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Extrait de François Jarrige, Alexis Vrignon, Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel, La Découverte, 2020

Quelles alternatives et quelles renouvelables ?

À écouter les grandes multinationales du secteur et les discours politiques quotidiens, on pourrait croire que les énergies « renouvelables » sont devenues le nouvel eldorado et la nouvelle norme largement acceptée, en tout cas la principale réponse aux difficultés des sociétés thermo-industrielles fondées sur la combustion du charbon et du pétrole. L’énergie « renouvelable » désigne un carburant censé se trouver en abondance dans la nature, non fini, permettant une reproduction des stocks disponibles. Les sources d’énergie appelées aujourd’hui « renouvelables » sont principalement issues du rayonnement solaire, directement ou indirectement via le mouvement de fluides comme l’air et l’eau, ou proviennent de la matière organique vivante de la biomasse (bois des forêts, agrocarburants, biogaz), dont la croissance est activée par la lumière et la chaleur du soleil.

Pour les grands groupes pétroliers comme Total, il ne fait aucun doute que la demande électrique continuera de croître fortement. Pour répondre à cette hausse, l’entreprise a annoncé qu’elle soutenait désormais le développement des énergies « renouvelables » qui « complètent idéalement les énergies fossiles ». Les grands groupes énergétiques se présentent dès lors comme à l’avant-garde dans ce secteur : « en tant qu’acteur industriel responsable », ils entendent promouvoir de nouvelles trajectoires renouvelables, en premier lieu le solaire et les « bioénergies »1

Les catégories d’énergies « renouvelables » et alternatives sont pourtant ambiguës, problématiques et compliquées à manier tant il s’agit d’étiquettes floues et changeantes qui ne cessent d’être instrumentalisées. Aucune production d’énergie n’est totalement renouvelable ou propre, surtout s’il s’agit de produire autant de puissance qu’avec les anciens convertisseurs qui s’appuient sur les combustibles fossiles. Une des évolutions actuelles les plus spectaculaires est le verdissement généralisé du langage avec l’écologisation du discours sur la grande hydraulique (l’énergie issue des barrages), l’émergence de notions aussi étranges que le « charbon propre » ou le « nucléaire propre ». Le caractère « propre » et réellement durable du photovoltaïque ou des grandes fermes d’éoliennes est contestable au regard des déchets qu’ils produisent et des métaux rares nécessaires à leur fabrication. Sans même parler des « bioénergies », souvent décrites comme la principale alternative renouvelable aux ressources fossiles pour produire des carburants liquides (biodiesel, bioéthanol, biokérosène), dont on connaît désormais les ravages écologiques qu’ils entraînent2.

Par ailleurs, si les énergies « renouvelables » semblent avoir trouvé une place importante dans les politiques européennes, tout se passe comme si le secteur de l’électricité et les grandes multinationales de l’énergie tentaient de capter les technologies (grands parcs éoliens, projets pharaoniques de centrales solaires) pour les soumettre à leurs normes et à leur organisation institutionnelle, tout en rejetant en partie le modèle alternatif qu’elles représentaient au départ. Si les forêts offrent des ressources énergétiques apparemment renouvelables et alternatives aux combustibles fossiles, elles sont aussi l’objet d’une exploitation industrielle croissante et d’une véritable capture par de grands groupes. Elles sont de plus en plus remplacées par des champs de résineux exploités industriellement avec d’immenses machines abatteuses qui coupent et empilent jusqu’à 300 m3 de bois par jour. En France, ces machines se sont imposées à la suite des tempêtes catastrophiques du début des années 2000. Depuis, le gigantisme technicien s’accélère, conduisant à des ravages écologiques et sociaux, et à l’élimination des anciens bûcherons et de leur savoir-faire3.

La pratique n’est pas récente, mais avec le changement d’échelle des projets renouvelables le rêve d’autonomie dont ils étaient porteurs semble disparaître. On peut même affirmer que, du conflit entre l’électricité alternative produite par de petites installations décentralisées (installations solaires individuelles, coopérative éolienne, etc.), situées au plus près des usagers, et le grand réseau associé à un production centralisée, « c’est bien ce dernier qui [est] sorti vainqueur, les énergies renouvelables devenant, quant à elles, une source d’énergie comme les autres4 ».

L’essor et l’institutionnalisation du discours sur les énergies « renouvelables » peuvent en effet se lire comme des moyens de détourner l’attention des enjeux les plus urgents en faisant croire qu’il existerait des solutions techniques pour sortir de notre dépendance aux combustibles fossiles sans modifier radicalement nos modes de vie, nos systèmes économiques et nos imaginaires consuméristes. Comme l’écrit le militant et écrivain libertaire espagnol José Ardillo, « nous n’avons pas besoin de trouver des alternatives aux énergies conventionnelles, mais de sortir du monde énergétique où elles nous ont conduits. L’avenir radieux promis par les alternativistes est plutôt éclairé par le soleil noir de la défaite sociale5 ». Nous vivons le temps des « illusions durables », nourries par de nombreux acteurs pour que rien ne change. Cette relation dialectique entretenue entre les énergies dites « alternatives et renouvelables » et les énergies fossiles dominantes doit être replacée au cœur de l’analyse.

L’enjeu de ce livre est donc de préciser, au regard de l’histoire, ce que recouvrent les notions d’énergies alternatives, « renouvelables », ou encore « naturelles », comment elles ont été forgées et utilisées et de quelle manière elles ont accompagné l’essor des sociétés fossiles ? Il ne s’agit pas de postuler leur existence a priori, ni de suivre leur développement de façon linéaire, mais d’interroger leurs significations ambivalentes. Les notions d’énergie « renouvelable », « alternative » ou « nouvelle », renvoient en effet à des ordres de réalité distincts : le type d’énergie primaire mobilisé dans le premier cas, l’opposition aux trajectoires énergétiques dominantes – principalement fossiles – de l’autre.

Ce que l’on appelle une énergie alternative change pourtant sans cesse. Le charbon apparaissait comme tel lorsque dominait la force des animaux ; le nucléaire a parfois été présenté comme une alternative aux combustibles fossiles. La caractérisation et la liste des sources d’énergie alternatives ou « renouvelables » sont par ailleurs discutées. Il existe des définitions plus ou moins restrictives selon les auteurs, même si l’on peut distinguer quatre types principaux : l’énergie photonique (solaire), les énergies mécaniques (éolien, hydraulique, marées et vagues), les énergies thermiques (géothermie, énergie thermique des mers) et les énergies de combustion (biomasse)6. Mais ces distinctions, qui sont elles-mêmes le fruit d’une histoire, ont pu varier selon les périodes.

Si le langage des « énergies alternatives » – étroitement lié aux débats sur les « technologies alternatives » – a surtout surgi à partir des conflits et controverses énergétiques et politiques des années 1970, on peut aussi suivre la généalogie de ce thème bien avant, dès que le charbon impose son monde. Dès que les sociétés industrialisées ont fait le « choix du feu », des acteurs, expérimentateurs et théoriciens se sont inquiétés et opposés aux choix énergétiques dominants promus par les entrepreneurs et les États. Au XIXe siècle, on parlait fréquemment de « force naturelle » pour décrire le type d’énergie dominant auparavant. Qu’il s’agisse de la force des vagues, du vent, du soleil, de l’énergie thermique des mers ou de la géothermie, ces sources d’énergie possèdent des caractéristiques qui les distinguent du charbon et du pétrole : disponibilité, abondance, illimitation, mais aussi caractère national et gratuité, dispersion, variabilité, intermittence.

L’enjeu de ce livre est précisément de mettre à distance les discours contemporains en explorant dans le passé l’évolution des pratiques et des langages pour dire les limites du modèle énergétique dominant et énoncer des projets, pour inventer des systèmes énergétiques moins prédateurs et plus démocratiques. Tandis que les sciences sociales s’emparent de plus en plus de la question de l’énergie, que de nombreux sociologues explorent les enjeux sociopolitiques des énergies, renouvelables ou non7, l’histoire semble encore en retrait. Trop peu de travaux portent sur ces sujets, même si plusieurs thèses récentes traduisent un intérêt croissant et l’émergence de ce champ d’étude8. En ouvrant la boîte noire des débats sur l’énergie et des propositions alternatives à l’offre dominante du charbon et du pétrole, nous souhaitons contribuer à défataliser l’histoire de l’énergie.

Défataliser l’histoire de l’énergie

Interroger l’histoire des énergies « renouvelables » et « alternatives », c’est réintroduire de l’incertitude et de la pluralité dans les récits triomphalistes qui dominent généralement. Cet ouvrage vise à relire l’histoire énergétique, de la mise au point de la machine à vapeur de Watt à la fin du XVIIIe siècle à la crise énergétique contemporaine, à travers les débats et expérimentations qui l’ont accompagnée. Le projet implique – comme le propose Jean-Baptiste Fressoz – de désorienter les récits historiens habituels qui invisibilisent autant qu’ils révèlent9.

Les énergies « renouvelables », qu’elles soient animales, éoliennes ou solaires, furent d’abord des lignées techniques riches de potentialités non réalisées. À la fin du XIXe siècle, 6 millions d’éoliennes activant autant de puits, contribuèrent à ouvrir les plaines du Midwest américain à l’agriculture et à l’élevage. Il ne s’agissait pas de moulins artisanaux archaïques mais de rotors conçus à l’aide de la dynamique des fluides, capables de suivre le vent, et produits industriellement.

Dès les débuts de l’industrialisation, de nombreux observateurs, conscients des ravages écologiques et sociaux des trajectoires reposant sur le charbon et le pétrole, ont tenté d’en inventer d’autres. Les premiers socialistes du XIXe siècle, comme Charles Fourier, ont dénoncé les effets avilissants et dégradants des machines à vapeur perçues comme une technologie bourgeoise et un instrument d’accroissement des inégalités et, parfois, de danger pour l’intégrité physique du globe. Souvent ingénieurs, ils croyaient pourtant au progrès de la science ; pour réconcilier leur aspiration à l’égalité et leur foi dans le progrès technique, ils ont tenté d’imaginer des technologies harmonieuses et bénéfiques pour le plus grand nombre.

Ainsi l’Américain Etzler essaie-t-il, dès les années 1830, de mettre au point des moteurs utilisant l’énergie du vent. Outre-Manche, dans les années 1870, le critique d’art John Ruskin rêve d’une communauté idéale où les machines à vapeur qui polluent et exploitent la nature seraient interdites, les seuls moteurs autorisés utilisant les forces naturelles du vent et de l’eau. À la même époque, des essais sont menés en France pour domestiquer les rayons du soleil au service de l’industrie. L’imaginaire solaire qui subsiste dans les marges est relancé lorsque l’approvisionnement en combustible fossile entre en crise. À partir des années 1960 en particulier, de nombreuses réflexions se font jour sur la manière de tirer parti des nouvelles découvertes scientifiques (dans les domaines de l’écologie, de l’informatique ou de la cybernétique) pour créer des systèmes de production d’énergie non polluants faisant appel à la créativité de chacun, dans l’espoir de rompre avec l’aliénation propre au capitalisme productiviste. À bien des égards, le Whole Earth Catalog étudié par Fred Turner se fait l’écho de ces réflexions et de ces réalisations qui circulent bien au-delà des États-Unis10.

La question des transports joue un rôle central dans l’histoire des énergies alternatives. Aujourd’hui, le secteur des transports représente en effet autour de 30 % de la consommation finale d’énergie en France. Il est au premier rang en termes d’émissions de CO2, d’oxyde d’azote et de particules. Depuis deux siècles, les transports routiers motorisés sont ceux qui ont le plus augmenté, au détriment d’autres modes pourtant moins consommateurs d’énergie et moins polluants. Le vélo, qui orne la couverture de ce livre, incarne les enjeux et ambivalences des modes de transport alternatifs. Durant la première moitié du XXe siècle – l’automobile est alors accessible aux seuls privilégiés –, les classes populaires européennes se déplacent massivement en vélo. Cependant, après 1945, « la petite reine » est détrônée par la voiture énergivore et reléguée à des niches de loisirs et de sport. Même si on assiste indéniablement en Europe à un retour de la bicyclette pensée comme un mode de transport alternatif, en Asie – notamment en Chine et en Inde –, les centaines de millions de vélos, principal moyen de locomotion jusque dans les années 1980, refluent désormais devant les cylindrées rutilantes qui plongent les mégapoles dans une lente asphyxie11.

Certains moments de changement des systèmes techniques furent particulièrement propices à la réflexion sur les trajectoires alternatives. C’est le cas à la fin du XIXe siècle avec l’apparition de l’électricité ou, après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les transferts techniques de plus en plus importants vers les pays du Sud sont dénoncés comme l’exportation sans nuance des grandes technologies occidentales fondées sur le pétrole et peu adaptées aux besoins du tiers monde. Dans les années 1960-1970, beaucoup ont également cherché à définir des technologies douces, susceptibles de répondre aux défis énergétiques et à la hausse des prix du pétrole. Les technologies « intermédiaires » (Ernest F. Schumacher), « libératrices » (Murray Bookchin), « démocratiques » (Lewis Mumford) ou « conviviales » (Ivan Illich) correspondaient à des trajectoires techniques à petite échelle, décentralisées, sobres en énergie, respectueuses de l’environnement et à forte utilisation de main-d’oeuvre. S’émancipant des alternatives trompeuses et trop binaires en termes de refus ou d’acception des techniques, ces auteurs et beaucoup d’ingénieurs et de bricoleurs avec eux ont cherché à penser des dispositifs socialement bénéfiques, écologiquement durables et politiquement démocratiques.

Le charbon puis le pétrole se sont imposés en marginalisant d’autres trajectoires possibles, d’autres systèmes énergétiques jugés par certains plus fiables, plus efficaces et moins dangereux. L’histoire des énergies « renouvelables » et « alternatives » à l’âge industriel explore ces trajectoires et controverses oubliées, complexifie l’histoire de l’énergie en mettant au jour les débats et alternatives à travers lesquels s’est construite la dépendance actuelle aux énergies fossiles. L’enquête tente d’englober l’ensemble de l’ère industrielle sur plus de deux siècles. Elle articule synthèses et études de cas plus précises, indispensables pour plonger dans la chair du passé et la complexité des jeux d’acteurs. Elle montre comment des projets et expériences ont cherché à inventer un monde énergétique sobre et durable, et tenté de faire face à la puissance symbolisée notamment par les combustibles fossiles en imaginant d’autres pratiques techniques, d’autres rapports sociaux, d’autres imaginaires.

Notes

  1. Voir les nombreuses données en ce sens sur le site du groupe : <www.total.com/
    fr/engagement/enjeux-environnementaux/changement-climatique/energies-renouvelables>.[]
  2. Fabrice Nicolino, La Faim, la bagnole, le blé et nous. Une dénonciation des biocarburants, Paris, Fayard, 2007.[]
  3. Gaspard d’Allens, Main basse sur nos forêts, Paris, Seuil, 2019, p. 103.[]
  4. Aurélien Evrard, Contre vents et marées. Politiques des énergies renouvelables, Paris,
    Presses de Sciences Po, 2013 ; Aurélien Evrard et Stefan C. Aykut, « Une transition pour que rien ne change ? Changement institutionnel et dépendance au sentier dans les “transitions énergétiques” en Allemagne et en France », Revue internationale de politique comparée, vol. 24, n° 1, 2017, p. 17-49.[]
  5. José Ardillo, Les Illusions renouvelables. Énergie et pouvoir. Une histoire, Paris,
    L’Échappée, 2015, p. 229 ; voir aussi Arnaud Michon, Le Sens du vent. Notes sur la nucléarisation de la France au temps des illusions renouvelables, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2010.[]
  6. Benjamin Dessus et Benjamin Devin, « Énergies renouvelables. Ne pas se tromper de cible, ni au Nord ni au Sud », Liaison Énergie-Francophonie/Les Cahiers de Global Chance, n° 23 (n° spéc.), avril 2007, p. 12-19 ; Jean-Christian Lhomme, Les Énergies renouvelables, Paris, Delachaux et Niestlé, 2004.[]
  7. Olivier Labussière, Alain Nadaï, L’Énergie des sciences sociales, Paris, Alliance Athena, 2015 ; Yannick Rumpala, « Formes alternatives de production énergétique et reconfigurations politiques. La sociologie des énergies alternatives comme étude des potentialités de réorganisation du collectif », Flux, vol. 92, n° 2, 2013, p. 47-61[]
  8. Citons trois thèses soutenues en France : Sophie Pehlivanian, Histoire de l’énergie solaire en France. Science, technologies et patrimoine d’une filière d’avenir, université de Grenoble, 2014 ; Philippe Bruyerre, Dynamiques d’innovation technique et d’intégration socio-économique. Le cas de l’éolienne en Allemagne, au Danemark et en France, EHESS, 2017 ; Anaël Marrec, Histoire des énergies renouvelables en France (1880-1990), Université de Nantes, 2018.[]
  9. Jean-Baptiste Fressoz, « Pour une histoire désorientée de l’énergie », Entropia, 2013, vol. 15, p. 173-187.[]
  10. Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Steward Brand, un homme d’influence, Caen, C&F Éditions, 2012 ; Andrew G. Kirk, Counterculture green. The Whole Earth Catalog and American Environmentalism, Lawrence, University of Kansas Press, 2007. []
  11. Frédéric Héran, Le Retour de la bicyclette. Une histoire des déplacements urbains en Europe, de 1817 à 2050, Paris, La Découverte, 2014 ; Christophe Charle, « Bicyclette. L’Europe du vélo », in L’Europe. Encyclopédie historique, Arles, Actes Sud, 2018, p. 2015-2113.[]