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Que les États décident de mettre quasi-simultanément sous cloche environ 4 milliards d’êtres humains en les confinant chez eux, c’est sans précédent dans l’histoire. Et qu’ils fassent le choix de mettre à l’arrêt l’économie réelle, voilà qui ne s’était sans doute jamais vu depuis le début d’une ère capitaliste qui a érigé l’économie en valeur absolue. Bien que ne résultant pas d’une concertation entre États souverains, le traitement de la « crise » de la Covid-19 1 implique la mise en oeuvre d’une véritable « gouvernance2 » planétaire avec la mise en place d’un confinement à grande échelle, de dispositifs d’évaluation des risques en temps réel s’appuyant sur des modèles mathématiques et informatiques appliqués à des échelles globales, de mesures de contrôle des populations et de l’imposition de contraintes sanitaires (la distanciation dite « sociale ») et sécuritaires (police, drones, détecteurs de présence, traçabilité)3. Loin de se limiter à une réponse sanitaire, les choix fait par les autorités politiques pour répondre à la propagation mondialisée du virus dessinent les contours d’une forme de gouvernement des vivants qui semble avoir pris acte de l’entrée dans l’anthropocène, c’est-à-dire de ce moment où l’humanité est mise en scène comme force géologique ayant de manière irréversible transformé ses milieux de vie. Cette gouvernementalité anthropocénique aurait pour enjeu de trouver des réponses à la situation d’instabilité générale et globale provoquée par le développement de l’économie moderne à travers l’exploitation illimitée des ressources naturelles, instabilité qui concerne l’ensemble des êtres vivants et à laquelle les États nationaux modernes ne semblent pas en mesure de répondre. Si la politique gouvernementale moderne s’appuyait sur une anthropologie exclusive opposant l’Humanité à une Nature considérée comme extérieure, la gouvernementalité anthropocénique inaugure l’avènement d’une anthropologie intégrative s’appuyant sur les NBIC4 pour synthétiser la nature dans un système contrôlable. Le virus Covid-19, qui apparaît comme l’opérateur paradoxal de la jonction entre les humains et leurs milieux de vie, a fonctionné comme modèle et vecteur de cette nouvelle politique. Il a permis de rendre explicite une gouvernementalité planétaire qui était déjà opérante mais qui n’était pas encore visible comme telle : un géo-pouvoir5.

1/ Le néolibéralisme comme anthropologie adaptative

L’hypothèse selon laquelle l’irruption du virus Covid-19 et sa propagation vertigineuse à l’échelle planétaire serait l’occasion d’accélérer la mise en place d’une gouvernementalité anthropocénique, nous permet de relire sous un autre jour les politiques mises en œuvre ces 40 dernières années et en particulier la vague néolibérale qui a déferlé sur la planète depuis le début des années 1980. Celle-ci correspondrait moins à un accomplissement du capitalisme dont la nature serait fondamentalement économique qu’à une transition vers une nouvelle forme de gouvernementalité. Elle fait de l’économie le moyen d’une transformation anthropologique dont l’enjeu est l’ « amélioration » de l’espèce humaine pour son adaptation à un environnement planétaire qui lui serait devenu hostile.

L’analyse proposée par Barbara Stiegler dans son livre Il faut s’adapter 6 nous semble confirmer cette analyse. À partir d’une lecture de Lippmann7, elle montre que l’objectif du néolibéralisme n’est pas seulement économique, mais d’abord anthropologique : s’inscrivant dans une lecture évolutionniste (d’inspiration darwinienne) de l’espèce humaine, Lippmann donne comme objectif au politique d’organiser à l’échelle de masse l’adaptation (forcée) de l’espèce humaine à la nouvelle condition imposée par la mondialisation des échanges : la condition planétaire. C’est pourquoi le néolibéralisme fait, à l’instar des ordolibéraux allemands analysés par Foucault8, appel à l’État. L’État, selon ces néolibéraux, doit intervenir dans le jeu de la reconstruction de l’espèce humaine. Mais cet État n’est plus celui incarné par une autorité transcendante qui, à l’image du Léviathan de Thomas Hobbes, fonde la société. A l’ère du néolibéralisme, l’action de l’État consiste essentiellement à poser un cadre normatif qui accompagne, induit et contrôle les transformations du corps social en temps réel en laissant aux entrepreneurs privés le soin d’appareiller cette transformation. Or cette transformation n’est plus seulement économique, sociale ou politique. Elle met en jeu une certaine conception du vivant. L’État ne pose plus une forme idéale transcendante impliquant un respect des limites, mais organise un processus d’information continu immanent au corps social lui-même. Ce pourquoi l’État se doit d’être intrusif et d’imposer, par la force s’il le faut, une adaptation biologique de l’espèce humaine, tant à travers des projets de réforme, des programmes éducatifs que des politiques de santé publique. Nous sommes ainsi passés d’une politique de santé publique d’État (avec pour but de soigner des maladies) à une politique de santé institutionnelle de type libérale fondée sur des relations contractuelles (avec tarification de l’acte qui est envisagé comme un service)9. Les patients sont devenus des clients qui demandent des services et dont l’objectif est moins directement le soin qu’une meilleure adaptabilité à l’environnement de la performance10. S’organise ainsi une plasticité institutionnelle, économique et juridique (celle des hôpitaux-cliniques considérées comme des entreprises) sur fond d’une plasticité anthropologique : « Transforme-toi selon les normes en vigueur», « Prends-toi pour unité de production », « Gère ton capital santé », « Deviens auto-entrepreneur de ton propre corps », « Organise ton attention et tes désirs en fonction des vues sur les réseaux sociaux ». Il y aurait ainsi une culture institutionnelle de la biologie et une biologisation de la culture instituée, les corps intégrant des dispositifs technico-biologiques qui sont aussi des politiques de contrôle et de l’adaptation permanente. La santé s’envisage ainsi de plus en plus dans l’horizon d’un idéal normatif construit à partir de moyennes statistiques et d’une idée de la « santé parfaite » promise par la perspective d’une amélioration de l’espèce s’appuyant sur les NBIC11.

Un nouvel élément essentiel apparaît ici que l’analyse de Barbara Stiegler ne prend pas en compte : c’est la convergence de la théorie néolibérale et de la cybernétique. La cybernétique est la science de la communication et du contrôle dans l’animal et la machine12, ou encore la science des systèmes et de leur auto-régulation13 qui donna naissance aux technologies numériques. Or celles-ci ne sont pas simplement des outils ou instruments prolongeant le corps humain, elles produisent un espace et un temps qui induit, engendre des comportements. Elles nous obligent, par leur simple usage, à être informés par les normes qu’elles objectivent. Le caractère systémique des technologies numériques nous transforme de facto en acteur-réseau (humain et non-humain n’étant plus distingués) dont l’ensemble des interactions (ou « l’agentivité ») pourront être retraduites en code et ainsi intégrées dans la bonne marche du système global. Nous ne sommes plus des sujets mais des agents actifs-passifs d’une plus-value qui en passe par notre corps, un système restreint à l’intérieur d’un hyper-système : la Terre pensée comme unité de production bio-technologique.

L’un des outils essentiel pour encadrer, gérer voire générer cette nouvelle unité de production, c’est la bio-informatique. Née dans les années 80, elle permet d’opérer la jonction du vivant et de sa traduction sous la forme d’informations (ou données, « data »). L’idée d’une programmation à même le vivant sous la forme d’un code (comme pour un logiciel) a pu trouver son aboutissement dans l’invention de la théorie du « programme génétique »14. Il devient possible de « séquencer » le vivant sous la forme d’algorithmes et d’en faire des données manipulables. C’est cette bio-informatique, couplant calcul algorithmique du vivant et organisme conçu comme système complexe de comportements en rétroaction, qui modélise les « comportements » du virus Covid-19 et qu’utilisent les experts en épidémiologie pour analyser en temps réel sa propagation à l’ensemble de la population humaine15 sous la forme de courbes et de statistiques. Le néolibéralisme-cybernétique adopte ainsi les caractères mutagènes du virus et sa capacité à s’adapter à des milieux diversifiés, ainsi que sa capacité à survivre en parasitant ses hôtes, l’érigeant en modèle afin de suivre et contrôler les comportements plus ou moins imprévisibles des organismes vivants. Par la généralisation des dispositifs numériques, la gouvernementalité anthropocénique mise en œuvre par la « société des experts » (Lippman) destitue le sujet moderne envisagé comme sujet conscient maître de ses décisions au profit d’un techno-organisme dont il s’agit d’adapter les comportements et de rendre productif16.

2/ La gestion technocratique des milieux vivants

Contrairement à l’anthropologie exclusive de la modernité qui repose sur le partage entre culture et nature, mettant en scène une Humanité consciente et maîtresse de ses actions face à une nature passive à dominer, la cybernétique définit une anthropologie intégrative qui incorpore les non humains dans un système de systèmes dont les composantes (des agents indifférenciés) sont en interaction continue. Si dans le cadre de l’anthropologie exclusive de la modernité, le libéralisme prônait le développement d’une économie qui devait accompagner et accomplir le progrès moral de l’humanité (l’idée de perfectibilité), dans le cadre de l’anthropologie intégrative, l’amélioration adaptative de l’espèce remplace la perfectibilité morale. Nicolas Le Dévédec décrit ce processus en disant qu’à la politique et au social se substitue une « biologisation de la culture »17 générant des interdépendances post-sociales. Son actualisation politique n’en passe plus par l’organisation de l’espace social mais par l’intégration d’unités hétérogènes dans un chaînage anthropotechnique. On n’est plus dans une politique de la décision (qui suppose un sujet) mais de l’adaptabilité qui repose essentiellement sur la capacité des sociétés humaines à prendre en considération les risques qu’elles encourent dans un environnement hostile, un milieu hybride post-social que nomme « l’événement anthropocène »18.

Le projet cybernétique répond à un triple enjeu : offrir un nouveau projet de gouvernement des milieux19 intégrant de manière indifférenciée des vivants et des non vivants en s’appuyant sur les technologies numériques (ou technologies du code) pour permettre de stabiliser un nouveau champ d’exercice du politique à l’échelle planétaire. Elle pose ainsi les bases d’une gouvernementalité anthropocénique puisque sa réalisation suppose de considérer la possibilité d’adapter l’humanité à un milieu hybride (indissociablement naturel et culturel) qu’elle a elle-même contribué à forger. L’anthropocène met en effet en scène le récit d’une humanité homogène qui aurait transformé la nature jusqu’à la faire disparaître. Plus rien n’échapperait à la main mise de l’homme et corrélativement l’être humain ne constituerait plus une singularité différenciée au sein du règne naturel. Ce récit univoque invisibilise la multiplicité des conflits sociaux, politiques, culturels et écologiques, mais il fait aussi comme si plus rien de spontané, de sauvage, ne pouvait exister. Il valide la rationalisation et technologisation des milieux vivants promise par la cybernétique. C’est pourquoi cette dernière trouve un prolongement naturel dans la géo-ingénierie, cet ensemble de techniques qui visent à manipuler et à modifier le climat et l’environnement de la Terre à échelle 1. Le projet d’adaptation se veut donc à double sens : il s’agit à la fois d’adapter l’humanité (à l’aide de prothèses, d’une pharmacologie améliorative ou de manipulations génétiques) à un milieu devenu hostile du fait des dégradations provoquées par la société industrielle, tout en adaptant cet environnement à sa gestion géo-ingénieuriale et éco-constructiviste20. L’irruption de la Covid-19 et sa propagation fulgurante à l’échelle globale a mis au défi cette gestion adaptative et la nécessité de mettre en place des technologies de contrôle capables d’intégrer les « écarts » de la nature qui persistent à résister. Or l’usage des technologies ne fait pas de cette option une réponse simplement technique. Comme l’indique son étymologie (kubernetes : gouvernail), la cybernétique se veut dès le départ un projet de gouvernement dont l’exercice en passerait moins par une autorité supérieure extérieure au corps social que par une gestion technologique et réticulaire des systèmes vivants et non vivants (de la cellule à la Terre en passant par la famille, l’entreprise, la société) envisagés comme des ensembles de boucles de rétroaction.

C’est pourquoi la nouvelle gouvernance globale trouve moins à s’incarner dans la figure anthropomorphe d’un État Léviathan que dans celle d’un État hybride, un État Cyborg en lequel se mêlent indissociablement le vivant et le machinique, la souveraineté d’État et le pouvoir des multinationales (et particulièrement des GAFAM21). La figure du cyborg, cet être mi-animal mi-machine imaginé par Norbert Wiener puis mis en scène dans les récits de science-fiction, correspondrait donc à la nouvelle figure prise par l’État à l’ère de l’anthropocène, État dont l’exercice repose essentiellement sur la mise en œuvre (forcée) de technologies de contrôle auto-régulées. Elle organise la gestion de milieux hybrides dans lesquels se mêlent indifféremment humains et non humains, vivants et non vivants.

Quelle différence y a-t-il entre l’État Léviathan et l’État Cyborg ?

Dans l’État Léviathan les individus humains rassemblés formaient un Tout. Le Tout du corps social se composait de la somme des parties et se définissait essentiellement dans un rapport de conflit avec la Nature pensée comme extérieure au corps social.

Dans l’État Cyborg, l’individu n’est plus une partie d’un Tout, mais pris à l’intérieur d’un ensemble de chaînages de systèmes interdépendants dont le système global n’est que la résille et la courroie de transmission. Les individus sont décomposables en dividus (des séquences d’informations) par lesquels ils sont distribués à l’intérieur de différents niveaux de réseaux et différentes échelles de système. Cet État Cyborg vise à intégrer l’ensemble des dimensions de l’existence, du minéral au psychique en passant par le biologique, le tout pris dans un ensemble de boucles de rétroactions sur le fond d’un monisme énergétiste (tout est énergie traductible en code : de la cellule jusqu’au cosmos) globalisé à l’échelle du Système-Terre.

3/ Politique immunitaire et économie de la « monnaie vivante »

Ce qui est important à comprendre c’est le changement d’échelle politique que cela implique. Le gouvernement anthropocénique s’envisage à l’échelle planétaire et c’est de manière contingente (et pratique) qu’elle s’appuie sur des échelles nationales qui sont complètement vidées de leur substance.

Que s’agit-il de gérer à l’échelle globale ? Non pas des peuples ou des populations nationales, mais un corps global (planétaire) : celui d’une espèce humaine qui ne se dissocie plus d’une nature artificialisée, et qui doit donc apprendre à gérer tout ce qui de la nature (des corps) résiste à l’intégration.

On assiste alors à la conjonction d’un double paradigme auparavant antagoniste (et donc à première vue contre-intuitif) :

    – un paradigme immunitaire qui vise à définir un « Soi » contre un « non-Soi ». Dans le contexte moderne, le Soi, c’est l’Humanité (la culture) et le non soi, la nature. Dans le contexte anthropocénique, humains et non humains, animés ou non, font Un au sein du Système-Terre.

Il s’agit de former l’unité de ce corps global planétaire contre ses ennemis potentiels (virus, parasites, phénomènes auto-immunitaires). Ce grand Soi n’est pas le rassemblement d’individus, mais un grand organisme cybernétique, un système de systèmes22. Le paradoxe auquel se confronte ce paradigme immunitaire c’est qu’il n’y a plus de non-Soi faisant face à ce grand Soi immunitaire. Il n’y a plus de dehors. La frontière passe à l’intérieur du corps, de tous les êtres de nature, et doit être gérée par des calculs qui visent sans cesse à juguler et maîtriser les écarts (de conduite). Ce que l’on appelle traditionnellement la « nature », et qui était jusqu’alors considérée comme extérieure à la société humaine, s’envisage dorénavant comme l’ensemble des écarts qui résistent à l’intégration. La gouvernementalité va chercher à gérer et juguler tous les écarts qui peuvent survenir au sein de ce corps global, en réajustant sans cesse les mécanismes d’auto-régulation du système planétaire. Un virus qui surgit au sein de ce corps global sera envisagé comme écart à gérer. Ou, traduit en langage économique, comme « incertitude à réduire ». En organisant un corps planétaire unifié (un grand Soi immunitaire), la gouvernementalité anthropocénique crée les conditions de diffusion des virus. Mais c’est un risque qu’elle prend pour réaliser le basculement anthropologique.

paradigme holistique : ce Soi s’envisage comme un Tout planétaire. Il y a interdépendance entre le Tout et ses parties (systèmes de Système), c’est-à-dire entre les acteurs réseau sur le fond d’une gouvernementalité anthropocénique de type cybernétique (systémique et organique). L’auto-régulation se fait par l’installation de dispositifs externes et de dispositions internes. Concernant les dispositifs externes, il y a généralisation du principe panoptique par la multiplication de salles de contrôle, de satellites, de caméras et de drones de surveillance, d’objets interconnectés, qui fondent la sphérologie matérielle de l’idéal-type d’une cyber-planète. Quant aux dispositions internes : il y a une généralisation de la plasticité des corps et de leur adaptibilité environnementale qui fonde une « agentivité » prescriptive (programme) et informée (consentement adaptatif). C’est sur ce point surtout que la gouvernementalité anthropocénique rencontre des résistances et doit mettre en œuvre des stratégies forçant à l’adaptabilité. Par exemple, en épuisant les populations qui résistent en multipliant les projets de réforme, en généralisant la situation de crise, ou en employant la stratégie du choc23 pour obliger l’adhésion psychologique à la soumission.

Gilles Sabrié / The New York Times

Dans le cas du coronavirus, la gestion du corps social comme grand Soi immunitaire s’est faite surtout à travers une restructuration de l’espace. Par l’application de techniques de traçabilité des malades de la Covid-1924 qui préfigurent la mise en place d’une société de contrôle sans précédent. Mais aussi par la distanciation dite « sociale » (alors qu’il s’agit en fait d’une distanciation physique) révélant ainsi l’ambiguïté d’une politique qui confond « geste barrière » et « relation sociale » et qui légitime la transformation en profondeur de cette dernière par l’intermédiaire de médiations démultipliées. Le confinement a ainsi servi d’expérimentation à grande échelle à une restructuration profonde de l’espace public et des relations entre individus en organisant un passage en force de l’utilisation des technologies numériques instituées en vecteurs essentiels de l’organisation sociale et économique : télé-travail, télé-éducation, télé-médecine, télé-sport…, comme si toute activité humaine pouvait et devait dorénavant en passer essentiellement par internet, être traduite dans le langage du code numérique, préparant ainsi l’installation annoncée de la 5G dont l’objectif est de multiplier les connexions, l’intégration et l’interopérabilité des objets communicants jusqu’à transformer nos milieux de vie en systèmes automatisés. Des « smartcities » (villes dite « intelligentes ») au big data en passant par la téléchirurgie, le véhicule autonome et l’automatisation industrielle, la 5G inaugurerait un monde dans lequel les ordinateurs et périphériques pourraient communiquer entre eux.

Mais comme l’indique Bensaude-Vincent dans son article « Guerre et paix avec le coronavirus25 », ce qui pose problème c’est le temps du virus, un temps qui n’appartient pas au temps des hommes comme agents des transformations historiques. Face à ce problème du temps, la réponse trouvée repose sur un calcul des risques, c’est-à-dire sur la mise en place de systèmes de rétroaction capables de mesurer les risques et de réagir en temps réel. Dans le cas de la pandémie du coronavirus, le choix du confinement peut être envisagé comme ne résultant pas seulement d’une panique et d’un effet de mimétisme global (ce qu’il est aussi sans doute), mais aussi comme une des conséquences de ce calcul des risques : sacrifier 3 mois d’une économie « réelle », quitte à mettre au chômage des milliers d’employés et à précariser des petites entreprises, afin d’installer une gouvernementalité anthropocénique et la nouvelle économie qui lui est corrélative. Cette économie ne met plus seulement en jeu des échanges marchands ou monétaires mais institue la donnée (data) en valeur d’échange généralisée, permettant d’intégrer dans la circulation globale l’ensemble des interactions entre vivants et non vivants au sein d’un milieu global envisagé comme Système-Terre. Ainsi, la mise à l’arrêt de l’économie réelle, bien loin de mettre un frein à la circulation économique, en déplace le curseur faisant du numérique l’étalon et le vecteur principal de tout échange. Chaque corps et chacun de nos mouvements, réels ou virtuels (nos clics), sont instantanément traduits en monnaie vivante dans une économie qui ne fait plus de différence entre du blé, des biens, des bitcoins, du bétail et de l’humain. Il ne s’agit pas seulement de dire que la monnaie rend possible une équivalence générale des êtres, mais que les êtres eux-mêmes, en tant que vivants traduits en « codes », deviennent des monnaies d’échange. C’est ainsi que les États passent contrat avec les entreprises multinationales des technologies numériques (les GAFAM) avec lesquels ils se divisent le pouvoir. Les États donnent aux multinationales des droits d’accès aux données privées des individus « connectés » et en échange les multinationales apportent les outils de gestion et de transformation du corps global.

Face à cette nouvelle forme de gouvernementalité, de nombreuses résistances se font jour et ne cessent de se multiplier. L’expérience même du confinement, en suspendant l’urgence généralisée, a non seulement permis certaines prises de conscience, a aussi donné lieu à des critiques des politiques gouvernementales et à des pratiques de solidarité26, mais a surtout suscité des aspirations pour d’autres formes de vie. À travers ces résistances s’esquissent selon nous la possibilité d’envisager d’autres manières d’habiter la Terre dans laquelle la « nature » serait moins cette donnée imprévisible à intégrer que l’occasion de renouer avec notre condition d’être sensible et sentant. Au lieu d’une gestion généralisée des risques, il s’agirait de prendre le risque27 d’un décentrement de l’humain qui l’ouvre à d’autres formes de relations.

À la condition planétaire installée par la gouvernementalité anthropocénique, ces résistances ouvrent la voie d’une alternative que nous qualifions de « condition terrestre »28. Les terrestres ne s’opposent pas seulement aux modernes29 mais aussi et surtout, aujourd’hui, à ce monstre engendré par la modernité anthropotechnique : l’État Cyborg de la gouvernementalité anthropocénique. Au récit unificateur de l’anthropocène, ils opposent la multiplicité des expériences sensibles et des manières de faire monde qui peuplent la Terre. Prendre acte de la condition terrestre implique de rompre avec l’injonction à l’adaptation et à l’interaction continue et de libérer les espaces et les temps en favorisant la libre évolution et la multiplicité des rencontres entre les formes de vie.

Juin 2020

  1. COVID-19 est le sigle anglais désignant la maladie liée au coronavirus SARS-CoV2 apparue fin 2019.[]
  2. Nous  mettons « gouvernance » entre guillemets car il s’agit du concept néolibéral pour qualifier des techniques de gouvernements.[]
  3. La caractéristique de cette « gouvernance » est qu’elle résulte moins de la volonté concertée des Etats que de l’implémentation de techniques de gouvernements qui par leur conjonction produisent une gouvernementalité globale.[]
  4. NBIC renvoie à Nano-Bio-Informatique-Cognitif.[]
  5. Pierre de Jouvancourt, Christophe Bonneuil, « En finir avec     l’épopée » (juin 2014), Revue Terrestres,  https://www.terrestres.org/2014/06/09/en-finir-avec-lepopee/, Voir aussi Federico Luisetti « Geopower : On the states of nature of late capitalisme », European Journal of Social Theory, 2019, Vol. 22(3).[]
  6. Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter », Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019.[]
  7. Walter Lippmann était un journaliste américain influent, grand promoteur     du néolibéralisme. Il a été l’auteur de nombreux essais, en particulier The Good Society en 1937, qui fustige le collectivisme sous toutes ces formes. Ensuite, il a inspiré le colloque Walter Lippmann : tenue à Paris avant la guerre, cette réunion d’économistes, d’intellectuels et de patrons est     souvent considérée comme la première expression, avant la Société     du Mont-Pèlerin, d’une internationale néolibérale2. Enfin, ce     théoricien de « l’opinion publique » est parfois présenté comme le grand justificateur des techniques de propagande qui ont permis le triomphe de la bataille idéologique néolibérale. Cf. http://1libertaire.free.fr/WLippmann01.html[]
  8. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France, 1978-1979, Gallimard-Seuil, 2004[]
  9. Voir « Le management néolibéral de la médecine, les réformes de   l’hôpital 1983-2009 », COMMISSION DLA 37 (DLA : Décentralisation, LOLF, AGCS), mars 2015, http://perso.orange.fr/CommissionDLA37[]
  10. De là le paradigme du handicap repris dans toutes les campagnes idéologiques de l’homme augmenté, dont la figure tutélaire est Oscar Pistorius.[]
  11. Ce qui s’exprime partout aujourd’hui à travers le conflit entre médecine thérapeutique et médecine améliorative. Cf. « L’humain augmenté, une enjeu social », Nicolas Le Dévédec et Fany Guis,  https://journals.openedition.org/sociologies/4409[]
  12. Norbert Wiener, Cybernetics   or Control and Communication in the Animal and the Machine,  MIT Press, 1948, ré-éd. 1961.[]
  13. Les bases de cette science sont explicitées par Norbert Wiener en 1947  et explorées en vue d’être standardisées lors des conférences     Macy qui se déroulent à New York de 1942 à 1953 et qui réunissent des scientifiques d’horizons très divers (mathématiciens,  logiciens, ingénieurs, physiologistes, anthropologues,  psychologues, etc.).[]
  14. La théorie du vivant développée par François Jacob en constitue le     paradigme. La logique du vivant, une histoire de l’hérédité, Gallimard, 1970.[]
  15. Le logiciel de bio-informatique français PhyML (Phylogenetic using  Maximum Likelihood) qui permet de reconstruire la généalogie des virus et leurs chaînes de transmission, est au coeur de la     recherche mondiale sur le coronavirus. Des chercheurs appartenant au Laboratoire d’informatique, de robotique et de microélectronique de Montpellier ainsi que ceux du département de Biologie  computationnelle et de l’unité de Bio-informatique évolutive de l’Institut Pasteur à Paris en sont les initiateurs et les principaux utilisateurs.[]
  16. Avec les technologies de l’information, on n’a plus affaire à des     sujets conscients qu’il s’agit d’instruire, mais à des systèmes individués qu’il s’agit d’informer (de là un changement de paradigme éducatif).[]
  17. « Selon le sociologue Nikolas Rose, une nouvelle forme de biopouvoir tend ainsi depuis la seconde moitié du XXe siècle à s’imposer dans     nos sociétés occidentales à la faveur tant des avancées technoscientifiques que biomédicales [Rose, 2007]. Contrairement au biopouvoir classique, cette politique de la vie en soi, comme il la désigne, « ne se borne pas simplement aux pôles de la maladie et de la santé, pas plus qu’elle n’est centrée sur l’éradication des pathologies dans le but de protéger le destin de la nation. Elle est bien plutôt concernée par nos     capacités croissantes à contrôler, gérer, concevoir, remodeler     et moduler les capacités vitales mêmes des êtres humains en tant qu’êtres vivants » [ibid., p. 3. traduction libre]. » http://www.journaldumauss.net/?De-l-humanisme-au-post-humanisme[]
  18. Bonneuil et J-B Fressoz, L’événement anthropocène, Seuil, Paris, 2013.[]
  19. Dans son ouvrage intitulé Mésopolitique (éditions     de la Sorbonne, 2018),     Ferhat Taylan esquisse une généalogie du gouvernement des     milieux qui éclaire le projet néolibéral-cybernétique     contemporain : « le projet moderne de la connaissance des milieux rendait en effet possible, du moins en théorie, une analyse sémiologique des manières d’habiter le monde au-delà de la distinction entre nature et culture. Qu’une telle connaissance de     l’homme dans ses milieux de vie, qui a tant marqué, voire     inauguré les domaines de savoir comme la sociologie et     l’anthropologie – ces disciplines aujourd’hui souvent critiques de l’imperium des humains sur les non-humains, si désireuses de dépasser la division tranchée entre nature et société que le concept de milieu permettait déjà de contourner à sa première élaboration – , soit simultanément accompagnée par des techniques de gouvernement des hommes, cela témoigne bien de l’ambiguïté de la mésopolitique » (p. 20). [nous     soulignons][]
  20. Frédéric Neyrat, La part inconstructible de la Terre, Seuil, 2008.[]
  21. GAFAM     est l’acronyme des géants du Web — Google, Apple, Facebook,     Amazon et Microsoft — qui sont les cinq grandes firmes américaines (fondées entre le dernier quart du XX e siècle et le début du XXI e siècle) qui dominent le marché du     numérique, parfois également nommées les Big Five, ou encore «     The Five ». https://fr.wikipedia.org/wiki/GAFAM. « Comment nos élites livrent l’État aux Gafam »,     Alexandra Saviana, Marianne, 05/07/2019,     https://www.marianne.net/economie/comment-nos-elites-livrent-l-etat-aux-gafam, ou encore « Les GAFA, un État mondial », Myret Zaki,     Bilan, 17/04/2019,     https://www.bilan.ch/opinions/myret-zaki/les-gafa-un-etat-mondial[]
  22. C’est ce qu’on voit aussi à l’oeuvre dans la généralisation de la greffe d’organe, que celle-ci soit pensée en termes de don ou qu’elle implique un échange monétaire. Il est d’ailleurs     significatif que le corps des morts soit nationalisé pour faciliter     la greffe. Notre corps est considéré a priori comme appartenant à l’État puisqu’il nous faut faire la démarche en s’inscrivant sur un registre pour s’en réapproprier l’usage.[]
  23. Naomie Klein, La stratégie du choc, éd. Leméac/Actes Sud, 2008.[]
  24. Avec traçage de personnes contaminées et recherche des contacts qu’elles ont eu avec d’autres personnes à partir de l’application téléphonique bluetooth dont les codes ont été déverrouillé par les géants de la     téléphonie mobile (Apple et Google) pour en diffuser l’usage.[]
  25. Bernadette Bensaude-Vincent, « Guerre et paix avec le coronavirus », Revue     Terrestres, n°13, https://www.terrestres.org/2020/04/30/guerre-et-paix-avec-le-coronavirus/[]
  26. Bien qu’interdit par le décret de confinement, nombre de personnes ont désobéi à cette injonction en s’organisant collectivement et ont pris la décision de créer des Brigades de solidarité populaire.[]
  27. La « gestion des risques » au sens économique et financier     repose précisément sur la conjuration de toute forme de prise de risque au sens existentiel, prise de risque qui suppose de ne plus se poser en position de maîtrise pour rendre possible une  invention, une transformation de soi dans et à travers l’expérience du monde.[]
  28. Nous renvoyons à un livre en cours d’écriture, La condition terrestre, habiter la Terre en communs, David-Gé Bartoli et Sophie Gosselin, à paraître aux éditions du Seuil en 2021.[]
  29. Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique,  La découverte, 2017.[]