanisme si l’on veut, nouvel animalisme pour parler dans la langue d’Orwell. Nietzsche déjà parlait d’animal humain. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de redéfinir les relations que l’animal humain entretient avec les autres animaux, et au-delà d’eux, avec le monde vivant, c’est-à-dire le monde tout court. Baptiste Morizot, à la fois philosophe et pisteur de loups, a une formule pour traduire sa démarche : il parle d’une « approche inséparée du vivant ». Il s’agit de penser les relations entre les espèces vivantes, non plus en termes d’opposition – même si elles existent – mais en termes d’interdépendance. L’originalité de son approche vient notamment de son expérience de pisteur qui donne lieu dans ce livre à de très belles pages pouvant évoquer de loin en loin un Jack London, voire un Cormac McCarthy (confère Le grand passage). Le premier écueil vient du fait que dans la tradition de pensée occidentale, l’homme s’est pensé en exception eu égard à la Nature, dès lors ravalée à un simple statut d’environnement. Le deuxième écueil, corollaire du premier, qu’il s’est octroyé tous les droits sur elle et notamment celui de l’exploiter jusqu’à la moelle. Le troisième – et sans doute pas le dernier – qu’il s’est progressivement coupé d’elle pour ne plus en avoir qu’une approche prédatrice ou touristique (un dimanche à la campagne). Evidemment je grossis le trait, le problème principal étant qu’au lieu de penser les liens vitaux reliant les espèces à leurs milieux on a progressivement opposé les espèces et même, au sein de l’espèce humaine, les tenants de la « Nature » à ses ennemis. L’intérêt de la démarche de Morizot, outre sa dimension sensible capitale, est de chercher à recoudre ce qu’on a déchiré. C’est le rôle du « diplomate » que nous sommes tous en puissance, faciliter le dialogue, le rétablir ou l’orienter, ceci non pas en vue d’éradiquer toute violence mais plus exactement de s’en faire les observateurs lucides, entendu que cette dernière est partagée, entretenue, et qu’il y a sans doute des moyens de mieux l’assumer à partir du moment où l’on cherche à identifier quels intérêts partagés elle contribue à servir.

Une mythologie active

« C’est là qu’il perce la nuit. Un hurlement de loup parfait, juste à côté de nous. Nous nous immobilisons comme frappés par la foudre, chacun arrache le bonnet de l’autre, nous nous agrippons par les épaules. Un silence grand ouvert ensuite, comme celui en attente du répons de messe. Alors je réponds. Je hurle comme j’ai appris à le faire, pour correspondre à l’attitude, à la trame, à l’enroulé particulier de leur langue. Je mime au mieux, comme un voyageur médiéval en chemin vers le Levant, qui aurait appris à prononcer par cœur une phrase de salutation diplomatique dans la langue du peuple mythique des Cynocéphales. » S’engage peu après une sorte de dialogue entre le loup et le narrateur, auquel d’autres loups se mêleront, d’où cette allusion à Marco Polo et à ce peuple imaginaire d’hommes à tête de chien.

Une telle rencontre, à distance et au sein d’un espace éminemment nocturne, n’est pas seulement mythique en raison du statut que le loup a conquis dans l’imaginaire. Elle l’est parce qu’elle réactualise un temps où homme et animal communiquaient. Comment une telle époque, fût-elle imaginaire, peut-elle refaire surface ? A la faveur du réveil d’un « affect animal » que l’être humain renferme au même titre qu’une potentialité d’éprouver sédimentée dans son corps. Il ne s’agit évidemment pas de dire que l’on se comprend ou que l’on parle la même langue. Le pisteur capable d’imiter le hurlement du loup communique avec lui sans savoir ce qu’il dit, ce que son interlocuteur devine sans doute assez vite. Il n’empêche qu’ils échangent, dessinant en creux cette troisième langue mâtinée de l’une et de l’autre, langue hybride par excellence au sein de laquelle se traduirait peu ou prou quelque chose de cet intraduisible qui bat au cœur du vivant et dont chaque espèce aurait sa part.

Parti de l’observation de traces dans la neige, le pisteur qui ne voit pour ainsi dire jamais l’animal dont il cherche à connaître le mode de vie, en arrive à correspondre avec lui grâce à des ondes sonores qui réveillent en lui ce que Morizot appelle « un corps épais de temps, fait de millions d’années, tissé d’aliens familiers, et bruissant d’ancestralités disponibles ». On voudrait vivre ce  mélange de terreur et d’envie qui s’empare de l’animal humain lorsqu’isolé dans la nuit hivernale, en plein cœur d’une forêt, un hurlement sans âge se jette sur lui et le saisit, lui rappelant confusément d’où il vient. Pour Morizot, le hurlement est « un instrument de retrouvailles » de l’humain avec ses animaux, toute sa ménagerie intérieure dont il néglige le plus souvent de s’occuper, obsédé qu’il est le plus souvent par la forme humaine qu’il a excessivement sacralisée au détriment de ce qui la compose : une infinité de formes de vie dont la vie animale ne constitue qu’un pan. Comment ne pas penser à Leibniz qui, dans La Monadologie, postulait que chaque partie de matière contenait tout un monde ? Il écrivait : « Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’Animal, chaque goutte de ses humeurs est encor un tel jardin ou un tel étang. » C’est à un même vertige, non plus logique mais sensoriel, qu’invite l’auteur de La piste animale lorsqu’il parle des ascendances animales que partagent maintes espèces, dès lors que « par héritage commun ou par convergence évolutive » elles ont « pendant un certain segment de leur histoire évolutive partagé les mêmes conditions écologiques et les mêmes relations avec d’autres formes de vie ». Il nous serait donc donné de pouvoir rejoindre un infini concret à force d’ouvertures et de subdivisions, de métamorphoses et de variations, d’affections de la matière qui nous compose et d’altérations des représentations que l’on rattache à nos expériences.

Puissances d’agir animales

Ce n’est toutefois pas Leibniz que convoque notre auteur mais Spinoza, allié de poids lorsqu’il  s’agit de déconstruire une opposition néfaste comme celle qui oppose, parallèlement à l’homme et l’animal, la raison aux passions. En effet, si la morale classique fait jouer la raison contre les passions, lui intimant l’ordre de les juguler voire de les écraser, en revanche l’éthique – et tout spécialement celle de Spinoza – fait jouer la joie contre la tristesse, autrement dit les affects qui augmentent notre puissance d’agir contre ceux qui la diminuent. La passion cesse dès lors d’être l’ennemie, elle se décompose en forces positives et négatives, ou encore, pour parler dans le vocabulaire de Nietzsche, actives ou réactives. Baptiste Morizot écrit : « Ces affects sont définis comme des passages à une perfection supérieure ou inférieure. (…) Il y a donc bien encore deux instances mais ce n’est plus un dualisme, car ces deux instances sont deux trajectoires possibles, mais mutuellement exclusives, que peut prendre un moi désormais unifié, sous le nom de Conatus, ou Désir. » L’animalité ou les instincts irrépressibles ne sont donc plus diabolisés mais requalifiés en termes de forces s’inscrivant sur une ligne capable de monter ou descendre, de bifurquer, de s’étoiler, de buissonner.

Est-on certain que de telles trajectoires s’excluent toujours ? N’y a-t-il pas parfois des mixtes, des croisements, des duels, dont seule l’issue permettrait de dire qui de la joie ou de la tristesse a vaincu, sans parler des rechutes ? Mais l’essentiel n’est pas là, il est dans le fait que la puissance de l’affect ne soit plus opprimée mais mise au service d’une affirmation de soi, d’une puissance du corps.

Se référant à un conte cherokee, Morizot évoque l’existence de deux loups qui seraient comme deux forces opposées : un loup blanc, fort et généreux, et un loup noir, cupide et avare, qui plus est colérique. A la question de savoir lequel je suis, le conte répond : « Celui que tu nourris. » Il ne suffit évidemment pas de vouloir se débarrasser du ressentiment pour y parvenir mais plutôt que de refouler cette vague noire parfois éminemment dévastatrice, il semble préférable de la laisser déferler tout en l’observant avec le maximum de distance possible – vertu du dédoublement -, pour ensuite chevaucher sa puissance et se faire conduire là où le territoire de la haine s’estompe pour découvrir les paysages si vantés de l’amour.

Je ne crois pas que le combat intérieur puisse se résoudre aussi facilement que le sous-entend Morizot lorsqu’il dit que face à des pensées obsessionnelles « il suffit d’exalter un désir joyeux et concurrent », quand bien même s’appuierait-il sur une donnée scientifique qui veut que le pic de l’envie (il prend l’exemple de la cigarette) ne dure pas plus de cinq minutes. Il est des luttes bien plus profondes et durables qui posent avec acuité la question de savoir comment orienter la pensée ou le monde des représentations qui accompagnent les sentiments, soit que celles-ci les exacerbent, soit qu’elles les épuisent – comme si notre loup noir devait finir par s’écrouler à force d’avoir couru et hurlé toute sa méchanceté. Je repense à la formule de Kafka : utiliser le cheval de l’adversaire pour sa propre course. Il s’agit donc bien de s’arranger, de négocier, d’ourdir des stratégies, de discuter, avec soi comme avec l’autre, avec ses animaux domestiques mais aussi sauvages, de reconnaître l’indépendance d’autrui comme étant une forme de vie sinon rétive du moins farouche et nécessitant de multiples égards. D’où cet impératif : devenir diplomate des passions, dialoguer entre individus comme entre espèces, apprendre à lire le fleuve, le vent, épouser le courant, rompre avec l’habitude.

Les animaux intercesseurs

L’idée d’une négociation interspécifique vient d’un constat, celui d’une interdépendance des espèces qui ont en partage certains intérêts. En raison de sa pratique de pisteur de loups, Morizot prend l’exemple de la cohabitation du pastoralisme et des loups. C’est approximativement le même que celui que l’on trouve dans l’introduction parodique du Roman de Renart où, après qu’Adam a donné naissance à une brebis, Eve donne naissance à un loup, après quoi Adam reprend la main pour donner naissance à un chien etc. Combat ou alliance entre espèces en vue de cohabiter au sein d’un même milieu, chacun ayant intérêt à ce que l’herbe reste verte. Un broutage mal conduit par un berger peut en effet avoir des conséquences très néfastes sur la biodiversité en montagne, et quand on sait que les loups attaquent moins les petits troupeaux que les grands, on voit quels intérêts partagés le pastoralisme peut avoir à renforcer la présence des bergers : moins de risque pour les brebis, des prairies plus vertes, une viande de meilleure qualité (oui, la violence est aussi du côté des humains qui élèvent pour tuer et manger). « Quand elles sont possibles, les pratiques pastorales qui protègent le mieux les brebis font de même avec le loup, avec la prairie, avec le métier de berger. » D’autres méthodes existent, plus radicales, par exemple le « tir de prélèvement », franchement illégal. C’est que la diplomatie s’apprend, il faut accepter de voir sa sensibilité altérée par des affects non spécifiquement humains, de changer de point de vue, d’en adopter plusieurs, de penser une convergence des intérêts comme des sensibilités, au point que celui que l’on considérait comme l’ennemi numéro un, le loup, puisse devenir notre intercesseur. L’expérience du terrain montre que dans certains cas, à force de penser à lui, de l’observer, de l’épier, on en vient à concevoir et à désirer une relation interspécifique n’ayant plus comme horizon l’élimination de tout adversaire mais au contraire une transformation des « usages du territoire » dans une perspective écologique. Il ne s’agit pas de faire du loup l’ami de l’homme mais de déconstruire ce couple ami-ennemi pour voir autrement. Concrètement, cela peut prendre la forme d’une « navigation négative » basée non plus sur l’affrontement mais sur l’évitement, lequel peut aussi se négocier, notamment par l’envoi de quelques signaux. Evidemment qu’il est des problèmes qui ne se règlent pas, mais on peut généralement en réduire la nuisance en reconfigurant les espaces dans lesquels ils se posent. Il y a les nuits de carnage où chiens, loups et brebis s’entretuent mais il y a aussi ces moments de grâce peu compréhensibles où une caméra thermique montre « un loup tranquille au beau milieu d’un troupeau de brebis sereines » ou bien un chien jouant avec un loup (encore que je n’arrive plus à retrouver la référence et que je me demande si je n’ai pas rêvé). Toute perception, a fortiori la nuit, repose sur une incertitude qui est comme le rappel d’une origine commune et confuse où nous étions plus animaux qu’humains. Quels animaux ? Tous, passés comme à venir.  En un mot, rien de ce qui est animal ne m’est étranger.

Pour conclure

On le devine, le chemin sur lequel nous engage ce livre ne sera pas seulement long, il sera semé d’embûches. On sait quelles polémiques parfois violentes soulèvent la prise en compte des existences animales. Baptiste Morizot nous met en garde contre une tendance qu’il juge héritée de l’humanisme religieux, laquelle consisterait à personnaliser les animaux au détriment du reste des espèces vivantes. Pour lui, s’il y a des « ennemis » ce sont les ennemis du « tissage », ceux qui militent somme toute pour une sacralisation de l’humanité, c’est-à-dire des espaces séparés, protégés, sanctuarisés, quitte à accueillir certains animaux au sein de ces espaces privilégiés (nouvelle arche de Noé). Alors qu’il n’y a pas d’un côté une vie à protéger et de l’autre une nature livrée à l’exploitation mais un monde unique exigeant des égards, un monde où tous sont appelés à vivre dans une concertation qui reste à construire. Nul doute que nous aurons besoin d’intercesseurs pour mener à bien une telle tâche, à chacun de trouver les siens, parmi les animaux sauvages, domestiques ou humains. On peut légitimement se demander ce que sera un bon intercesseur. Hasardons alors une réponse : une sensibilité nous mettant en contact avec ce qu’Artaud appelait « l’intraduisible dont je suis fait », ceci afin que dans l’égarement et le tâtonnement s’inventent de nouvelles manières de faire avec. Une danse, dont le but à la fois proche et lointain se confondra nécessairement avec le mouvement.