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Le récent « Convoi de la Liberté » des camionneurs canadiens et de leurs compagnons de route s’est sans doute inspiré du mouvement des Gilets Jaunes de 2018 pour fermer le pont Ambassador et trois autres ponts frontaliers, ainsi que pour provoquer divers autres arrêts de la circulation décrits comme des « occupations », afin de protester contre les obligations vaccinales du gouvernement. Mais il est probable qu’ils se soient également souvenus de l’histoire des blocages frontaliers autochtones qui avait vraiment commencé avec le blocage du pont de Cornwall en 1968 par les Kanien’kéhaka d’Akwesasne.

Il est plus que probable, voire certain, que les faux insurgés du 6 janvier 2021 avaient en tête, à la fois comme figure antagoniste et comme exemple (un véritable épisode de folie amour/haine, l’amour étant fermement nié et pourtant partout évident), le soulèvement consécutif à la mort de George Floyd aux USA l’été précédent – et ont ainsi porté au Capitole les nombreux précurseurs de ce soulèvement, de Watts en 1965 à Ferguson en 2014 et au-delà.

Occupations, émeutes, blocages d’infrastructures essentielles, telles sont les tactiques fondamentales parmi celles que l’on appelle ailleurs les luttes de circulation : ne nécessitant pas d’accès privilégié au processus de production, se déroulant dans un espace public ambigu contrôlé par l’État, interférant souvent avec la circulation des marchandises. Ces tactiques ont des origines anciennes mais, depuis les années 1960 et 1970, elles ont de plus en plus orienté le répertoire de l’action collective dans le monde occidental. Bien qu’elles puissent s’attacher à certaines tendances politiques en jeu dans leur forme d’action, ces tactiques ne présentent cependant pas de relation intrinsèque avec une politique spécifique – contrairement à la grève, par exemple, qui implique l’action des travailleurs en tant que travailleurs.

C’est à la fois leur force et leur faiblesse. Les luttes de circulation sont ouvertes – plus ou moins – à tous. Mais, ces dernières années, elles ont été associées à ce qu’Immanuel Wallerstein a appelé des « mouvements anti-système », souvent militants. Il est donc inévitablement troublant de voir ces tactiques migrer à travers le spectre politique (dans la mesure où ce spectre, problème lié au précédent, est encore opérationnel). Depuis le point culminant de l’été 2020, et le calme relatif du militantisme de gauche depuis la répression du soulèvement relatif à la mort de George Floyd, ces tactiques ont fait leur chemin vers la droite, portées par des mouvements dont l’usage du mot liberté fait référence à – et constitue à la fois une demande pour – un État encore plus virulemment réactionnaire que celui qui existe actuellement.

C’est un aspect curieux de notre présent dans le noyau capitaliste : la lutte de la circulation, mais devenue nationaliste.

La question de savoir comment voyagent les tactiques a fait l’objet de nombreux débats. Il est rare que ce soit aussi direct que : un groupe B remarque la manœuvre efficace du groupe A et l’adopte purement et simplement. Ou plutôt, c’est exactement ce qui se passe – mais comment ? Pourquoi la tactique du groupe A est-elle efficace en premier lieu, et pourquoi le groupe B la choisit-elle parmi toutes les tactiques efficaces des dix ou cinq dernières années ? Et pourquoi s’avère-t-elle à nouveau efficace, dans ce qui semble être un contexte politique différent ? Une déclaration bien connue du Comité Invisible insiste sur le fait que « les mouvements révolutionnaires ne se propagent pas par contamination mais par résonance ». Cela semble profond, mais est littéralement superficiel : car il s’agit alors d’imaginer le problème en deux dimensions seulement, une surface à travers laquelle les événements « se propagent », bien que ce ne soit ni par contact ni par contiguïté, mais en sautant de manière discontinue en fonction des vibrations.

La ressemblance superficielle des événements ne fournit pourtant des preuves qu’en termes de corrélation. La causalité, si elle existe, est en effet plus souterraine, enfouie dans une troisième dimension : elle désigne une circonstance, un ensemble partagé de forces historiques qui poussent les événements vers le haut, vers la lumière du soleil sous des formes particulières. Ces formes ne sont pas données par les positions des acteurs sur le spectre politique, mais par des conditions réelles qui présentent certaines tactiques comme plus viables, accessibles, efficaces. Et parce que les conditions les plus puissantes sont souvent les plus répandues, les tactiques qu’elles proposent sont susceptibles d’apparaître dans toutes sortes d’endroits, utilisées par toutes sortes de groupements. Pour ne prendre qu’un seul exemple : si la nécessité d’un transport rapide et sans friction des marchandises est devenue de plus en plus visible à l’ère de la révolution logistique, la pandémie a mis en pleine lumière les chaînes d’approvisionnement mondiales au point que l’on pourrait les voir dans toute leur fragilité depuis la galaxie voisine… Les luttes de circulation ont migré vers la réaction, ou plutôt elles se sont étendues à tout le spectre politique, en vertu d’une très simple raison : les luttes se produisent aux points de vulnérabilité de l’économie politique planétaire, et aux points de contact où les populations sont gérées. Et ces points ont changé pour tout le monde, et pas seulement pour les personnes avec lesquelles nous pouvons ressentir une certaine affinité ou solidarité.

Sans répéter ce qui est un argument plutôt élaboré, la capacité de gérer les populations du noyau postindustriel par la discipline salariale s’est constamment érodée. Les taux de chômage tant vantés ne peuvent pas masquer la faiblesse persistante des taux de participation à la vie active et la diminution de l’emploi à temps plein. La misère particulière qu’est l’exploitation capitaliste se poursuit à un rythme soutenu. Mais les formes de gestion associées à la colonie – la violence directe du pouvoir de l’État – sont devenues de plus en plus centrales pour faire respecter l’ordre social dans la métropole, comme Aimé Césaire l’avait prévu il y a soixante-dix ans dans son Discours sur le colonialisme. Il ne s’agit pas d’un choix librement consenti, mais d’une voie prévisible étant donné la capacité limitée du capital à internaliser de manière rentable les nouveaux facteurs de travail. En d’autres termes (pensons aux débats sur la façon dont les intensifications du maintien de l’ordre retombent sur la population), la forme et la portée du maintien de l’ordre contemporain fournissent un exemple utile de la manière dont les forces de la violence d’État sont (comme leurs antagonistes) limitées dans leurs tactiques.

Cela est en outre vrai pour le capital dans ses efforts pour s’emparer du profit. Au cours de la même période de croissance explosive du maintien de l’ordre et de l’incarcération, et pour les mêmes raisons (concernant la nécessité pour le capitalisme, face à la diminution de l’accumulation mondiale, de chercher des mesures compensatoires à la baisse des profits – diminution des coûts de circulation, accélération du temps de rotation, abaissement des intrants), l’économie politique mondiale a, à bien des égards, intensifié les pressions sur les stratégies extractivistes, le commandement logistique et les constructions massives d’infrastructures, et s’est orienté vers des projets capitalistes fonctionnant à une vitesse et à une échelle nécessitant la coordination et la force étatique.

Comprendre ainsi les contraintes qui pèsent sur les luttes devrait, on l’espère, nous prémunir contre toute extension au réflexe de la sympathie à une quelconque tactique donnée. Les blocages seront certes au centre de tout mouvement social réussi vers la libération, mais cela ne rend pas ces derniers intrinsèquement libératoires. Il en va de même pour les occupations, les rébellions, même si celles-ci prennent d’assaut un Capitole.

Et pourtant, on rencontre parfois cette sympathie chez ceux qui s’identifient à la position anti-État. Le rejet total de toute intervention de l’État, dans ce qui est devenu un conspirationnisme (conspiracism) autoproclamé, a ses représentants dans tout le spectre politique, ce qui correspond à l’éventail de tactiques par lequel nous avons commencé cet article. Parmi les intellectuels de gauche, ce conspirationnisme n’a pas de représentant plus connu que Giorgio Agamben, récemment rejoint par le Comité Invisible1, un groupe qui peut (ou non) inclure d’anciens étudiants du philosophe. De telles positions s’alignent sur un anti-étatisme réflexe existant à la gauche extrême de l’échiquier politique (nombre de mes amis anarchistes refuseraient pourtant de s’identifier à la gauche, et ce pour de bonnes raisons) ; elles semblent également s’aligner sur l’anti-étatisme prétendument populaire de mouvements comme le « Convoi de la Liberté », qui s’est à son tour attiré la sympathie de la gauche anti-État.

Telle est la situation d’enchevêtrement compliquée : le « Convoi de la Liberté » (et sans doute le pseudo-coup d’État du 6 janvier aux USA) semble à la fois annoncer une politique anti-État, s’inspirant de tactiques identifiées à la lutte directe anti-État. Pourquoi dès lors quelqu’un qui nourrit une méfiance fondamentale à l’égard de l’État – ou, d’ailleurs, quelqu’un qui croit que, même si elle est éthiquement neutre, la forme de l’État ne peut plus avoir de potentiel libérateur propre – ne trouverait-il pas dans ces événements récents, dans les luttes de circulation à droite, quelque chose vers quoi il pourrait être tout à fait favorable ?

Une réponse à cette énigme passerait par le choix en faveur de la politique de l’ennemi-de-mon-ennemi – mais cette dernière se réfute assez facilement. On peut en effet partager un principe général – par exemple, que l’État ne devrait pas avoir l’autorité de décider qui peut ou ne peut pas gagner un salaire, dans une société où la nourriture coûte de l’argent – sans imaginer que les réactionnaires proposent un quelconque projet libérateur. Ils n’ont pas non plus l’intention, même incidemment, d’effilocher les fibres du pouvoir de l’État. À maintes reprises, ils ont fait savoir – de DeSantis (gouverneur de la Floride) à Hochul (gouverneure de New York), de Roman Baber (ancien membre du Parlement de la Province d’Ontario) à Justin Trudeau – qu’ils préféreraient en fait un État encore plus autoritaire. Ceux qui voulaient pendre le vice-président des USA et se battre contre la police du Capitole ont simplement identifié Pence et ces flics comme anti-État, des traîtres à la vraie nation. Ce que nous voyons est une lutte entre des visions concurrentes de la manière dont l’État devrait imposer sa loi, et s’identifier à l’une ou l’autre de ces visions revient à prendre le parti de l’État. Comme avec les Janviéristes de 2021, le « Convoi de la Liberté » a affirmé qu’il souhaite une grande restauration de l’ordre, mais juste du genre qu’ils aiment, eux, ces archistes de premier ordre2.

Plus important toutefois que de reconnaître qui, sur le moment, est ou n’est pas un étatiste autoritaire, est l’excès du pouvoir de l’État qui précède ce moment. Face à certaines des affirmations les plus invraisemblables d’Agamben sur la domination biopolitique, qui culmine avec son analogie de la preuve vaccinale à l’étoile jaune portée par les Juifs dans les camps de concentration3, le perspicace Benjamin Bratton a opposé une « biopolitique positive »4. Adam Kotsko, l’un des traducteurs d’Agamben, a offert une analyse soutenue et réfléchie qui, en fin de compte, repère chez Agamben l’incapacité à supposer la possibilité d’une action coordonnée de l’État empêchant, plutôt que produisant, la vie nue5.

Mais ces deux approches hypostasient également l’État, même si elles ne fétichisent pas son pouvoir et son autonomie au même degré. Paradoxalement, l’expansion de la violence étatique dans le noyau capitaliste décrit ci-dessus signifie sa faiblesse réelle et son manque d’autonomie. L’État moderne, comme Adam Smith l’a souligné très tôt, a toujours été chargé de coordonner les intérêts du capital dans son ensemble, de négocier ses contradictions, et c’est ce qui explique en grande partie la forme prise par l’État. Pendant la pandémie, la plus dramatique de ces contradictions a été celle entre le besoin à court terme de forcer suffisamment de gens à travailler pour que le capital ne s’effondre pas là où il était fragilisé, et le besoin à long terme d’une main-d’œuvre suffisamment saine pour produire des biens, des services et de la plus-value l’année et la décennie suivantes (c’est par rapport à cette tension entre les besoins immédiats du capital et ses conditions de survie que la pandémie ressemble vraiment à ce qui concerne l’effondrement climatique).

Dans ces conditions, les oscillations paniques, et haletantes, de la politique de l’État – qui entrent en collision à tous les niveaux, du district scolaire et du comté à la province et à la nation – ne décrivent pas les tiraillements opposant le raisonnable à l’horrible, le meilleur au pire, le bon au mauvais État. « Oscillation » est juste le nom adéquat pour décrire le saut d’un côté à l’autre d’une contradiction que l’État ne peut pas résoudre. Cette série de spasmes, si visibles et si graves, donne certainement l’impression que l’État est la source de ces déclarations et contre-déclarations en dents de scie, changeant chaque semaine, allant d’un mandat à son revirement, ici la domination du dernier décret en vigueur, là les plus vulnérables forcés de s’exposer à la pandémie, et ainsi de suite. Pendant ce temps, de vastes pans de l’humanité, « travailleurs essentiels » en tête, sont confrontés à la contradiction entre mourir du SRAS-CoV-2 et mourir de faim.

Pour Agamben, ce sont les camps, toujours les camps, qui fournissent le paradigme et l’allégorie. Si l’ordre éthico-théorique du monde doit être arbitré en fonction de l’Holocauste européen (de la Shoah), et je ne suis pas sûr que ce soit le cas, il est peu plausible de l’inscrire comme l’histoire de l’État, et encore moins de l’État d’exception. « Au bout du capitalisme, désireux de se survivre », précise Césaire dans le livre déjà mentionné, « il y a Hitler ». Cette référence semble bien plus pertinente que les revendications actuelles des différents États en guerre en Ukraine, se montrant du doigt et – en miroir – criant « Hitler » à chaque respiration.

Il est trop facile, bien sûr, d’entonner un « c’est le capitalisme, mon vieux », en particulier lorsque la structure devant nous est un capitalisme contraint d’agir de plus en plus dans ses pays d’origine comme une puissance coloniale, ressemblant de plus en plus à une occupation territoriale soumise à violence directe – et dépendant de l’État non seulement pour la coordination, pour la médiation de ses contradictions, mais aussi pour la discipline sociale. De plus, les contraintes (pas les déterminations) relatives à la façon dont nous luttons contre cela sont réelles aussi, et il n’est pas bon de supposer que nous pourrions simplement fléchir notre volonté politique et choisir nos tactiques librement. Cette idée est pour les idéalistes.

Néanmoins, il est utile de nous rappeler qu’il ne faut pas exagérer les pouvoirs de l’État, que ce soit en tant qu’antagoniste ou que sauveur, en tant que problème ou que solution, mais plutôt de reconnaître sa raideur désespérée comme sa véritable faiblesse et sa condition subordonnée. Il n’est pas la source de notre non-liberté, seulement son gestionnaire.

Et nous pourrions également reconnaître que la généralisation de certaines tactiques nous renseigne peu sur le caractère politique de celles et ceux qui les emploient, mais beaucoup sur leur propre force et leur nécessité dans les conditions actuelles. Nous ne sommes pas du côté de l’émeute, mais du côté du soulèvement pour George Floyd ; nous ne sommes pas solidaires des blocus, mais de l’histoire de la protection des terres et de l’eau par les autochtones. Alors que nous réfléchissons à la manière de nous battre, comme nous le devons, c’est-à-dire rapidement, il sera utile de réfléchir aux sites de vulnérabilité, à la manière dont ils ont pu changer, et à ce que cela rend possible.


 Publication initiale : Verso, le 16 Mars 2022. Traduction : Frédéric Neyrat

Joshua Clover est écrivain et professeur de littérature anglaise et de littérature comparée à l’université de Californie Davis. Il est l’auteur en 2019 de Riot. Strike. Riot. The New Era of Uprisings.


  1. https://schisme.org/comite-invisible/communique-n-0[]
  2. Partisans du pouvoir, d’un pouvoir étatique central. NDLR[]
  3. https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-cittadini-di-seconda-classe[]
  4. https://www.versobooks.com/blogs/5125-agamben-wtf-or-how-philosophy-failed-the-pandemic[]
  5. https://slate.com/human-interest/2022/02/giorgio-agamben-covid-holocaust-comparison-right-wing-protest.html[]