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Dans une tribune récemment parue au Journal du Dimanche1, trois figures centrales du monde de l’industrie et de l’énergie nous invitent à économiser les ressources et proposent une « sobriété d’exception » pour sauvegarder la « cohésion sociale » et « accompagner la transition durable ». Une ingénieure centralienne qui a passé plusieurs décennies à développer les forages pétroliers aux quatre coins du monde ; un polytechnicien qui a œuvré dans l’industrie de l’armement et les télécommunications avant de prendre la tête d’EDF ; un troisième individu multi-casquette, toujours polytechnicien, devenu le grand patron de Total. Voici donc le trio qui vient nous faire la leçon et nous proposer ses solutions pour sortir de l’impasse.

On imagine ces trois personnages se coordonner entre deux vols en jet privé pour rédiger cette tribune d’anthologie. On imagine surtout les armées de communicant·es pesant et soupesant chaque mot – ce qui explique peut-être le vide du contenu. Dans ce type de texte, typique de la communication d’entreprise, les mots deviennent abstraits et hors-sol : ils ne renvoient à rien dans le monde réel, seulement à de la propagande qu’il convient de déconstruire.

Ces trois-là nous invitent donc à une « prise de conscience » et à des actions collectives et individuelles afin de réduire nos dépendances énergétiques, diminuer les émissions de CO2 tout en préservant le pouvoir d’achat. Ils affirment que chaque geste compte, sans jamais préciser quels types de gestes ils ont engagé de leur côté. Alors même que ce sont eux et leurs prédécesseurs qui ont construit le monde monstrueusement énergivore dans lequel nous vivons, ils prétendent offrir une solution pour en sortir. Rappelons simplement qu’entre 1820 et 2000, la consommation mondiale d’énergie a été multipliée au moins par 252. Encore est-ce une moyenne qui cache d’énormes disparités sans cesse plus criantes : en 2015, un nord-américain consomme 282 gigajoules par an, contre 4,5 pour un habitant du Malawi. Mais ces inégalités se retrouvent également à l’intérieur des sociétés riches : dans les années 2010, les foyers les plus aisés consomment plus de trois fois plus d’énergie – sans même parler des émissions de gaz à effet de serre – que les plus pauvres, pour lesquelles la facture est bien plus élevée relativement aux revenus3.

Graphique emissions annuelles mondiales de CO2
Crédit : https://ieep.eu/news/more-than-half-of-all-co2-emissions-since-1751-emitted-in-the-last-30-years

Pire, depuis la Convention de Rio de 1992, un des “réveils écologiques” censé amorcer une bifurcation, les émissions de gaz à effet de serre ont explosé. Sur les trente dernières années, l’accélération n’a pas d’équivalent : tout ce qui a été émis depuis cette date représente la moitié de l’ensemble du CO2 émis depuis 17514. Autrement dit, l’essentiel de ce qui a été brûlé l’a été en connaissance de cause après Rio et les promesses politiques de sobriété. Les industries du pétrole, charbon et gaz ont continué à forer en toute connaissance de cause. Rappelons qu’en 1992, à l’approche du sommet de Rio, Jean-Philippe Caruette, le Directeur de l’environnement de Total, alimente le doute dans le magazine d’entreprise de Total, aujourd’hui appelé Énergies5 :

Certes, il existe une relation entre la température et la teneur en gaz carbonique de l’atmosphère, mais cette relation n’autorise pas une extrapolation conduisant à des scénarios plus ou moins catastrophiques sur le réchauffement climatique de la planète à cent ans et ses conséquences sur le niveau des mers et la climatologie. Et surtout, il n’existe aucune certitude sur l’impact des activités humaines, parmi lesquelles la combustion d’énergies fossiles.

Certains verront peut-être comme une bonne nouvelle le fait que des dirigeants si haut placés dans le capitalisme fossile prennent ce type de position publique. Nous y voyons au contraire un cynisme insupportable, une impasse politique, et surtout l’une des raisons de la paralysie globale dans laquelle nous sommes plongés.

Que ces individus – qui devraient d’abord démissionner en reconnaissant humblement leurs responsabilités dans les catastrophes en cours – se permettent de continuer à donner des leçons au peuple, d’asséner leurs fausses solutions à base d’investissements massifs et de toujours plus de libéralisation du marché de l’énergie, tout cela nous plonge dans un mélange de stupeur, de rage et de lassitude.

Depuis 50 ans, les mêmes apories se répètent sans cesse. Dans les années 1970, à l’époque des premières alertes environnementales globales et des chocs pétroliers, les appels aux économies d’énergie étaient déjà omniprésents. Les grands patrons et les élites modernisatrices d’alors appelaient déjà le peuple à se serrer la ceinture tout en encourageant le consumérisme débridé6, ils promettaient des technologies propres pour le début du XXIe siècle grâce aux progrès de l’efficacité et à l’innovation7. C’est pourtant bien l’inverse qui s’est produit : les consommations n’ont cessé de croître et les modes de vie de devenir plus énergivores, sous notamment l’impulsion des multinationales du pétrole et du gaz, aidées par les États modernisateurs. Il y a fort à craindre qu’il se passe la même chose une fois la guerre en Ukraine terminée : les grands patrons feront tout pour relancer la croissance des consommations et donc de leurs profits.

L’un des drames de notre temps est le brouillage incessant des messages et des lignes de clivage qui nous laisse impuissant·es, le flou qui entoure les enjeux, noyés dans la communication. Nous ne voulons pas de leurs fausses promesses et de leurs solutions, parce que nous ne croyons pas que des innovations technologiques associées à des « investissements massifs dans l’efficacité » puissent résoudre quoi que ce soit.

La petite musique de la responsabilité et de la sobriété énergétique individuelles est indécente tant qu’elle demeure indifférenciée. De nombreux·ses français·es souffrent du froid en hiver par manque de moyens. Ils et elles savent déjà, bien mieux que messieurs Pouyanné et consorts, ce qu’est la « sobriété énergétique ». Tout comme les inscrit·es à l’aide alimentaire, dont le nombre ne cesse d’augmenter depuis deux ans (entre 4 et 7 millions de personnes ont eu recours à l’aide alimentaire en 20208). Et que dire des millions de personnes contraintes d’utiliser leur véhicule pour aller travailler parce que trente ans de spéculation immobilière et de promotion du tourisme ont rendu les centres des grandes villes inaccessibles pour beaucoup ? Doit-on modérer notre consommation d’essence en nous mettant volontairement au chômage ?

photographie de gilets jaunes
Crédit : David Jouary, https://pleinledos.org/

Les Gilets jaunes manquent au débat public semble-t-il. Les plus riches – particuliers et entreprises – disposent au contraire d’une grande latitude pour accroître leur sobriété, que ce soit en diminuant les dividendes versés aux actionnaires, en renonçant à des aides publiques dont l’économie réelle n’a jamais vu la couleur, ou en stoppant l’augmentation vertigineuse des fortunes privées ces dernières années. Ne laissons pas cette opération cynique d’enfumage et d’inversion des responsabilités prospérer, au risque de voir s’installer, d’abord dans les médias dominants puis dans la bouche du gouvernement, la ritournelle du « rationnement de tous pour l’intérêt commun ». Puisque les responsabilités et les fortunes sont inégales, le rationnement doit l’être aussi.

La sobriété est une nécessité et une urgence. Mais elle n’a rien à voir avec la réorientation des investissements des grands énergéticiens, ni avec les appels paternalistes de grands patrons voraces. Elle implique d’autres modes de vie, d’autres infrastructures, que Total, Engie ou EDF ne voudront jamais nous aider à inventer. Elle nécessite des ruptures profondes avec nos subjectivités façonnées par deux siècles d’industrialisation débridée, comme avec les modèles économiques dominants, libéraux et croissancistes, qui ne cessent d’accélérer la course à l’abîme en multipliant les promesses de prospérité et de pouvoir d’achat tout en réprimant les alternatives concrètes. C’est l’horizon même du « pouvoir d’achat » qu’il faut interroger : face à l’effondrement du vivant, aux changements climatiques, aux inégalités criantes, l’ensemble du paradigme moderne doit être revu. Mieux vaut chercher le bien vivre et le pouvoir vivre pour toutes et pour tous, associés à des formes d’organisation collective harmonieuses entre les humains et les autres qu’humains, en commençant par limiter le pouvoir de détruire des plus riches et des possédants.

Loin d’être le signe rassurant d’une prise de conscience récente, le souci de freiner la dépendance aux combustibles fossiles n’a cessé d’accompagner l’expansion des sociétés industrielles. Mais hier comme aujourd’hui, elle se heurte à de multiples freins qui entravent toute action : l’inertie politique et l’influence des lobbys, les divisions de la communauté internationale, le poids des imaginaires, la confiance excessive dans l’inventivité humaine censée résoudre le problème, ou encore la dépendance aux choix techniques du passé. Tout cela doit nous rappeler à quel point il est coûteux et difficile de modifier un système technique aussi ancien, complexe et dense.

Après avoir vampirisé les sols et saturé les esprits de marchandises, au nom de la triade extraction-production-consumation, une partie de l’élite économique en appelle à la sobriété. Que craignent-ils au juste ?

Lorsque des dealers annoncent qu’ils ont une rupture de stock sur leurs produits phares, on peut s’attendre à une réaction imprévisible de clients rendu complètement addictifs. Le client, c’est chacun de nous, façonné par mille dispositifs et infrastructures qui nous tiennent en dépendance d’une mégamachine écocidaire. La formule pudique de la tribune évoquant une « menace [sur] notre cohésion sociale » mérite d’être traduite : ce que craignent puissants et gouvernants, c’est une révolte sociale d’ampleur devenant incontrôlable. Ce n’est pas tant le CO2 qui les effraye – ils ont largement participé à l’organisation du déni climatique depuis 50 ans –, mais la relance d’une mobilisation populaire dont les Gilets Jaunes ont ouvert la voie.

Hasard des calendriers : au moment où la quantité de gaz russe acheminée par pipeline diminue et fragilise les approvisionnements, la gendarmerie a commencé à recevoir une partie des 90 véhicules blindés de maintien de l’ordre. Commandé à l’automne 2020, dans le sillage des émeutes de 2016, le « Centaure » est « dédié aux crises de haute intensité »9. Nous y sommes. L’impasse écologique de plus en plus manifeste et l’organisation capitaliste de la pénurie ne peuvent que produire des situations infernales. À l’énergie fossile déclinante, l’énergie politique subversive, intermittente mais infiniment renouvelable, offre le seul point d’appui réaliste.



Au lieu de ces tribunes floues et indécentes, qui se contentent de répéter des éléments de langage complètement hors-sol, nous avons besoin d’expériences et d’utopies concrètes, pour nous émanciper des imaginaires de la puissance et retrouver des formes de vie plus simples et attentives au monde. Et surtout, nous n’avons plus besoin de grands patrons modernisateurs pour nous indiquer le sens de l’histoire.


Notes

  1. Voir « Le prix de l’énergie menace notre cohésion » https://www.lejdd.fr/Societe/tribune-nous-devons-collectivement-agir-sur-la-demande-en-energie-4119737[]
  2. www.energyhistory.org[]
  3. Jean-Pierre Lévy, Nadine Roudil, Amélie Flamand et al., « Les déterminants de la consommation énergétique domestique », Flux, 2014/2 (N° 96), p. 40-54[]
  4. http://www.globalcarbonatlas.org/en/CO2-emissions[]
  5. voir https://www.terrestres.org/2021/10/26/total-face-au-rechauffement-climatique-1968-2021/[]
  6. https://www.terrestres.org/2020/09/30/relire-lutopie-ou-la-mort/[]
  7. On trouve par exemple dans la la revue “Pétrole progrès” publié par les pétroliers, un article qui annonce la voiture propre pour l’an 2000 pour contrer les alertes du club de Rome et autres débats énergétiques de l’époque : « Vers l’automobile non polluante », Pétrole-Progrès, printemps 1971, n° 94-95, p. 7. Plus généralement, Philippe Bihouix, Le Bonheur était pour demain. Les rêveries d’un ingénieur solitaire, Seuil, 2019.[]
  8. https://solidarites-sante.gouv.fr/archives/archives-presse/archives-communiques-de-presse/article/cocolupa-le-comite-national-de-coordination-de-la-lutte-contre-la-precarite ; https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/6466177/IP_1907.pdf[]
  9. https://twitter.com/Gendarmerie/status/1536319311228321794?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1536319311228321794%7Ctwgr%5E%7Ctwcon%5Es1_&ref_url=https%3A%2F%2Finfodujour.fr%2Fsociete%2F58492-les-nouveaux-blindes-des-forces-de-lordre[]