Entretien réalisé par Marin Schaffner avec Mathias Rollot, auteur de Les Territoires du vivant, un manifeste biorégionaliste, Wildproject, 2023.
Marin Schaffner : Dans la postface à la réédition de ton ouvrage Les Territoires du vivant1, tu écris que le biorégionalisme est une utopie à la fois radicale et nécessaire. Je voudrais bien qu’à partir de ça, on revienne sur la notion de « biorégion », ses origines éco-anarchistes, et sur les manières dont elle est transposée en France. Ma première question est donc la suivante : selon toi, l’idée de « biorégion » telle qu’elle est comprise et reprise aujourd’hui en France peut-elle nous aider à changer nos habitudes ? Ou, autrement dit, la vois-tu comme un outil opérant pour nous orienter vers une société plus écologique, et donc pour renverser la société mortifère qui nous a amené dans ce cul-de-sac ?
Mathias Rollot : J’adorerais pouvoir dire que oui. Mais, pour être tout à fait franc, je ne sais pas si l’idée de « biorégion » peut vraiment faire quelque chose pour nous. Quatre remarques au moins pourraient être avancées pour expliquer ce doute.
Première remarque : une notion seule ne peut pas grand-chose. C’est une évidence, mais qui tend fréquemment à être oubliée. Invoquer continuellement la notion de « paix » ne suffit pas à amener la paix dans le monde. La notion de « paix » est incapable de résister, seule, à la violence. Ou, comme le disait l’autre, « le concept de chien n’aboie pas ».
Deuxième remarque : tout dépend de ce qu’on met derrière le mot « biorégion ». Il faut sans doute le dire et le redire encore : le concept naît dans l’esprit d’artistes radicaux et de militants éco-anarchistes, pour décrire ce que tente de réhabiter les communautés du « retour-à-la-terre ». On est au début des années 1970, non seulement dans un contexte géographique et politique différent du nôtre, mais aussi dans l’esprit de gens qui n’étaient ni des universitaires ni des professionnel·les de la politique, mais bien des écologistes de terrain, préoccupé·es par la catastrophe à l’œuvre et la possibilité de mettre en place, au plus vite, un monde radicalement différent de celui – capitaliste, dominateur et spéciste – que nous connaissons.
De fait, si aujourd’hui on constate que ce mot est utilisé par des acteurs institutionnels, des établissements ministériels et des pôles métropolitains, comme un assemblage un peu vague de « territoire » et de « respect de la nature », alors tout porte à se méfier ! Dans ces discours, il me semble que « biorégion » équivaut tout à fait à « éco-territoire » : c’est d’un simple localisme vert dont il s’agit… Et en quoi est-ce que ça nous sort vraiment de notre monde obsolète ? Le localisme vert, au contraire, c’est exactement l’idéologie vers laquelle se dirige aujourd’hui l’extrême-droite française, lorsqu’elle amalgame par exemple souveraineté productive et pensée xénophobe ; ou lorsqu’elle soutient les labellisations « produit en France », « fraises françaises », « énergie française », pour des raisons à la fois écologiques mais aussi racistes. C’est alors à toute l’ambiguïté du biorégionalisme dépolitisé qu’on doit faire face. À juste titre, le journal La Décroissance avait d’ailleurs publié un article dès 2006 intitulé « Biorégionalisme, danger »2 pour souligner la possible dérive identitaire du concept.
Troisième remarque : par-delà les récupérations un peu grossières du concept, si on pense que la biorégion, c’est juste un autre genre de découpage administratif, à mi-chemin entre un département et une région, ou entre un pays et un continent, alors à nouveau, nous sommes face à un concept inutile, voire contre-productif, qui ne fait que reconduire une pensée du découpage, de la fixité et de la supériorité humaine sur la géographie et les milieux. C’est juste un nouveau verbiage pour dire « territoire », au sens le plus anthropocentré du terme ; ça ne permettra d’opérer aucun grand tournant écologique.
Et puis, quatrième remarque : une biorégion sans biorégionalistes, ou plutôt sans « réhabitant·es », ça n’existe pas ! En effet, une biorégion ce n’est pas non plus une éco-région, un biotope, bref une zone géographique purement « naturelle » ; c’est un récit collectif qu’un ensemble de communautés porte au sujet des manières de vivre durablement en un point précis de la biosphère. Une biorégion, de ce point de vue-là, c’est un nœud « natureculturel » (comme dirait Donna Haraway) – c’est un imaginaire écologique, c’est une orientation de vie écocentrée, c’est un programme de cohabitation collective avec le non-humain. De fait, il est ridicule d’essayer de dessiner les frontières d’une « biorégion » où n’habiteraient que des consommateur·rices fasciné·es par la société du spectacle, nourri·es aux intrants numériques et à l’hyper-réalité des réseaux sociaux, préoccupé·es avant tout par la réussite sociale, l’accumulation de pouvoir et de capital…
Voilà qui éclaire déjà pourquoi il me semble qu’en l’état, le concept seul de « biorégion » ne nous aidera sûrement pas à grand-chose !
Je suis d’accord avec tout ça mais, pour autant, les courants biorégionalistes américains ont quand même proposé tout un tas de pratiques pour travailler à ce « grand tournant écologique », non ?
Oui en effet, à plusieurs égards, plutôt que d’invoquer le mot-magique de « biorégion », je crois qu’on devrait plutôt s’intéresser aux multiples courants biorégionalistes dans toute leur diversité et leur complémentarité. D’autant que le concept de « biorégion » n’est pas le seul qu’ils et elles ont pu inventer et utiliser depuis 50 ans ! On a évoqué celui de la « réhabitation », mais on pourrait aussi parler de l’éducation populaire et du « vivre in-situ » chez Berg3, des pratiques cartographiques conceptualisées par Doug Aberley ou Sheila Harrington4 ou encore de la planification biorégionaliste conçue par les Todd et poursuivie par Robert Thayer5. Dès 1985, L’Art d’habiter la Terre de Kirkpatrick Sale (traduit en 2020 chez Wildproject) pose les bases théoriques fondamentales du mouvement biorégionaliste, ou pour être plus précis, des mouvements biorégionalistes, tant l’idée initiale a fini par essaimer à l’international et y fleurir différemment au fil du temps, de l’Australie à l’Amérique du Sud en passant par le Japon et l’Italie.
Suite à quoi, on pourrait ensuite se demander comment, nous-mêmes, nous pourrions participer à des formes de mouvements biorégionalistes locaux contemporains. C’est-à-dire non pas « parler de biorégion », mais « faire biorégionalisme », ici et maintenant. Mais c’est, là encore, une question épineuse, à laquelle on ne devrait répondre qu’avec beaucoup de prudence. Car, outre la diversité des personnes qui se sont revendiquées du biorégionalisme, c’est le sujet même de la « transition écologique » qui est au cœur du problème lorsqu’on parle de « grand tournant ». Or, en un certain sens, le mouvement biorégionaliste est tout sauf un bon outil pour opérer la « transition » ! Parce que « transition biorégionaliste » est un oxymore et parce que « biorégion » et « transition » s’opposent.
Je m’explique. À bien des égards, le mouvement biorégionaliste américain, celui qui est né à la fin des années 1960 à San Francisco, était hautement révolutionnaire. Alors que l’idée de « transition », elle, est hautement contre-révolutionnaire ! Dire la possibilité d’une transition, c’est en quelque sorte dire la possibilité de faire transiter délicatement le système mortifère actuel vers un état durable. C’est, littéralement, chercher à aider le système à résister à l’obsolescence qui le frappe. Autrement dit, c’est la tentative de prolonger le « développement durable » – la volonté de continuer à se développer, durablement – en reformulant cette idéologie par le biais d’un concept extérieur, qu’on absorbe, qu’on vide de sa substance et qu’on met au service même de ce qu’il prétendait initialement dénoncer.
C’est de la sorcellerie !, pourrait-on dire avec Stengers et Pignarre6. Alors qu’évidemment le problème, c’est justement la pensée développementiste ; et que, la pire des choses possibles, ce serait justement que cela dure plus longtemps encore. Ce sur quoi insiste aussi très bien l’orateur de génie qu’est Aurélien Barrau7.
En fait, la transition cherche si peu la destruction, qu’en quelque sorte, elle ne cherche qu’à peine à détruire l’ancien monde – celui-là même qui a d’ores et déjà anéanti la plus grande partie des milieux, des êtres vivants et des conditions d’habitabilité de la planète. D’où, d’ailleurs, les appels contemporains répétés à la « positivité », à une écologie non « castratrice », qui ne dérange personne, qui n’oppose personne, ni les tueurs, les pollueurs et les écocidaires, ni celles et ceux qui les financent et les cautionnent (ne serait-ce qu’en ne faisant rien contre elles et eux). La transition ne fait de mal à personne, voilà pourquoi elle est si bien acceptée par le système lui-même.
Voilà pourquoi ce monde met aujourd’hui tant d’énergie à la mettre en œuvre : c’est qu’elle représente la condition même de sa survie. À l’inverse, on entend de plus en plus parler aujourd’hui d’« écologie sans transition » – je reprends là le titre du très bon ouvrage du collectif « Désobéissance écolo paris »8. Plutôt que de penser « transition » du monde existant, on parle alors plutôt de « rupture » avec le monde existant. C’est ce que signifie l’expression d’écologie de rupture, qui cherche à la fois à rompre « pour bloquer les avancées du ravage le plus vite possible » et « pour avoir les mains libres et pouvoir configurer [ses] propres usages du monde » (p. 9 de leur livre). Une écologie sans transition en ce double sens donc, à la fois d’immédiateté et de rupture.
Si on s’accorde pour dire que les fondateurs et fondatrices du biorégionalisme étaient dans cette optique de rupture, je prolonge avec la question suivante : qu’est-ce que le courant biorégionaliste a pu proposer pour opérer la « rupture » vers un monde plus écologique ?
Qui prétend utiliser le concept de « biorégion » doit vérifier sa capacité à être réellement prêt·e à opérer une rupture – rupture avec le mortifère et ceux qui s’y soumettent volontiers, avec l’extractivisme et ceux qui y contribuent involontairement, avec les idéologies patriarcales, néocoloniales et anthropocentrées qui nous habitent largement presque toutes et tous : êtes-vous prêt·es à entrer en rupture réelle avec tout cela ? Sommes-nous prêt·es à entrer en rupture avec celles et ceux que nous rencontrerons, qui portent avec eux ces paradigmes ? Même s’il s’agit de nos ami·es, de notre famille ? Même s’il s’agit de nous-mêmes ?
Mais avant de prétendre répondre à ces défis, il faut encore complexifier la critique de la transition précédemment engagée. Car, n’en déplaise, la pensée mortifère évoquée me semble présente dans la grande majorité des esprits (le mien y compris), par-delà les générations et les partis politiques, par-delà les classes sociales et les horizons géographiques. Et il faut bien reconnaître que la route est longue pour décoloniser son propre esprit, déconstruire ses habitudes, trouver des êtres et des lieux qui nous accompagnent vers des façons de penser et de faire autrement, etc. En cela, on a beau critiquer la « transition » actuelle, on a beau se placer dans une optique de « rupture » ou dans une écologie plus radicale « de la conflictualité », il n’empêche qu’il nous faut assurément nous transformer nous-mêmes, et que ça ne peut pas se faire du jour au lendemain.
Il nous faudrait tendre vers un autre soi, probablement moins « croissantiste », moins « développementiste », moins « impérialiste », moins « progressiste ». Il nous faut décoloniser nos imaginaires, réinventer presque totalement notre morale et nos manières de considérer la vie sur Terre, reconstruire une société autre. Il faudrait résister tout en réinventant à la fois l’histoire, les autres et soi-même. Or, non seulement tout cela prend du temps, mais de l’énergie, de la créativité, et encore du courage et des ressources, du soutien et une capacité immense à prendre des risques énormes. Et ce n’est ni insultant ni pessimiste que d’accepter que tout le monde n’en est pas capable. Après tout, une « rupture », psychologiquement parlant, c’est plutôt un traumatisme qu’autre chose !
En ce sens, on pourrait presque miser sur une alliance entre les contraires : un travail écologiste à la fois avec la transition (intérieure et extérieure, personnelle et communautaire, immédiate mais aussi sur le long terme…) et avec la rupture (radicale, violente et explicite, politique, éthique et cosmologique). Or, c’est là précisément ce que me semble proposer le biorégionalisme : une transformation des êtres, vers une société en rupture profonde et immédiate avec la précédente.
Et concrètement donc ? Qu’est-ce que les expériences biorégionalistes ont donné sur le terrain ?
Les expériences biorégionalistes de terrain sont variées – et tout dépend d’ailleurs de ce qu’on choisit d’inclure dans le lot ou non, la liste des projets estampillables n’étant évidemment arrêtée par aucun organisme central faisant autorité. Avec le recul, je dirais toutefois que les actions biorégionalistes se sont principalement engagées dans deux voies.
La première est celle de la mise en synergie des luttes : en dynamisant les réseaux militants existants, en créant des concepts et des occasions de rencontre, en éditant des écrits et en donnant un nouveau terrain biorégional – à la fois conceptuel et terrestre – aux diverses luttes, le biorégionalisme aurait eu selon plusieurs théoricien·nes du mouvement un impact de terrain dans sa capacité à fédérer une multiplicité de courants militants, à ancrer leurs discours dans des limites géographiques et sociales préhensibles, et encore à ré-assembler leurs combats autour d’horizons mieux capables de faire consensus.
Il est ainsi fréquent de lire sur le sujet que les courants écoféministes, zapatistes, altermondialistes, décroissants, municipalistes, antinucléaires, régionalistes ou animalistes ont pu se retrouver sur la base de luttes biorégionalistes fédératrices9. Si les esprits les plus matérialistes diront que ce n’est ni l’action de terrain la plus concrète, ni la plus visible, c’est pour moi l’action la plus intéressante de toute.
La seconde voie prise par les militant·es biorégionalistes a été celle de « l’éducation populaire ». On parle là d’une éducation aux milieux habités dans leurs dimensions plus qu’humaines, d’une éducation sensible, politique et scientifique à la fois, mais aussi d’une éducation beaucoup plus pragmatique aux techniques de restauration écologique – on relira notamment sur le sujet les ouvrages de Stéphanie Mills10. Mais surtout on parle là d’une éducation des communautés par et pour elles-mêmes. Si ainsi l’association historique Planet Drum Foundation travaille depuis 1999 en Équateur, dans la ville de Bahia de Caraquez, ce n’est nullement dans l’optique néocoloniale d’apporter à ces populations un savoir expert que l’association biorégionaliste vendrait à la manière d’une start-up.
Tout au contraire, l’action de la Planet Drum est de former les communautés locales aux différentes techniques de restaurations écologiques pour qu’elles puissent, justement, se passer d’elle à moyen terme. Cela, de façon à réouvrir une conscience, une connaissance et une capacité populaire à prendre soin de la forêt tropicale sèche. Outre le site internet de la Planet Drum Foundation lui-même, on pourrait lire le très bon article qu’a consacré le chercheur Paolo Stuppia à ce sujet – article qui présente bien l’initiative équatorienne en parallèle d’autres, notamment l’activité historique de réintroduction du saumon menée depuis plusieurs décennies dans le nord californien par le Mattole Restoration Council.
Et en quoi serait-ce vraiment différent des pratiques de bon nombre d’autres courants écologistes ?
La « rupture », au sein de mouvements tels que le Earth Liberation Front ou Earth First !, ça a signifié des actions violentes, des sabotages industriels, de la guérilla urbaine et des explosions. L’importance « d’en finir avec les compromis » et la violence intrinsèque du mouvement ont été amplement commentées par des spécialistes plus compétent·es que moi et ce n’est pas le lieu pour refaire cette histoire-là, ni pour ouvrir le débat sur la prétendue légitimité de cette violence11.
Disons juste pour l’heure à quel point ce mouvement n’était pas dénué de lien avec le mouvement biorégionaliste, ce qui a pu faire dire à un des acteurs historiques du mouvement qu’Earth First ! était le « bras armé » du biorégionalisme12 ; tandis qu’ailleurs, l’universitaire Martha F. Lee pouvait rappeler à quel point les tenants les plus biocentristes d’Earth First! fantasmaient qu’« après l’apocalypse prendrait place un monde fait de communautés biorégionales qui vivraient en paix et en harmonie avec la terre »13.
La « rupture », dans d’autres mouvements comme les Colibris par exemple – et sans vouloir caricaturer leur posture, ici un peu synthétiquement résumée –, se traduit dans les faits de façon encore assez différente. Individuelle et communautariste à la fois, elle est dans ce cadre-là très peu politisée. La rupture, c’est alors le retrait du monde mortifère, l’éloignement vers un oasis protégé, le repli plutôt dans des formes d’entre-soi. Ce qui constitue, en quelque sorte, une forme de rupture à l’exact opposé de la précédente, dans laquelle l’enjeu est de réapprendre à mener une vie parfaitement innocente, mais sans forcément se mêler outre mesure des ravages environnants commis par d’autres. Ce qui, en soit n’est pas moins gênant, car peut-on réellement se déclarer innocent quand on n’a pas même essayé d’empêcher un crime commis sous nos yeux ?
La rupture, pour les biorégionalistes, ça a donc été encore autre chose. Par-delà les réelles différences entre les multiples mouvements qui se sont inscrits sous le grand chapeau « biorégionaliste », il est possible d’affirmer qu’ils et elles n’étaient ni dépolitisé·es et retiré·es du monde, ni armé·es et violent·es non plus. Leur rupture est encore d’un autre ordre ; et peut-être que, d’une certaine façon, elle tente de joindre les deux bouts entre ces deux postures sans en reconduire les apories.
En effet, comme le souligne bien Geneviève Pruvost, « si les biorégionalistes états-uniens soutiennent des actions directes de résistance, ce n’est pas leur moyen d’action privilégié. Les biorégionalistes sont pacifistes et antimilitaristes, et n’entendent pas imposer leur programme par la force. Leur stratégie est de s’insinuer dans des groupes existants, de les convertir de l’intérieur au projet biorégional, en partant d’outils socioculturels et (…) en réenclanchant un processus de réflexion sur la vie ordinaire »14.
Pour le dire rapidement, ce qu’a proposé le biorégionalisme, c’est une rupture par l’invention créatrice, par l’art critique et contestataire, par la poésie réflexive, par l’échange intercommunautaire, par l’ouverture d’esprit, par la motivation des troupes, par la fédération de communautés, par l’éducation aux sens et aux milieux, par la restauration écologique active et partagée avec les communautés locales, etc. La rupture biorégionaliste, ce serait donc une révolution philosophique, poétique, cosmologique, ontologique – toute la vie et l’œuvre de Gary Snyder, notamment, est exemplaire de cela15.
C’est un changement dans la façon dont nous envisageons le sens de la vie sur terre ; ce qui compte, c’est ce que nous faisons concrètement de notre journée pour lui donner du sens. D’une certaine façon donc, l’approche politique anticapitaliste, décoloniale et écocentrée du biorégionalisme vient complexifier, densifier et radicaliser le « colibrisme ». L’enjeu est en effet d’un côté celui de retrouver les moyens d’une pratique quotidienne de subsistance, autonome et libre de culpabilité écologique. Mais c’est aussi, voire surtout, celui de conceptualiser, de mettre en récit et en représentation d’autres ontologies ; c’est celui de militer politiquement et de convaincre autrui ; c’est celui de bloquer – de façon non violente – la capacité de nuisance du monde mortifère actuel.
Le biorégionalisme s’est placé dans l’optique Diggers16 du « free », dans son double sens en anglais de « libre » et de « gratuit » à la fois. Tu veux un monde libéré du capitalisme ? Tu es libre de le faire advenir dès maintenant. Et ainsi les membres Diggers se sont mis à distribuer des repas gratuits dans la rue à celles et ceux qui en avaient besoin.
Si tu veux que ce monde change réellement, disait Berg, alors fais-le changer, ici et maintenant, toi-même ! C’est une optique libertaire et libératrice à la fois. Le biorégionalisme est émancipateur, et c’est en cela même qu’il est nécessairement en rupture avec l’ordre établi, dont les mécanismes biopolitiques ne visent que la reproduction des systèmes de domination en place (voire leur perfectionnement, vers une exploitation des êtres et des matières plus performante et résiliente encore).
Aujourd’hui en France, on pourrait par exemple citer le travail mené par la maison d’édition à la criée depuis près de quinze ans dans la région de l’estuaire de la Loire. Leurs « Guides indigènes de détourisme » tout comme leurs cartographies politico-artistiques s’inscrivent pleinement dans cette lignée biorégionaliste historique. Au-delà de faire voir autrement les milieux habités plurispécifiques, ce sont aussi des outils militants très efficaces, destinés à lutter contre les grands projets inutiles et les magouilles capitalistes. Et surtout, toutes ces productions collectives mettent en synergie des groupes variés – dans lesquels on retrouve tout à la fois des écologistes radicaux·les, des habitant·es du coin, des associations de quartier ou encore des étudiant·es en architecture. Toute cette activité d’enquêtes réhabitantes (et dont on trouve de nombreux autres exemples), à la criée elle-même la nomme biorégionalisme… et, à l’évidence, elle a bien raison de le faire !
Stephanie Mills, biorégionaliste de la première heure, écrit dans son ouvrage In Service of the Wild de 1995 : « Peter Berg compara un jour le mouvement environnementaliste à un hôpital qui ne serait composé que des Urgences et d’aucune maternité. Il annonça que le biorégionalisme avait pour ambition de devenir la salle de naissance de l’hôpital, pour pouvoir amener un peu d’espoir et de renouveau, du long terme, de la vie, au milieu de tous les blessés en souffrance. Protéger les terres fertiles qui restent, en ouvrir d’autres par la restauration écologique, prendre soin des territoires ordinaires un peu partout : voilà notre objectif pour le troisième millénaire »17. Que penses-tu de cette analogie ?
J’aime beaucoup cette petite histoire de Mills parlant de Berg. Le biorégionalisme comme maternité, l’analogie est parfaite ; car c’est bien une forme de maïeutique que propose le biorégionalisme américain originel. La maïeutique, c’est trois choses : premièrement, la maïeutique c’est l’art de faire accoucher l’autre ; c’est la science médicale, à la fois théorique et pratique, de la sage-femme. Deuxièmement, en philosophie, la maïeutique, c’est l’art de faire « accoucher les esprits » ; d’accompagner autrui dans son propre cheminement intellectuel, éthique, politique. Et en cela, c’est encore une troisième chose : en pédagogie, une méthode d’enseignement basée sur l’apprentissage par l’élève lui-même18.
Or, le biorégionalisme est bien à la rencontre exacte entre tout ça : 1) c’est bien un art de l’accompagnement de la vie, de ce qui naît – vous savez que le mot natura, étymologiquement, c’est ce qui est en naissance permanente –, de sorte que toute personne qui souhaite prendre soin de la « nature », devrait donc logiquement se placer dans une optique de sage-femme ; 2) le biorégionalisme, c’est bien, aussi, un art de l’accompagnement de l’individu lui-même dans ce qu’il veut être, une politique libertaire – je viens d’en parler ; et 3) c’est bien, enfin, un programme d’éducation écologique populaire, pour les peuples et par les peuples eux-mêmes, vers une cohabitation avec le non-humain qui soit plus apaisée et équilibrée – ce que nous avons évoqué précédemment au travers des exemples en Equateur ou en Californie du Nord, et ce qu’on pourrait illustrer encore en développant l’idée de Peter Berg de développer une école du soir biorégionaliste pour développer la conscience et le prendre soin possible des milieux19.
L’ostréiculteur japonais Hatakeyama Shigeatsu n’est-il pas, lui aussi, dans une démarche entièrement biorégionaliste lorsqu’il initie un mouvement écologique fondé sur la solidarité intercommunautaire, sur l’éducation populaire et sur les pratiques collectives de reboisement de la baie de Kesennuma ? Quoiqu’il n’emploie pas le terme de « biorégion », on retrouve dans son ouvrage La forêt amante de la mer (Wildproject, 2019) tous les éléments de la littérature biorégionaliste : une conscience et une connaissance accrue des écosystèmes qu’il habite, une capacité à ne jamais dissocier théorie et pratique, un ancrage dans les traditions vernaculaires locales autant qu’une ouverture vers les scientifiques de son temps, une croyance dans l’entrelacs fondamental entre humain et non-humain, une envie de mobiliser les populations autour des urgences écologiques locales…
En tout cela, même sans employer le mot voire sans en connaître quoi que ce soit, Shigeatsu est bien plus pleinement héritier de l’idée biorégionale que la plupart des organisateurs de table-ronde sur le sujet que j’ai pu croiser dans ma vie ces dernières années !
Dire que le biorégionalisme serait une maternité, est-ce donc dire que les biorégionalistes auraient à être des sages-femmes ?
Quel horizon formidable ! Honorable même. Quel métier et quelle discipline est plus admirable, plus nécessaire, plus difficile et plus fantastique à la fois que celui de la sage-femme ? En effet, la sage-femme pourrait être un de nos modèles pour le 21e siècle (aux côtés des sorcier·ères, des hackeur·ses ou encore des jardinier·es). Faire ce rapprochement, c’est aussi faire écho à toutes les relations que le courant biorégionaliste a eu avec les mouvements écoféministes pendant les dernières décennies, leurs influences mutuelles.
C’est d’ailleurs amusant de retrouver dans l’anthologie The Biosphere and the Bioregion des traces de la rencontre entre Peter Berg et Starhawk à Los Angeles à la fin des années 1960, en pleine période Diggers20. Et il n’est pas bien difficile de voir dans son immense ouvrage Rêver l’obscur de nombreux passages en écho à la théorie et à la pratique biorégionaliste21 ! Mais c’est encore des vieux papiers, me direz-vous, puisque Rêver l’obscur date de 1982.
Alors, pour parler de références plus contemporaines, j’aurais envie de parler du très bel ouvrage Plurivers. Un dictionnaire du post-développement qui vient de paraître chez Wildproject – car aucune biorégion ne saurait advenir dans un monde universaliste. Et surtout, j’aurais envie de mentionner le travail d’Anna Tsing qui nous parle de contaminations, d’art de l’attention aux êtres et aux choses ; les écrits de Donna Haraway, qui nous parlent de compagnonnage interspécifique et de co-évolution créatrice ; et aussi de Val Plumwood qui nous parle de sortie des dualismes modernes et des dominations croisées ; ou encore de Deborah Bird Rose qui nous parle de savoirs autochtones et d’humanités écologiques.
Toutes ces femmes font, pour moi, partie des meilleures héritières de la pensée biorégionaliste originelle. C’est avec elles qu’il faut poursuivre aujourd’hui les cheminements biorégionalistes. Et c’est avec leurs héritages multiples qu’il faut tenter de faire accoucher ce monde mortifère d’une myriade de mondes tournés vers le soin de la vie. Si jamais il devait y avoir une voie vers les biorégions, c’est probablement dans cette direction qu’elle est.
Notes
- Mathias Rollot, Les Territoires du vivant : un manifeste biorégionaliste, Marseille, Wildproject, seconde édition remaniée, 2023.[↩]
- Jacob, Jean, « Biorégionalisme, danger », La Décroissance, n°32, 2006.[↩]
- Peter Berg, Raymond Dasmann, « Réhabiter la Californie », EcoRev’, 2018, N° 47 (2), pp.73-84.[↩]
- Doug Aberley, Boundaries of Home. Mapping for Local Empowerment, Gabriola Island B.C./Philadelphia, New Society Publishers, 1993 ; Sheila Harrington (éd), Giving the land a voice. Mapping our home places, Land Trust Alliance of British Columbia, 1999 (revised edition).[↩]
- Robert L. Thayer, LifePlace. Bioregional Thought and Practice, University of California Press, 2003. Sur tous ces ouvrages biorégionalistes et beaucoup d’autres encore, voir le site de référence https://bioregions-bibliotheque.fr [↩]
- Philippe Pignarre, Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, La Découverte, 2007.[↩]
- Aurélien Barrau, Il faut une révolution politique, poétique et philosophique, éditions Zulma, 2022.[↩]
- Désobéissance écolo paris, écologie sans transition, Paris, Divergences, 2020.[↩]
- Hypothèse défendue notamment par Mike Carr, Bioregionalism and Civil Society, Democratic Challenges to Corporate Globalism (UBC Press, 2004). Des ouvrages tels que Turtle Talks, Voices for a sustainable future (Christopher & Judith Plant (éds.), The New Catalyst éd., Bioregional Series, 1990) illustrent bien cette synergie trans-idéologique et inter-militante.[↩]
- Voir notamment ses ouvrages Whatever happened to ecology ? et In Service of the Wild. Restoring and Reinhabiting Damaged Land (Sierra Club Books, 1989 et 1995).[↩]
- Jonathan I. Lange (1990) Refusal to compromise: The case of earth first!, Western Journal of Speech Communication, 54:4, 473-494, DOI: 10.1080/10570319009374356 ; Bron Taylor (1998): Religion, violence and radical environmentalism: From earth first! to the Unabomber to the earth liberation front, Terrorism and Political Violence, 10:4, 1-42 ; STEFAN H. LEADER & PETER PROBST (2003) THE EARTH LIBERATION FRONT AND ENVIRONMENTAL TERRORISM, Terrorism and Political Violence, 15:4, 37-58, DOI: 10.1080/09546550390449872. [↩]
- Haenke, 1986, p.28, cité par Bron Taylor, « Bioregionalism: Ethics of Loyalty to Place », https://www.jstor.org/stable/43324333.[↩]
- Martha F. Lee (1995) Violence and the environment: The case of ‘earth first!’, Terrorism and Political Violence, 7:3, 109-127, p.123.[↩]
- Geneviève Pruvost, Quotidien Politique. Féminisme, écologie, subsistance, Paris, La Découverte, 2021, p.225.[↩]
- Voir notamment Gary Snyder, biographie poétique de Kenneth White, Wildproject, 2021.[↩]
- Alice Gaillard, Les Diggers. Révolution et contre-culture à San Francisco (1966-1968), Paris, L’Echappée, 2014.[↩]
- Stephanie Mills, In Service of the Wild. Restoring and Reinhabiting Damaged Land, San Francisco, Sierra Books Club, 1995, pp. 2-3.[↩]
- L’un des grands classiques sur le sujet reste l’ouvrage de Jacques Rancière Le maître ignorant.[↩]
- Peter Berg, « Apprendre à se lier à un lieu-de-vie », dans Ludovic Duhem, Richard Pereira de Moura (éd.), Design des territoires. L’enseignement de la Biorégion, Paris, Eterotopia, 2020, pp. 25-35.[↩]
- Cheryll Glotfelty, Eve Quesnel (dir.), The Biosphere and the Bioregion. Essential Writings of Peter Berg, Routledge, 2015.[↩]
- Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Paris, Cambourakis, 2015.[↩]