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Je suis une boycotteuse. Je suis et j’ai toujours été pour certains mondes et pas pour d’autres. S’il y a jamais eu un moment pour un anticapitalisme axé sur la vie, c’est MAINTENANT.

Donna Haraway, en réponse à l’échange de lettres à propos d’Agir pour le vivant1

Question 1 : Quid de la forêt?

I’m lost in a forest
All alone
The girl was never there
It’s always the same
I’m running towards nothing
(Again and again and again and again)

The Cure, A forest, 1980, ppm 337

Commençons par la célébration et la joie. La joie que les mots aient mené à l’action comme cela devrait toujours être le cas. Cette action c’est le retrait d’un des sponsors d’Agir pour le Vivant qui a dû se retirer et a ainsi libéré le forum d’un de ses liens toxiques. Le logo de BNP Paribas a été retiré du site et son argent va apparemment être restitué. “Nous tenons à les remercier ici pour leur engagement en faveur du vivant” dit la page du site du forum couverte de logos. Pour BNP Paribas, cet “engagement pour le vivant” aurait coûté 20 000 euros ( c’est à dire 7,4 % du budget total de 270 000 euros du festival, comme nous l’a appris l’article du journal local l’Arlésienne sur cette controverse2). Pour une entreprise dont les revenus s’élèvent à 44,6 milliards d’euros et les bénéfices à 8,17 milliards en 2019, un tel investissement est une goutte d’eau dans l’océan, mais leur recul est significatif.  Ce qui est tout aussi significatif pour nous, c’est que leur personnel ne sera pas présent au forum, ni dans les présentations publiques, ni dans les “ateliers de travail” à huis clos réunissant PDG et stratèges des financeurs, tels que L’empreinte naturelle des entreprises (non accessible au public, même ceux qui auront déboursé 50 euros pour leur pass d’entrée, et non visible sur le site web d’Agir pour le vivant).

Cette victoire n’est pas isolée. En effet, ces dernières années, nombre d’institutions culturelles se sont libérées de tels financeurs toxiques.  Rien qu’au Royaume-Uni, la Tate Gallery et la Royal Shakespeare Company se sont débarrassées du sponsoring de British Petroleum, le Science Museum, le National Theatre et la National Gallery ont mis fin à leur relation avec Shell, le festival de science d’Édimbourg a rompu ses liens avec ExxonMobil et Total. Aux Pays-Bas, le musée d’art néerlandais Mauritshuis, le musée des sciences et de la culture Museon et, le musée Van Gogh d’Amsterdam, n’accepteront plus le financement de Shell.

Bien sûr, aucune de ces institutions n’a fait tout cela volontairement, elles ont changé de politique et ont lâché leurs amis grâce aux inconfortables lettres qui leur ont été écrites, et surtout parce que des gens ont incarné leurs idées et mis leur corps en jeu, souvent par des protestations et perturbations pleines de créativité et de beauté3. Nombre de ces corps désobéissants étaient des artistes, des intellectuel-le-s et des chercheur-euse-s qui, en entrant en conflit avec ces institutions, mordaient la main qui les nourrit. Mais il-le-s ont décidé que leur capital culturel comptait moins que la perpétuation d’une culture de résistance contre ceux qui, comme l’écrit Donna Haraway, “greenwash les exterminateurs4“.

L’autre chose qui nous réjouit, c’est que certains participants ont choisi de déserter, dont l’écrivain afro-européen Dénètem Touam Bona et le jardinier Gilles Clément. Nous parlons ici de joie, pas en tant que “satisfaction des choses comme elles sont”, ainsi que le dit Silvia Federici, mais comme “le fait de ressentir la puissance et les capacités grandir en soi et chez celles et ceux qui nous entourent. C’est un ressenti, une passion, qui naît d’un processus de transformation et d’évolution … vous ressentez que vous avez le pouvoir de changer et vous vous sentez changer à travers ce que vous faites, ensemble, avec d’autres gens. Ce n’est pas une façon d’acquiescer à ce qui existe.”5. Pour nous, cette capacité à transformer nos vies et les mondes dans lesquelles elles se déploient est au coeur de la résistance collective et de la construction de formes de culture et de vie qui affirment le vivant.

Dans leur lettre ouverte Quel trouble voulons-nous habiter ?, une autre des conditions que Baptiste Morizot, Estelle Zhong Mengual et leurs amis (dont Rob Hopkins, Cyril Dion, Nancy Huston et Vinciane Despret) ont posées aux organisateurs du festival afin de ne pas déserter, était que tous les logos des entreprises soient retirés des supports de communication du forum. Nous écrivons cette réponse près d’une semaine plus tard, et non seulement les logos sont toujours présents sur le site, mais ils sont maintenant au nombre de 33, alors qu’il n’y en avait que 26 lorsque la première lettre a été écrite. Ce qui est surprenant et quelque peu absurde, c’est qu’alors qu’une banque est partie, une autre est entrée : le Crédit du Nord, qui est entièrement détenu par la Société Générale, de loin le plus grand bailleur de fonds du gaz de schiste nord-américain (depuis la signature de l’accord de Paris en décembre 2015, plus de 11 milliards d’euros ont été injectés dans cette industrie mortifère. Quelle est la différence entre la Société Générale et BNP Paribas ?

Nous ne voulons ennuyer personne avec une autre cartographie de sponsors vénéneux. Mais pour changer une chose, il faut connaître la texture de cette chose. Il nous semble que nous devons être à l’écoute et profondément sensibles aux détails spécifiques des situations et des relations particulières dans lesquelles nous sommes impliqué-e-s. Une telle compréhension située nous permet d’avancer en fonction de ce qui est requis à ce moment-là. Pour nous, c’est la clé de l’éthique. Nous ne nous intéressons pas à ces vieilles formes de radicalisme rigide qui tentent de contrôler les choses, mais nous nous efforçons de renforcer nos capacités à rester réactif-ve-s face aux situations changeantes et à ouvrir des espaces communs qui favorisent la transformation mutuelle. L’objectif est de nous sentir plus vivant-e-s ensemble.

Nous ne ressentons certainement pas de joie lorsque nous voyons que toutes les autres entreprises restent et que les nouveaux logos comprennent Faber et Novel – une entreprise de “talent et technologie” comptant Total parmi ses clients ; la Fondation Yves Rocher, qui expose ses travailleur-euse-s sous payé-e-s aux pesticides et a récemment licencié 132 travailleuses turques parce qu’elles avaient rejoint un syndicat ; et enfin, les grands pollueurs d’espace public et d’imaginaires, la plus grande entreprise de publicité urbaine du monde – JC Decaux.

BNP Paribas est-il ici l’arbre qui cache la forêt ?

Question 2 : Vraiment, seulement les industries fossiles ?

Vous avez volé mes rêves et mon enfance avec vos mots vides de sens. Et pourtant, je fais partie des chanceux. Des gens souffrent. Des gens meurent. Des écosystèmes entiers s’effondrent. Nous sommes au début d’une extinction massive, et tout ce dont vous pouvez parler, c’est d’argent et de ce conte de fées d’une croissance économique éternelle. Comment osez-vous ?!

Greta Thunberg, Sommet de l’action pour le climat, ONU, New York , Septembre,2019.

Nous ne sommes pas d’accord avec l’affirmation de Quel trouble voulons-nous habiter ? selon laquelle “les autres sponsors (…) après analyse, ne nous semblent pas du tout revêtir le même degré de gravité [que BNP Paribas]”. Cela semblerait indiquer qu’en supprimant une des entreprises les plus évidemment nocives, il serait acceptable de continuer à coopérer avec d’autres “exterminateurs” ? Le design d’aéroports et de supermarchés, la création de nouveaux marchés financiers dans l’eau, l’air, le sol et les forêts, et donc la privatisation effective de la nature, est-elle vraiment moins grave ?

Lorsque nous avons participé à l’organisation des premiers camps climat il y a plus de dix ans6, mêlant création d’alternatives et résistance, démontrant des formes de vie écologique non hiérarchisées et s’attaquant simultanément à l’expansion des aéroports et des centrales à charbon, nous devions encore convaincre les gens que le changement climatique était un sérieux problème ; “gardez le pétrole dans le sol” était considéré comme un slogan radical. Aujourd’hui, ces expressions sont courantes même dans les conseils d’administration, et scandées dans les rues par le plus grand mouvement de jeunesse de l’histoire : “changez le système, pas le climat”.  Nous ne pouvons que nous réjouir du fait que les entreprises fossiles et leurs financeurs perdent de leur acceptabilité sociale et qu’un avenir sans industries fossiles ne soit plus seulement le rêve de rebelles. Mais il y a un angle mort : lorsque dirigeants et scientifiques parlent de changement climatique “anthropique”, il serait plus exact de parler de changement climatique capitaliste7. Comme le disait une des banderoles roses et vertes du camp climat, “capitalism is crisis” (le capitalisme c’est la crise).

Que le capitalisme se présente en rouge, rose ou vert, c’est sa logique de croissance illimitée qui est au cœur du problème.  Dans Tout peut changer : Capitalisme et changement climatique – publié par Actes Sud – Naomi Klein écrit : “Pour éviter l’effondrement, le climat commande une diminution de l’utilisation des ressources par l’humanité ; pour éviter l’effondrement, le système économique commande une croissance sans entrave 8.” Cette logique contradictoire et suicidaire du capitalisme, héritage du colonialisme, du patriarcat et de la dépossession, ne peut être apaisée par des mots qui nous demandent d'”habiter l’incohérence” ; cette contradiction rend ce monde inhabitable.

Les scientifiques du monde entier nous disent qu’il y a des limites planétaires clés qui doivent être respectées pour éviter de déclencher un effondrement. Mais nous n’avons plus à avoir peur, car une nouvelle panacée a été trouvée : la “croissance verte”.  Cette expression à la mode est désormais au cœur des objectifs de développement durable des Nations unies et, depuis 2012, elle est promu par des institutions telles que la Banque Mondiale et l’OCDE. L’objectif est de parvenir à un “découplage absolu” du PIB par rapport à l’utilisation totale des ressources naturelles. Le problème est que trois études empiriques récentes9 (dont une réalisée par les partisans de la croissance verte, le Programme des Nations Unies pour l’environnement) montrent que cette solution apparemment élégante à la catastrophe est une chimère. Même dans les meilleures conditions – notamment avec des financements publics importants pour l’innovation technologique afin de développer une efficacité énergétique absolue ; en taxant massivement le carbone, qui passerait alors de 50 à 600 dollars la tonne sur le marché ; et en taxant l’extraction des ressources – chaque modélisation montre que les limites sont dépassées. Comme l’écrit Sian Sullivan, la vision sous-jacente fantasmagorique “est que le capitalisme s’aligne mieux sur la ‘nature’, afin de générer les multiples avantages d’une ‘économie verte’ où la croissance économique est maintenue ainsi que le ‘capital naturel’”10.

Il est d’usage de penser qu’il faut procéder par étapes. Mais s’attaquer d’abord aux entreprises d’extraction d’énergies fossiles (les plus évidemment conspuées), pour ensuite s’attaquer à la finance verte, à la marchandisation des énergies soi-disant renouvelables et aux greenwashers en tout genre est un leurre, tout simplement parce qu’ils sont inséparables. Promoteurs d’énergies fossiles et renouvelables, quand ils ne marchent pas main dans la main, sont les mêmes entreprises, les premiers ayant besoin des seconds pour amasser des crédits carbone et verdir leur image, et les seconds des premiers pour construire leurs machines géantes ou même assurer le « mix énergétique » qui ne fonctionne pas avec 100 % de solaire ou d’éolien (le vent et le soleil sont merveilleusement inconstants…). Areva, Total ou Caterpillar sont parmi les plus gros investisseurs d’énergie éolienne, par exemple. Le sophisme sur lequel repose la croissante verte est le suivant : la technologie va nous sauver (d’elle-même…). Il existe un plan, « net zero 2050 », présenté comme salvateur par la plupart des états et même par le FMI, qui illustre bien ce fantasme nocif. Il serait possible, en suivant ses prescriptions, d’arriver à une neutralité carbone avant 2050 tout en continuant d’extraire et de brûler les énergies fossiles (avec un peu de « renouvelables » dans le bouquet), grâce à des aspirateurs à carbone, technologies qui permettraient d’extraire le CO2 de l’atmosphère. Le hic ? Ces technologies n’existent pas encore. Les mécanismes déjà utilisés, comme la plantation massive d’arbres, souvent au prix de déplacements forcés de population indigènes, sont décrits par le poète activiste nigérien, Nnimmo Bassey comme du “CO2lonialisme”.  Pour lui, la “neutralité carbone” est une résolution de “la crise climatique par les mathématiques et non par une véritable action climatique. Elle ne suggère pas de changements dans les modes de production et de consommation.”

Est-il donc réellement stratégique d’envisager des formes d’alliances avec des promoteurs de la croissance verte pour affronter les financeurs des énergies fossiles ? Ce projet nous semble constituer une erreur fondamentale. D’une part, dans le système économique et politique actuel, où les logiques de profits, d’accroissement du capital, l’emportent presque systématiquement sur tout autre principe avec lequel elles pourraient entrer en conflit, l’injection de nouvelles formes d’énergie, aussi “propres” soient-elles (et c’est bien loin d’être le cas des énergies “vertes” actuelles, rappelons-le) et la création de nouveaux marchés, d’extension du domaine des “ressources”, mènent nécessairement à plus de destruction. D’autre part, loin d’être ennemie des énergie fossiles, la croissance verte est aujourd’hui leur meilleur alliée via les logiques de compensation,  justifiant la construction de nouvelles infrastructures écocidaires, tel que l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, aéroport conçu avec toit végétal, bien sûr. Comme nous le rappelle le Financial Times à propos de la compensation écologique, “depuis que l’Église catholique a vendu des indulgences pour réduire le temps passé au purgatoire, il n’y a jamais eu un marché aussi florissant pour le pardon des péchés.”11

Dans le nouveau documentaire Fairytales of Growth, Takota Iron Eyes, 16 ans, présidente du Conseil de la jeunesse de Standing Rock, regarde la caméra. La terre qui l’a vue naître est menacée par l’oléoduc Dakota Access, initialement financé par Nataxis12, propriétaire de Mirova – l’un des sponsors d’Agir pour le vivant – dont le système de croyance #naturalcapital ne pourrait être plus éloigné de sa communauté de “défenseurs de l’eau”, qui ont tout risqué pour que la vie continue de s’épanouir sur leurs terres. L’idée selon laquelle les humains ne protégeront la nature que si elle est mesurée, valorisée et intégrée dans un système comptable de marché, s’oppose violemment à sa culture, où les gens ne possédaient pas de terres individuellement, et où la terre est un commun sacré à honorer, et dont les ressources doivent être partagées de manière responsable. “L’une des plus grandes leçons que l’on peut tirer de ce mouvement de jeunesse pour le climat, qui se construit sur le travail des communautés indigènes et noires, est qu’il s’agit d’une question de priorités”, affirme-t-elle avec une rage tranquille. “Parce que lorsqu’on parle de croissance économique au détriment de l’eau potable et du droit à un avenir et à une planète vivables, c’est que quelque chose ne va pas”.

Question 3 : Qui contamine qui ?

Le financement a fait éclater la solidarité comme jamais la répression n’a pu le faire.

Arundhati Roy13

Le mécanisme permettant d’obtenir une acceptabilité sociale grâce à un événement tel qu’Agir pour le vivant semble ne pas avoir été compris par les signataires de Quel trouble voulons-nous habiter?. Il ne s’agit pas de transformer un contact indirect avec un acteur économique en une sorte d’opération de recrutement, ni de faire des participants des porte-paroles malgré eux, des personnes “contaminées”, ayant perdu intelligence critique et lucidité. Ce que nous décrivons est en fait plutôt l’inverse : c’est l’intelligence critique des intervenant-e-s, leurs analyses fulgurantes, leurs propositions innovantes qui débordent positivement sur les entreprises “partenaires”. Par simple association, par “transfert d’image”14, celles-ci soignent une réputation parfois chancelante.

La notion même d’acceptabilité sociale n’est pas un concept militant, imprégné d’un “inconscient idéologique” ou “théologique” ; elle est née dans les bureaux mêmes des entreprises. Par exemple, Henderson et Williams (respectivement directeur de projet pour les affaires extérieures de Shell et président de la société de relations publiques Fishburn Hedges) l’ont décrit ainsi lorsqu’ils étaient en charge d’un “programme de gestion de la réputation pour “construire, maintenir et défendre le capital de Shell””, après la débâcle de Brent Spar : “Ce sont les faiseurs d’opinion qui donnent l’acceptabilité sociale et donnent souvent le ton à la manière dont le grand public entend parler des entreprises, et les juge”15. Mettant en œuvre sa stratégie, Shell a déployé un programme de sponsoring sur un grand nombre d’institutions et d’événements culturels au cours des 15 années qui ont suivi. 

Question 4 :  De l’amitié?

L’amitié sera le terreau d’où émerge une nouvelle politique

Ivan Illich16

Il n’a jamais pour nous été question de poser un ultimatum à l’amitié, sous la forme d’une sorte de chantage affectif, dont il serait fort présomptueux d’imaginer qu’il puisse être un levier politique. En ce qui nous concerne, l’amitié n’est pas “cette banale histoire d’affinités privées (…) avec celles et ceux qui sont déjà comme nous, et [où] on se tient dans une zone de confort plutôt que de se transformer et se rendre mutuellement capables de plus”, comme Montgomery et Bergman le résument si clairement. Il s’agit d’une “relation essentielle à la vie, qui mérite que l’on se batte pour elle.”17

Par conséquent, nous ne souscrivons pas à la logique Bushesque qui semble nous être attribuée – “vous êtes avec nous, ou contre nous” – car nous ne perdons pas de vue qui sont les vrais ennemis. Le but de notre appel à la désertion n’était pas de trier les ami-e-s des ennemi-e-s, les alliés des traîtres entre les invité-e-s au forum, mais bien de désamorcer la stratégie d’acceptabilité sociale de certaines organisations nuisibles au vivant.

Comme le souligne Dénètem Touam Bona1 , “Il y a là un présupposé selon lequel les ‘attachements’, les liens sont bons en soi, que de leur prolifération naîtra forcément le salut. En ce qui me concerne, ma conception du lyannaj18 n’est pas dissociable de ce que j’appelle la ‘sécession marronne’. Le maronnage19 que je conçois comme ‘fugue’, comme formes de vie et de résistance en mode mineur, est une opération de soustraction, celle-là même dont La Boétie faisait déjà l’éloge dans son discours sur la servitude volontaire, celle-là même que Foucault évoquait quand il liait le devenir-fasciste au fait de tomber amoureux du pouvoir (et la reconnaissance, le prestige, les honneurs… font partie des attributs du pouvoir).”

Au final, nous sommes entièrement d’accord avec Donna Haraway qui nous a écrit à propos de notre lettre et de la réponse qu’elle a suscitée en défendant le boycott, elle : “[…] affirme également la possibilité permanente de futures alliances avec des personnes qui n’ont pas boycotté et qui ne sont pas d’accord, mais pas à n’importe quelles conditions. Faire ensemble est toujours limité, fragile, ouvert au changement. Il n’est pas facile de ne pas diaboliser après un désaccord farouche, mais c’est crucial. Mais la sympoïese n’est pas un grand festival néolibéral de co-devenir (co-becoming).”20.

Question 5 : Que sommes-nous capables de faire ?

Nous sommes dans l’inconcevable, mais avec des repères éblouissants.

René Char

Tout d’abord, une clarification, car il y a là un retournement de notre argument : nous n’avons pas demandé de la cohérence à nos interlocuteurs, nous n’avons certainement pas agité la “massue fratricide à l’intérieur du camp de ceux qui veulent un autre monde”. Nous avons expliqué que ce qui a souvent motivé nos nombreuses décisions de non-collaboration était un besoin de cohérence. George Orwell, qui savait ce que signifiait incarner des mots et des idées, et était prêt à mourir pour eux sur le front antifasciste de la révolution espagnole de 1936, a inventé le terme “doublepensée”, dans son roman dystopique 1984, c’est-à-dire “le pouvoir de maintenir simultanément dans son esprit deux croyances contradictoires, et de les accepter toutes les deux”. Selon Orwell, de la “doublepensée” naissait l’état mental nécessaire garantissant qu’une société égalitaire ne pourrait jamais être mise en place, ce qu’il a nommé “la folie contrôlée”. Notre besoin de cohérence n’est pas un moyen de soulager la culpabilité, mais une manière de prendre soin de la santé mentale (ce qui a peu à voir avec le “confort psychologique”).

Il ne fait aucun doute que la chasse aux incohérences quotidiennes est au mieux absurde, au pire nocive. Il n’est aucunement question de “nier les contradictions passées”, au contraire, nous pointons ici des contradictions présentes, et sur lesquelles nous pouvons agir. Car nous n’héritons pas que de contradictions qu’il faudrait accepter comme telles, nous héritons aussi de révoltes contre ces contradictions, nous héritons de positions conflictuelles. Un héritage, cela s’invente aussi. Et parfois cela se refuse.

Comme l’a remarqué Dénètem Touam Bona, “L’éloge du trouble ne doit pas servir la mécanique nihiliste d’équivalence générale du capital”1. En anglais, “trouble” revêt une polysémie qu’il serait dommage d’ignorer : le mot signifie tout autant “conflit” que “difficulté”. Il nous semble essentiel de ne pas confondre le trouble de l’opaque, de l’eau trouble, qui nous perd, et le trouble qui donne de la force dans une lutte, qui nous trouve.

Il est donc crucial et urgent d’embrasser un “art des conséquences”, nous ne demandons finalement rien d’autre. Celui-ci pourrait prendre la forme d’une réflexion collective avec vous et d’autres, dont sortirait une sorte de guide pour naviguer à travers les invitations aux événements culturels (comme par exemple la prochaine édition d’Agir pour le Vivant), et se donner des lignes rouges à ne pas franchir. Pour le vivant, pour le commun.

La question au coeur de cet art-là ne devrait sans doute plus être “que devrions-nous faire ?” mais “que sommes-nous capables de faire ?”

Amicalement,

Isabelle Fremeaux and John Jordan,

avec l’amitié de Dénètem Touam Bona, Gilles Clément, et Isabelle Stengers.

  1. Correspondance personnelle. 13 août 2020[][][]
  2. https://larlesienne.info/2020/08/14/actes-sud-partenariats-toxiques-au-festival-agir-pour-le-vivant/[]
  3. Cf https://www.liberatetate.org.uk/ ou https://www.fossilfreeculture.nl/[]
  4. Correspondance personnelle. 13 août 2020 []
  5. Interview dans Bergman, Carla, Montgomery, Nick : Joyful Militancy: Building Thriving Resistance in Toxic Times (AK Press) 2017. Sortie en français aux éditions du commun, sous le titre Joie militante, construire des luttes en prise avec leurs mondes en janvier prochain. Traduction Juliette Rousseau.[]
  6. Pour plus d’informations sur les camps climat voir Fremeaux, Isabelle,  Jordan, John : Les sentiers de l’utopie, La Découverte, 2011. []
  7. Daniel Tanuro L’impossible capitalisme vert. La découverte[]
  8. Klein, Naomi : Tout peut changer : Capitalisme et Climat, Actes Sud, 2014  Page 93[]
  9. https://foreignpolicy.com/2018/09/12/why-growth-cant-be-green/ []
  10. https://www.resilience.org/stories/2013-12-06/at-the-edinburgh-forums-on-natural-capital-and-natural-commons/ []
  11. Camilla Cavendish “Carbon offset gold rush is distracting us from climate change”, Financial Times[]
  12. Voir explication en note de bas de page n°16 de Quelle culture voulons-nous nourrir? et https://earthjustice.org/news/press/2020/judge-orders-dakota-access-pipeline-to-shut-down[]
  13. “Capitalisme : une histoire de fantômes” Gallimard. 2014.  page 83[]
  14. Un processus consistant à être « identifié à des symboles, à des valeurs ou à des institutions ayant une forte base de légitimité ». John Dowling, Jeffrey Pfeffer, “Organizational Legitimacy: Social Values and Organizational Behavior”, The Pacific Sociological Review, Vol. 18, n° 1, janvier 1975, pp. 122-136, p. 127)  in Grégoire Chamayou, La Société Ingouvernable, La Découverte[]
  15. Tom Henderson and John Williams, ‘Shell: managing a corporate reputation’, in Barbara DeSanto and Daniel Moss (eds), Public Relations Cases, Routledge, 2002, p. 12. Quoted in In Mel Evans, Artwash, Pluto Press, 2015, p79[]
  16. “Ivan Illich to Madhu Suri Prakash, “Friendship” in  Carla Bergman. “Joyful Militancy”[]
  17. Nick Montgomery & carla bergman, Joyful militancy. Building thriving resistance in toxic times. AK Press, 2017. P93.[]
  18. « Par l’usage qui en est fait en Guadeloupe et Martinique, où cette expression désigne des pratiques d’alliance allant de la jam session (lyannaj musical) au lyannaj kont pwofitasyon (alliance contre la profitation, les profits iniques, contre « Babylon system »)des collectifs de citoyens, le « lyannaj » réactive l’esprit du marronnage. » Pour approfondir : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2018-1-page-177.htm#[]
  19. Fuites et sécessions (communautés d’esclaves fugitifs) des esclavagisé.e.s. Mais on peut aussi étendre la notion de « marronnage » à l’ensemble des résistances furtives (langues créoles, danses martiales, échappées des chants et rituels, etc.) des Afrodescendants, qui, parce qu’elles secrètent et déploient des versions clandestines et hérétiques du monde, subvertissent l’ordre esclavagiste (le There Is No Aternative de l’époque), le font fuir de toutes parts. Et c’est en cela que les premiers abolitionnistes sont les esclavagisés eux-mêmes…[]
  20. Communication personnelle, 13 août 2020.[]