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Le 19 juin dernier, au moment où la France élisait sa nouvelle assemblée, un séisme politique secouait l’Amérique Latine. Non seulement la Colombie élisait pour la première fois en 200 ans d’histoire républicaine un président de gauche, mais celui-ci sera accompagné dans l’exercice du pouvoir par Francia Marquez, une militante afro-colombienne et féministe qui a fait ses preuves en politique dans la lutte contre l’extraction minière. En proposant de mettre un terme à l’exploitation du pétrole sur son territoire et en plaçant la défense de la vie au cœur de son programme, Gustavo Petro a également suscité l’enthousiasme des milieux écologistes.

Entretien réalisé pour la revue Terrestres par Pierre Madelin.


Qui sont Gustavo Petro et Francia Marquez et qu’est-ce qui les a conduit à s’unir pour remporter l’élection présidentielle en Colombie ?

Ce sont deux personnalités issues de la base. Francia Marquez est une femme afro-colombienne qui a travaillé dans les mines artisanales et comme employée de maison, qui s’est battue pour défendre une rivière et qui a été contrainte par la violence à quitter son village. Elle a été lauréate du prix Goldman (équivalent du prix Nobel de l’environnement) pour sa lutte contre l’exploitation minière illégale. Quant à Gustavo Petro, c’est un ancien guérillero du Mouvement du 19 avril qui s’est fait connaître en dénonçant les liens entretenus par le gouvernement d’Álvaro Uribe avec des groupes paramilitaires, une affaire qui a conduit à l’incarcération de soixante sénateurs et autres membres du congrès. Maire de Bogotá, il a sans doute été le plus important leader social de ces dernières décennies.

L’alliance de ces deux personnalités est née lorsque Francia Márquez a accepté l’invitation de Petro à organiser une consultation pour choisir le candidat du Pacto Histórico (une coalition de secteurs de gauche et de centre-gauche créée pour les élections législatives et présidentielles). Lors de ces élections, Francia, à la surprise générale, est arrivée en troisième position, devant les politiciens de l’establishment, ce qui a obligé Petro à lui proposer le poste de vice-présidente en cas de victoire. Dans un premier temps, il avait cherché des alliances avec le centre-droit, car il estimait qu’il ne pourrait pas gagner en s’appuyant exclusivement sur sa base. Mais ne parvenant pas à conclure d’accords, et sous la pression de son mouvement et de l’opinion publique, il a proposé à Francia de devenir candidate à la vice-présidence.

D’après moi, cette proposition a marqué un tournant dans la campagne, car sa base électorale, convaincue qu’il allait passer une alliance déplaisante avec les politiciens traditionnels du parti libéral, commençait à se décourager. C’est à ce moment que Francia est arrivée, insufflant à cette campagne l’énergie qui lui manquait. Des centaines de milliers de jeunes se sont engagés dans un travail de terrain dans tout le pays, en démentant les mensonges, en parlant avec les gens et en les informant, en convainquant les indécis. Cet engagement a permis à ce duo de remporter une victoire historique, car c’est la première fois en 200 ans d’histoire républicaine du pays que la gauche accède à la présidence, qui plus est avec un taux de participation inédit.

Photographie de francia marquez
Francia Márquez. Source : Wikimedia.

Quel a été l’itinéraire politique de Francia Marquez et que représente son accession à la vice-présidence dans un pays comme la Colombie ?

Francia Marquez est issue des mouvements sociaux, elle a consacré sa vie à défendre l’environnement et les droits humains. Jusqu’à présent, son parcours politique n’a pas été institutionnel ; il s’est entièrement inscrit dans le cadre de luttes territoriales contre l’extractivisme, la guerre et le racisme structurel. Sa vice-présidence représente beaucoup de choses, car on n’avait jamais pensé qu’une femme afro-colombienne, issue des classes les plus opprimées de la société, de la Colombie profonde, et féministe qui plus est, puisse occuper un tel poste. Il faut garder à l’esprit qu’en Colombie, les élites n’ont jamais cédé le pouvoir politique, qu’elles ont toujours gouverné. Schématiquement, l’on pourrait dire que toute l’histoire politique de notre pays se résume à l’alternance entre deux partis : le parti conservateur et le parti libéral, tous deux de droite. Bien qu’elles portent des noms différents, ce sont en réalité ces différentes factions des élites qui, jusqu’à ce triomphe électoral, ont été à la tête du pays pendant deux siècles.

Cela explique, dans une certaine mesure, pourquoi la Colombie est embourbée depuis 50 ans dans une guerre chronique qui a fait environ 500 000 morts1. Si nous observions une minute de silence pour chaque mort de notre conflit, nous garderions le silence pendant 17 ans. Pour donner une idée de notre histoire politique, il suffit de rappeler que dans les années 1980 et 1990, un parti de gauche, l’Union Patriotique, a été littéralement décimé, plus de 5000 de ses membres ayant été tués les uns après les autres par des agents de l’État, des paramilitaires ou des narcotrafiquants. Et pendant les deux premières décennies de ce siècle, le pouvoir politique a été monopolisé par le mouvement fasciste d’Alvaro Uribe Au cours de sa présidence, 6402 jeunes innocents kidnappés et déguisés en guérilleros ont été assassinés pour gonfler les chiffres de sa politique de guerre totale contre l’insurrection : c’est ce que l’on a appelé le scandale des « faux positifs »2. Ce sont ces forces politiques qui ont perdu le pouvoir aujourd’hui. D’où l’importance de ce triomphe.

Tu es philosophe de l’environnement et Francia Marquez a sollicité ton soutien pendant sa campagne. Dans quelle mesure as-tu pu y contribuer ?

Ma contribution a été marginale. Je l’ai contactée fin 2020, lorsqu’elle a émis l’idée « folle » de devenir présidente du pays. Je vivais alors au Chiapas, l’épicentre du mouvement zapatiste, et cela l’intéressait beaucoup. Elle voulait notamment en savoir davantage sur le processus engagé quelques années auparavant par Marichuy, une femme indigène qui a été la porte-parole du Conseil indigène de gouvernement au cours de la dernière campagne présidentielle mexicaine3. Marichuy était pour Francia un repère important, dans la mesure où elle était elle aussi une femme racisée issue des secteurs populaires et qu’elle s’était aventurée dans une entreprise similaire à la sienne. Nous avons donc essayé de traduire et de transposer au contexte colombien le principe zapatiste du Mandar Obedeciendo (Gouverner en Obéissant). Avec son équipe de Soy porque Somos (Je suis parce que nous sommes), nous avons élaboré une proposition appelée mandatos populares (mandats populaires), dont le but est de construire un gouvernement national qui s’appuierait sur des assemblées populaires dans les territoires ruraux et les quartiers urbains. J’ai également contribué à l’élaboration de son programme en matière d’agro-écologie.

Quelle est l’importance de l’écologie politique et de la défense de la vie et des territoires dans le programme des candidats ?

Ce qui singularise la proposition politique du président Gustavo Petro, c’est qu’il est sans doute le premier écologiste progressiste de la région. Son pari est de construire un projet politique centré sur la vie. Le slogan de sa campagne était d’ailleurs : « Colombie, puissance mondiale de la vie ». L’idée centrale est de sortir le pays d’une économie extractiviste fondée sur le charbon ou le pétrole, d’amorcer une transition énergétique et de miser sur une nouvelle économie territorialisée et décentralisée. Même si je pense qu’il y a encore beaucoup de confusion au sujet des énergies renouvelables et que son discours promeut le capitalisme vert, qu’il peut donc être très dangereux, je crois que c’est au moins la première fois qu’un gouvernement envisage sérieusement d’arrêter l’exploration pétrolière pour se diriger vers une économie moins énergivore.

Graffiti à Getsemaní, Carthagène, Colombie. Source : Wikimedia.

Lorsque je t’ai rencontré, tu faisais plutôt le pari de l’autonomie, d’une auto-organisation politique par le bas, à distance de l’État. Comment se fait-il que, des années plus tard, tu aies accepté de soutenir une campagne électorale axée sur la conquête du pouvoir d’État ?

Je continue de penser que la politique la plus importante, celle qui compte le plus, est faite par les gens à petite échelle, dans des processus singuliers d’auto-organisation, tandis que les politiques menées par le système politique institutionnel sont de plus en plus conservatrices, qu’elle ont de moins en moins de marge de manœuvre, que les inerties dont elles témoignent sont de plus en plus puissantes, et qu’elle ne sont finalement pas en capacité de mettre un terme au désordre civilisationnel dans lequel nous nous enfonçons. Les politiques les plus intéressantes ne sont pas étatistes, elles ne croient pas à l’homme providentiel, et elles essaient au contraire de résoudre les problèmes auxquels elles sont confrontées par elles-mêmes, à travers l’autogestion et le communalisme.

Pour autant, je ne pense pas qu’il soit possible d’ignorer ce qui se passe dans la sphère de la politique institutionnelle, car tous les gouvernements ne se ressemblent pas. La montée du néofascisme ces dernières années l’a clairement montré. Tout projet d’émancipation peut être anéanti en un clin d’œil par des bombardements, ou par la répression militaire ou paramilitaire. La Colombie, par exemple, est le pays qui compte le plus grand nombre de leaders sociaux assassinés dans le monde4. Il est presque impossible de construire l’autonomie dans un tel contexte.

Je crois qu’en politique, il n’existe pas de solution totalement cohérente, et qu’il est d’une certaine manière indispensable de mener des luttes sur plusieurs fronts. Tant que l’État existe, il est nécessaire de lutter pour l’hégémonie à l’intérieur même de ses différents appareils, et ce afin d’ouvrir certaines brèches. Dans certains domaines, notamment en matière d’accès au foncier, l’État est une entité à laquelle nous ne pouvons pas renoncer. Je persiste néanmoins à penser qu’il est nécessaire de savoir prendre ses distances, en continuant notamment à critiquer la bureaucratie étatique. Et je ne pense pas que la conquête du Léviathan étatique doive être le principal objectif de nos luttes politiques. Mais il serait tout aussi naïf d’abandonner entièrement l’espace institutionnel aux élites, comme cela a été le cas pendant deux siècles en Colombie.

Quel rôle ont joué les mouvements sociaux et le cycle insurrectionnel colombien de 2019-2021 dans cette victoire ? Comment éviter de les trahir ou de les domestiquer dans l’exercice du pouvoir ?

En 2019 et 2020, une explosion sociale sans précédent a eu lieu en Colombie. Des centaines de milliers de jeunes sont sortis pour marcher, motivés par leur lassitude face aux politiques impopulaires du gouvernement d’Iván Duque et du régime uribiste. Pendant deux mois, les jeunes sont descendus dans la rue, ont chanté, fait de l’art, organisé des assemblées, défilé avec des banderoles et dansé. Cette manifestation pacifique a été infiltrée par la police pour légitimer l’usage de la force. Jamais auparavant il n’y avait eu une répression comme celle que nous avons connue l’année dernière : 5800 cas de violences policières, dont 80 homicides, des abus sexuels, des tirs dans les yeux, des disparitions forcées, etc. Pour moi, c’est grâce à ces jeunes qui ont été à l’origine de l’explosion sociale la plus inspirante de ces dernières années que la présidence a été gagnée. Comme au Chili, ce sont eux qui ont fait campagne, de porte à porte, volontairement.

Mais ne soyons pas naïfs. Il est inévitable que certains d’entre eux, et notamment les plus anticapitalistes, se sentent trahis. Car Petro, ne l’oublions pas, n’a cessé de répéter au cours de sa campagne qu’il souhaitait développer le capitalisme. En outre, il ne faut pas perdre de vue qu’après des années de transformations structurelles néolibérales et avec l’émergence d’organisations supranationales (grandes entreprises, institutions économiques, militaires ou politiques, conglomérats médiatiques), les États-nations ont perdu une bonne partie de leur capacité à transformer radicalement les structures économiques, à redistribuer les richesses et à changer le modèle politique bourgeois. Il y a quelques dizaines d’années encore, l’État-nation était le support privilégié des conquêtes sociales. Aujourd’hui, il n’est plus qu’une sordide caricature de ce qu’il fut, et peut donc difficilement être considéré comme un point d’appui pour les mouvements anticapitalistes.

Ajoutons que cette présidence va être confrontée à la crise alimentaire, à la crise énergétique que l’Europe connaît déjà, à la crise économique mondiale – en raison notamment de l’invasion de l’Ukraine – mais aussi aux échecs structurels du capitalisme mondialisé. Les élites et les médias fidèles à l’establishment, c’est-à-dire presque tous en Colombie, accuseront Petro et provoqueront de nouvelles révoltes. Or aucun gouvernement n’a le pouvoir de remédier à une crise structurelle du capitalisme. Pour autant, il est préférable que cette crise soit gérée par un gouvernement populaire que par une droite insensible. 

Peinture murale à Popayán, en Colombie. Source : Wikimedia.

Dans un pays aussi inégalitaire et violent que la Colombie, avec une histoire aussi douloureuse, quels seront les principaux défis de la nouvelle présidence, et quelles forces adverses, qu’elles soient sociales, politiques ou géopolitiques, rencontrera-t-elle sur son chemin ?

Petro a gagné la présidence dans un climat de grande adversité. Il a gagné malgré l’immense guerre sale que la quasi-totalité des médias a menée contre lui. Et c’est dans ce climat adverse qu’il devra gouverner. A chaque fois qu’il essaiera d’opérer un changement, il sera confronté à des structures juridico-politiques construites pour maintenir les privilèges des élites, et il devra qui plus est composer avec une société profondément imprégnée par les imaginaires néo-libéraux. Il sera également confronté à la violence et à la menace permanente de groupes paramilitaires qui ne manqueront pas de semer la terreur dans les territoires où il tentera d’opérer des transformations remettant en cause les grands propriétaires terriens.

Son principal défi sera de répondre aux immenses attentes qu’il a suscitées dans les secteurs populaires. Une fois au pouvoir, il se rendra compte des immenses contraintes qui pèseront sur lui. L’on peut d’ores et déjà parier qu’il devra passer des accords programmatiques et jeter des ponts avec les oligarchies nationales pour pouvoir gouverner le pays, ce qui l’obligera à domestiquer son programme et à le recentrer. La realpolitik finira par s’imposer à lui malgré ses promesses de campagne, comme cela s’est produit avec tous les gouvernements progressistes d’Amérique latine.

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire récente de l’Amérique latine qu’une force politique arrive au pouvoir en prétendant lutter contre l’extractivisme et défendre la “Terre Mère” (on pense notamment au cas de la Bolivie d’Evo Morales). Cependant, malgré d’indéniables avancées sociales, ces forces n’ont pas été en mesure de contenir la dynamique écocide du capitalisme. Y a-t-il une raison de croire que le gouvernement de Petro et Marquez aura plus de succès à cet égard ? Ne courons-nous pas le risque d’une nouvelle désillusion comme celle qui semble déjà toucher le Chili de Boric ?

Soyons modérés dans nos attentes. Nous avons vu que les régimes progressistes comme ceux qui ont pris le pouvoir en Amérique latine ces dernières années n’ont pas pu aller à l’encontre de la reproduction du capital. Petro lui-même le reconnaît ouvertement. Qu’est-ce que cela signifie ? Tout simplement qu’il ne sera probablement pas en mesure de s’opposer efficacement à la croissance économique, à la propriété privée ou aux investissements en capital. Certaines réglementations seront peut-être imposées, par exemple l’interdiction du fracking ou la suspension des permis d’exploration pétrolière. En revanche, je pense qu’il sera très difficile d’aller à l’encontre des intérêts de l’agrobusiness, de l’élevage extensif de bétail, de l’exploitation minière à grande échelle. Je crains également que le gouvernement de Petro ne mise trop sur les énergies éolienne et photovoltaïque, notamment sous leurs formes les plus centralisées et entrepreneuriales, et que cela ne finisse par créer des problèmes similaires à ceux auxquels sont confrontés les populations sous d’autres latitudes partout où ces mégaprojets ont vu le jour, par exemple au Mexique, dans l’isthme de Tehuantepec5.

Malgré toutes ces précautions, je crois que nous serons dans une meilleure situation par rapport aux gouvernements précédents, et je suis convaincu que ce triomphe n’est ni celui de Petro ni celui de Márquez, mais celui des secteurs populaires mobilisés qui rêvent d’inventer un avenir plus digne pour leurs peuples, dans l’espoir qu’un jour, comme le dit Francia, la dignité devienne une habitude.

Notes

  1. https://www.comisiondelaverdad.co/?fbclid=IwAR3xIQM-004Hc6u03BcoPERbqgLdCmd5Mqj609AnrnklEgEt7O64-JdQlZk[]
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Scandale_des_faux_positifs[]
  3. https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2017/12/09/marichuy-la-voix-des-indiens-au-mexique_5227154_3222.html[]
  4. https://reporterre.net/En-Colombie-sur-la-trace-des-leaders-sociaux-assassines[]
  5. https://reporterre.net/Le-sale-business-des-eoliennes-d-EDF-au-Mexique[]