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Temps de lecture : 19 minutes

Ce texte est extrait du livre Vers des politiques des cycles de l’eau, dirigé par Marin Schaffner et Mathias Rollot, paru en 2025 aux éditions Le bord de l’eau dans la collection « En Anthropocène ».


En premier lieu, je voudrais témoigner d’une tendance de fond que j’observe au niveau mondial sur la façon d’approcher aujourd’hui une vision plus systémique de la science, plus appliquée également. La science doit venir résoudre des problèmes concrets du quotidien. Les enjeux liés à la cinétique rapide du changement climatique font partie de ces sujets qui nécessitent une recherche-action opérationnelle. J’observe de plus en plus de chercheur·es à l’échelle internationale prendre cette tangente vers plus de pluridisciplinarité, et qui font évoluer la recherche scientifique par des voies disruptives. Les approches en silo – depuis les grandes disciplines héritées – apparaissent à un nombre croissant de scientifiques comme un modèle en train de s’épuiser, car il ne répond plus aux problématiques immédiates de notre monde moderne, qui n’a plus le temps de collecter des données sur un temps long pour affirmer des tendances et engager des prises de consciences. Dans un monde en mouvement, dont la bascule est à la fois extrêmement rapide et parfois même violente, si l’on veut répondre aux enjeux de vulnérabilité territoriale, il y a une nécessité de plus en plus flagrante à travailler avec des approches pluridisciplinaires et transversales. Au fond, il s’agit peut-être de pouvoir approcher un territoire un peu comme on approche un être vivant.

Dans ce contexte, la question du cycle de l’eau qui nécessiterait une approche systémique (du fait de la complexité des enjeux en place) nous est enseignée dès le primaire de manière simpliste, comme un cycle renouvelable, sans intervention humaine au sein de chaque processus. Et quelque part, c’est cette image qui reste ensuite dans la conscience collective empêchant de se confronter à une réalité qui nécessite des actions de fonds comme d’urgence. À titre d’exemple, dès qu’il pleut, tout le monde est persuadé que le problème de sécheresse est résolu.

L’une des découvertes les plus incroyables de ces dernières décennies est que le cycle de l’eau n’existe et ne se renouvelle que grâce au vivant.

On oublie à quel point la nature est bien plus complexe que cela. L’une des découvertes les plus incroyables de ces dernières décennies – et qui illustre cette complexité – est le fait que le cycle de l’eau n’existe et ne se renouvelle que grâce au vivant. Ce ne sont pas simplement des molécules d’eau qui précipitent, s’évaporent, ruissellent ou s’infiltrent, mais une symbiose entre un microbiote atmosphérique composé de spores et de bactéries pathogènes de végétaux capables de générer les pluies. Une goutte de pluie ne prend donc naissance que grâce à un support et dans de nombreux cas, celui-ci est un organisme vivant, en l’occurrence une bactérie dont la stratégie de colonisation s’appuie sur sa capacité à fabriquer la pluie. On change alors de paradigme, ce n’est plus la forêt qui a besoin de la pluie mais la pluie qui se met à avoir besoin de la forêt pour exister.

Nos représentations générales sont formées de telle manière qu’on ne pense généralement qu’aux molécules d’eau et à leur changement d’états. L’approche de la complexité des systèmes naturels nous embarque dans une histoire merveilleuse dont on ne perçoit qu’une infime partie avec l’état actuel de nos connaissances. Or, de la même manière que nous-mêmes sommes fait·es de 100 000 milliards de bactéries et de seulement 37 milliards de cellules humaines, le cycle de l’eau est en interaction permanente avec de nombreux organismes vivants, et n’existe que grâce à eux.

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De l’importance de regarder correctement les nuages

Pour poursuivre cette idée, j’aimerais prendre l’exemple de « l’ensemencement » des nuages. C’est un terme que l’on entend généralement pour qualifier une pratique humaine – et donc artificielle – qui consiste à provoquer des pluies en envoyant des molécules chimiques dans l’atmosphère. Cela se pratique depuis des décennies, que ce soit en Chine, en Australie, à Dubaï, ou encore au Mexique. Je précise ici qu’au niveau mondial est actuellement en train de se dérouler une chasse à cellui qui va récupérer l’eau de l’autre – et cette guerre de l’eau se joue sur trois plans, les eaux souterraines, les réseaux de surface, mais également au niveau de nos eaux atmosphériques.

Si on s’intéresse tout particulièrement à « l’ensemencement » naturel des nuages, en dehors de toute interaction avec les humains, cette phase est plus que nécessaire, puisque c’est la fonction intégrante de création de la pluie. Pour que la goutte d’eau puisse se former et passer ainsi de l’état de vapeur à l’état liquide, il faut un support, une sorte de « graine » (et c’est bien pour cela qu’on utilise le terme d’ensemencement comme on pourrait l’utiliser sur le plan agricole). À l’échelle de la planète, la majorité de ces « graines » sont des grains de sel arrachés aux mers et océans par les vents et transportés en haute altitude pour contribuer à la formation des pluies. C’est ce qui explique que 80 % des pluies se trouvent au-dessus des océans. Une partie de ces pluies formées (20 à 21 %) arrive sur les continents. S’opère alors ce qu’on appelle un recyclage continental, c’est-à-dire que ces pluies vont se renouveler au-dessus des terres émergées.

« L’ensemencement » naturel des nuages est largement dû à une bactérie qui peut former de la glace sur sa capsule et attirer ainsi la vapeur d’eau pour la condenser sous forme de microgouttelettes de pluie.

En 1982, un chercheur a mis en évidence le fait qu’une majeure partie de cette « graine » était en fait une bactérie (du genre Pseudomonas) qui a la faculté sur sa capsule d’être glaçogène, c’est-à-dire de former de la glace et d’attirer ainsi la vapeur d’eau en la condensant sous la forme de microgouttelettes de pluie. Une fois que celles-ci ont atteint un poids suffisant sur le plan gravitaire, les gouttes d’eau tombent et forment ainsi la pluie. Or cette bactérie est un pathogène sur l’ensemble du monde végétal. Elle a donc besoin des couverts végétaux pour proliférer, et être ensuite emportée en haute altitude pour contribuer à la formation de pluies. La nature nous a donc offert une bactérie capable de régénérer les pluies continentales.

La Sienne depuis la berge à Beslon. Photographie ©GANG – https://gvng.fr/constantia

Comprendre cela, c’est comprendre que, si l’on veut pouvoir régénérer des pluies en temps de sécheresse, nous avons besoin à la fois d’un maximum de couvert végétal (des forêts, mais aussi des champs) et du moins d’intrants chimiques possibles (car des tests montrent que ces bactéries sont tuées par les pesticides et meurent au-dessus de 30°C). À l’heure actuelle, dans le sud de l’Espagne, de grands problèmes de lutte contre les sécheresses se concentrent massivement sur la coupe d’arbres – car on estime qu’un arbre pompe 1 000 litres d’eau par jour, et que cela entre en concurrence avec les besoins humains. Des réflexions similaires existent aussi sur certains massifs forestiers en France. Les arbres, par leur évapotranspiration, sont pourtant aujourd’hui les meilleurs des climatiseurs – puisqu’ils répartissent la vapeur d’eau. Méconnaître le rôle de chaque élément du système et conserver une logique en silo conduit à des prises de décisions absurdes.

A-t-on donc vraiment bien compris la complexité et la magie extraordinaire de ces cycles de l’eau ? Les respecte-t-on ? Ne sommes-nous pas en train de regarder un problème plus vaste par des bouts de lorgnettes ? Les décisions qui sont prises en rapport avec la ressource en eau – toujours dans des logiques de production, de rentabilité et de concurrence – ont-elles encore un sens ?

Personne ne dit jamais qu’il n’y a pas de cycle du carbone sans cycle de l’eau : si vous n’avez pas d’eau dans vos sols, vous n’aurez jamais de captation de carbone.

Je pose ces questions car l’eau est au fondement de l’alimentation de tous les systèmes économiques. Il n’y a pas un seul système économique dans le monde qui ne s’appuie pas sur de l’eau. Si vous voulez de l’énergie, par exemple, il vous faut de l’eau – que ce soit pour aller chercher du pétrole, extraire du charbon, faire de l’hydroélectricité ou refroidir des centrales1. La question énergétique, qu’on dit être centrale dans la « lutte contre le changement climatique », cache donc de multiples usages de l’eau. Dans l’approche dominante, on a l’impression que ce qui risque de mettre la Terre dans un état d’inhabitabilité, ce sont absolument et uniquement les émissions de carbone. Ce qui est terrible, pourtant, c’est que personne ne dit jamais qu’il n’y a pas de cycle du carbone sans cycle de l’eau (alors que c’est la base de la bio-géochimie) : si vous n’avez pas d’eau dans vos sols, vous n’aurez jamais de captation de carbone. On ne se pose donc jamais la question de la restauration des terres et de la restauration des cycles – et du fait que ces cycles fonctionnent tous ensemble (avec celui du soufre, du phosphate, du magnésium, etc.). Simple chiffre en passant : pour récupérer 2 molécules de carbone dans l’atmosphère, il faut 12 molécules d’eau dans le sol – car tout cela est directement lié à la vapeur d’eau2. C’est le principe de base de la photosynthèse.

Lire aussi | Face à la bataille de l’eau, l’hypothèse biorégionaliste・Mathias Rollot (2023)

Le réchauffement n’est qu’un épouvantail

On nous raconte également très souvent que tous les désastres climatiques en cours (ces inondations et ces sécheresses qui témoignent d’une accélération du cycle de l’eau) sont liés au réchauffement climatique. Pourtant, la majeure partie du dérèglement des cycles de l’eau est directement liée aux pratiques humaines – et aux manières dont iels perçoivent ces cycles, les gèrent et les exploitent. Dès le début du XXe siècle, on a ainsi assisté à une course – de la part des grands dictateurs comme des grandes puissances capitalistes – au contournement massif des cours d’eau. Cette tentative de domination de la nature était une manière de montrer que l’ingénierie humaine peut dompter et maîtriser les cycles ; et les États-Unis comme la Russie ont commencé à détourner leurs grands fleuves. D’ailleurs, le détournement des fleuves russes vers le Turkménistan et l’Ouzbékistan (avec 1,2 million de prisonniers de guerre – les fameux goulags), en vue de transformer d’immenses steppes désertiques en plaines luxuriantes de coton (celles-là même qui aujourd’hui permettent d’obtenir les volumes gigantesques nécessaires à la fast fashion), c’est ce qui amène aujourd’hui à la disparition de la mer d’Aral : et l’on voit que cela n’est en rien directement lié, de prime abord, au changement climatique. On voit donc bien avec cet exemple comment les systèmes économiques existants sont directement liés aux manières dont on a dominé l’eau et dont on a empêché toute possibilité de restauration de ces cycles entravés.

La majeure partie du dérèglement des cycles de l’eau est directement liée aux pratiques humaines – et aux manières dont les humains perçoivent ces cycles, les gèrent et les exploitent.

Partout sur la planète, il n’y a quasiment plus aucun endroit dans lequel cette eau n’a pas été pillée en surface. Mais l’autre mouvement corollaire, c’est celui du pillage en profondeur. En Inde, où l’eau affleurait historiquement à moins de 4 mètres quasiment partout, il y a désormais certaines régions où, même à 500 mètres de profondeur, on ne trouve plus d’eau. Un nouveau marché est même en train de naître en Inde, où les petit·es propriétaires terrien·es ne vendent désormais plus leur production agricole, mais leur eau (voyant passer tous les jours des dizaines de camions-citernes chez eux, pour emmener l’eau vers des endroits où il n’y en a déjà plus). Cela conduit à des désastres, absolument cruciaux à comprendre, car on assiste à des migrations massives, vers les grands centres urbains – en Inde mais aussi en Ouzbékistan ou en Chine –, de personnes qui ne peuvent plus rien faire pousser et parfois même qui n’ont plus à boire. Là encore, ces migrations ne sont pas directement liées au changement climatique, mais plutôt à nos modèles de consommation et à nos modèles d’aménagement. De la même manière, la majeure partie de l’effondrement massif de la biodiversité découle de la déstabilisation des chaînes trophiques, par la disparition des habitats et par les pollutions. En cela, le changement climatique n’est qu’un accélérateur de problématiques préexistantes. Nos émissions de CO2 ne sont qu’une couche supplémentaire sur des dérèglements plus profonds, découlant de nos modèles de sociétés.

A l’aube, brume sur la Sienne sous le pont de Hyenville. Photographie ©GANG – https://gvng.fr/constantia

Restaurer au lieu de bouleverser

Comprendre ces cycles de l’eau de façon systémique, cela permet en retour de pouvoir envisager de restaurer ces cycles, et de les ralentir. Ce que cela veut dire, c’est qu’une fois que la goutte d’eau tombe sur le sol, il va falloir lui faire suivre le chemin le plus long possible, pour qu’elle ait le temps au maximum de réussir à s’infiltrer. Car sur 100 % de pluie qui tombe, dans un cadre idéal, ce sont seulement 9 à 10 % qui pénètrent à l’intérieur des sols et rejoignent une nappe phréatique. On est donc dans un contexte où il faut envisager toute une série de solutions et de moyens pour parvenir à cela : jouer avec l’ombre et la limitation de l’érosion (c’est pour cela que l’on parle beaucoup d’agroforesterie et de haies), jouer avec des phénomènes de rétention naturelles ou biomimétiques (afin de recréer un maximum de verticalité dans ces cycles de l’eau accélérés), etc. Par exemple, dans la ville de Montpellier (où j’ai longtemps vécu), nous avions fait une étude sur tous les puits anciens, afin de retrouver les endroits où l’eau peut rejoindre la nappe ; et nous avons découvert que la seule zone encore restante d’impluvium, c’était le jardin des plantes historique de la ville. Sans ce jardin municipal qui est protégé, il n’y aurait plus un seul endroit aujourd’hui, dans une ville de cette taille, pour permettre une verticalité du cycle de l’eau.

Sur ces cinq dernières années en France, plus de 50 % des personnes qui ont été inondées l’ont été en dehors de zones inondables.

Or tout cela commence à se voir de façon flagrante. Sur ces cinq dernières années en France, plus de 50 % des personnes qui ont été inondées l’ont été en dehors de zones inondables. Cela ne veut pas dire que l’on mesure mal les zones inondables. C’est juste que les cartographies existantes s’appuient sur les tracés des lits mineur et majeur des cours d’eau, alors que l’eau aujourd’hui n’a même plus le temps de rejoindre les lits des rivières et des fleuves – et qu’elle prend donc d’autres chemins, non prévus par les cartographies existantes. Dans une telle situation de déshydratation des sols, le moindre axe d’écoulement préférentiel se transforme en véritable cours d’eau – par exemple une rue. Commencer à comprendre cela, c’est donc comprendre que le risque change, qu’il se modifie.

Lire aussi | Inondations et barrages dans la vallée de la Vesdre : l’aménagement du territoire en question ・Marie Pirard (2023)

En 2024, il a beaucoup plu (peut-être trop même, comme a pu le démontrer le nombre de sinistré·es d’inondations dans les Hauts-de-France), et on pourrait donc avoir l’impression que les problèmes de sécheresses des années précédentes sont résolus, et que nos nappes sont à nouveau bien pleines. Mais, c’est là où il est important de regarder ces enjeux à l’échelle de plusieurs années. Par exemple, l’année 2018 a beaucoup ressemblé à l’année 2024 (avec une crue majeure de la Seine, pour celleux qui s’en souviennent, et des nappes bien rechargées) ; et, pour autant, on a eu trois semaines de canicule en juillet qui nous ont fait rebasculer, presque sans transition, dans un état de sécheresse historique. Ce phénomène porte aujourd’hui un nom scientifique, et il est constaté partout à travers le monde : ce sont des « sécheresses éclairs ». Et nous ne sommes pas habitué·es à cela. Pour rappel, la grande sécheresse de 1976 (qui avait conduit à la création d’un « impôt sécheresse » pour tous les habitants – ce qui avait coûté son poste de Premier ministre à Jacques Chirac à l’époque) était une « sécheresse froide ». Il y avait eu alors une forte absence de précipitations, mais pas d’anomalie de température à la hauteur de ce que nous enregistrons ces dernières années.

Au début des années 2000, les zones de crise pouvaient correspondre à 2 % du territoire national ; à partir de 2017, quasiment chaque année, près de 90 % du territoire est en crise.

Or aujourd’hui, on peut avoir des sécheresses moins importantes en termes de manque de pluie, mais les températures de plus en plus caniculaires (qui peuvent dorénavant atteindre 42°C dès le mois de juin à Paris et 46°C dans le Sud, comme en 2019) génèrent des sortes de « sèche-cheveux » massifs, qui peuvent entraîner des bascules extrêmement rapides. Il va donc assurément falloir restaurer ces cycles rapidement, mais il va aussi falloir de l’agilité. Ça devient une urgence pour nos territoires. Ce sont pourtant des questions qui sont encore très loin de se poser, dans nos institutions, à la hauteur de ces urgences. Par exemple, en France, nous n’avons quasiment aucun·e expert·e sécheresse – car la question ne se posait que très rarement dans des climats tempérés comme les nôtres. Et donc, personnellement, j’ai dû me former sur le tas, à partir de 2017, en travaillant à partir de toute la littérature existante ; puis en essayant de modéliser, au plus près des territoires ce qui est en train de se passer, année après année. Tout cela demande de la recherche-action, mais aussi de « disrupter » les modèles scientifiques habituels.

Moutons de prés salés en bord de Sienne, dans le havre de Regnéville-sur-Mer. Photographie ©GANG – https://gvng.fr/constantia

Remettre les pieds dans les bassines

Pour finir, ce tour d’horizon, j’aimerais revenir sur les enjeux et les controverses des bassines – qui me paraissent être une autre très bonne porte d’entrée pour comprendre les problématiques et les enfermements systémiques qui sont aujourd’hui les nôtres. Mon enjeu ici sera de reposer le décor de manière globale.

Ainsi, si cette question des bassines existe, c’est d’abord parce que nous avons eu la crise de sécheresse de 1976 (que j’évoquais précédemment) et qui a fait très peur au gouvernement à l’époque. Gouvernement qui avait alors choisi l’option de préserver les cours d’eau et les nappes, plutôt que les autres usages, lorsque celles-ci se retrouvent dans des états de tension extrêmes. Une réglementation avait été mise en place, qui fait que – aujourd’hui encore – dès lors que l’on atteint un scénario qui ressemble à celui de 1976, des arrêtés préfectoraux sont pris dans les zones en crise, interdisant tous les usages qui ne sont pas considérés comme « prioritaires ». Ce qui est priorisé, c’est la salubrité publique, les hôpitaux et les eaux domestiques. L’irrigation agricole devient donc strictement interdite dans de telles périodes de crise. Au début des années 2000, il arrivait ainsi, certaines années, d’avoir des zones de crise qui correspondait à 2 % du territoire national ; puis 10 % du territoire au début des années 2010 ; et, à partir de 2017, quasiment chaque année, près de 90 % du territoire en phase de crise. On demande donc à une profession agricole – qui s’est appuyée sur un modèle d’irrigation massive comme on l’y a incitée durant des décennies – de stopper net son activité en été. Les agriculteur·es se retrouvent ainsi à devoir stopper des productions énormes en termes de volumes, qui sont destinées à l’export et qui représentent donc, en cumulé, des milliards d’euros. À noter au passage, en outre, que beaucoup de pays sont totalement dépendants de certaines de nos productions : le Maroc par exemple, avec notre blé. Les questions sont donc d’ordre économique mais aussi géopolitique, et elles sont extrêmement complexes.

Dans les bassines, l’eau stagne et avec l’apport aérien de matières organiques, croupit. Cette eau croupissante engendre un développement algaire et un risque de prolifération, notamment de salmonelle et de cyanobactéries.

Quand de telles décisions de crise sont prises, les instances agricoles se questionnent donc sur les manières de contourner ce schéma-là. Or, quand on regarde dans les textes, on voit qu’il est possible d’irriguer lorsque vous êtes dans une zone où il existe une retenue collinaire (c’est-à-dire, une sorte de mini-barrage qui permet de retenir des eaux d’écoulement qu’on utilisera avec un effet retard) – les retenues naturelles pouvant aussi être utilisées durant ces phases de crise. C’est ainsi que dans des zones complètement plates, telles que les Deux-Sèvres, où il n’y a absolument aucune possibilité de créer des retenues collinaires, on a eu l’idée de venir pomper dans les nappes, durant la phase hivernale, avant les arrêtés sécheresse du printemps. Ce qu’on appelle une « bassine », c’est l’équivalent de jusqu’à 260 piscines olympiques remplies avec de l’eau extrêmement pure – de l’eau souterraine protégée jusque-là tant sur le plan qualitatif que quantitatif. Cette eau est stockée dans une sorte d’immense bassin avec un fond plastifié en attendant l’été et la période de risque de restriction maximale. Sauf que dans ces bassines, il se passe un phénomène à la fois tellement logique et prévisible, et un danger connu par les humains depuis la nuit des temps : l’eau stagne et avec l’apport aérien de matières organiques, croupit. C’est un danger qui a particulièrement marqué les consciences collectives dans notre pays. Les épidémies de choléra ont engendré une défiance sur la relation entre l’eau et les humains. Et c’est une des raisons majeures qui a poussé la France à assécher une grande partie de ses marais et de ses zones humides, et d’éloigner l’eau des villes en endiguant les cours d’eau.

Pour en revenir aux bassines, cette eau croupissante engendre le développement algaire et le risque de prolifération, notamment de salmonelle et de cyanobactéries. Cela semble pourtant être du bon sens : on a tous déjà vu de l’eau stagnante dehors et constaté un changement de couleur et le développement de bactéries. À l’heure du changement climatique, d’autres risques comme le développement de moustiques-tigres s’additionnent. Certains témoignages de développement algaire dans certaines retenues de substitutions (dites « bassines ») sont tels que des plongeurs ont été envoyés pour décolmater les stations de pompage d’irrigation bouchées par les algues. Pour conclure, ces bassines représentent des systèmes qui ne servent même pas leur cause initiale, c’est-à-dire l’assurance d’un stockage d’eau efficace et de qualité. Il s’agit purement et simplement d’une appropriation de l’eau souterraine impliquant des grands exploitants, dont principalement des céréaliers, pour une eau qui au final n’est même pas assez qualitative pour être exploitée de manière sûre.

Lire aussi | Depuis le delta du Pô, regarder en face la crise climatique・Un groupe d’amis du Delta (2025)

Ces bassines sont donc le reflet d’un contournement de la réglementation, mais d’un contournement bien particulier, car ce sont les préfets qui à la fois interdisent les usages non prioritaires, tout en autorisant le pompage des bassines. Un double discours qui sert à essayer d’empêcher que certaines économies fragiles ne se retrouvent piégées face à un changement climatique trop rapide et trop violent. La France, d’ailleurs, fait partie des pays qui se réchauffent le plus rapidement dans le monde – on ne s’en rend pas forcément compte, mais notre territoire se réchauffe 20 % plus rapidement que la moyenne planétaire. Nous sommes donc, de fait, sur un temps de bascule qui est du même ordre que celui de la zone arctique ou du Canada. Sur l’Amérique du Nord et sur l’Europe du nord, les bascules sont particulièrement rapides ; et les systèmes agricoles ne peuvent pas réussir à s’adapter.

Avec cette controverse des bassines, on fait fi d’une véritable prise de conscience de ce qu’est le cycle de l’eau, et des problèmes profonds qu’il est en train de rencontrer. En pompant, on déconnecte la nappe de la rivière, ce qui déconnecte ensuite tout le vivant des cours d’eau, créant des à-secs plus rapidement…

Sources de la Sienne dans la forêt de Saint-Sever. Photographie ©GANG – https://gvng.fr/constantia

Le problème mondial des aquifères

La bascule mondiale en cours tend ainsi vers une perte de l’eau continentale – cette eau qui était dans nos cours d’eau et dans nos nappes. Une récente mission de la NASA (la mission « GRACE ») a montré, via deux satellites, que la variation de la gravité terrestre entre 2002 et 2017 est directement liée au niveau d’extraction des nappes d’eau souterraines, à l’échelle planétaire.

À ce jour, 21 des 37 plus grands aquifères du monde sont en voie d’extinction et de tarissement. Tout cela va poser des questions géopolitiques majeures dans les années et les décennies à venir. Des questions de migrations hydriques aussi, nécessairement. Car, par exemple, l’un de ces grands aquifères est en Chine et 1 milliard de personnes sont en train de se nourrir de riziculture directement dépendante de cette gigantesque nappe qui atteint des niveaux critiques. Ou encore, dans le Middle West américain, vaste région de plaines agricoles, il faudrait 2 700 ans de pluie pour restaurer les aquifères profonds. Il semble donc aujourd’hui impossible de résoudre les choses avec des solutions simples.

Rappelons que l’eau douce représente 2 % de l’eau mondiale, les nappes 1 % et nos cours d’eau 0,00028 %. Nos fleuves et nos rivières sont donc extrêmement fragiles.

À travers cet état des lieux, l’idée était de permettre une prise de conscience de cette nécessité d’une approche systémique par plusieurs prismes, qui s’avère fondamentale pour notre avenir. En se mettant de nouveau à respecter le cycle de l’eau, nous allons nous remettre à restaurer tous les cycles. Ensuite nous devons intégrer à quel point l’eau a des capacités exceptionnelles, c’est une vraie surdouée – elle est en effet à la fois solvant extraordinaire, elle refroidit, réchauffe et nous l’utilisons dans tous nos systèmes industriels sans exception. C’est aussi une eau (souvent invisible) qui fait qu’aujourd’hui nous sommes tout·es habillé·es et que nous nous nourrissons (notre bol alimentaire étant en moyenne composé de 3 000 litres d’eau par jour). Tout cela rend la problématique de préservation quantitative et qualitative de l’eau continentale cruciale pour le devenir de l’humanité.

Rappelons pour finir que l’eau douce représente 2 % de l’eau mondiale. Les nappes 1 %. Nos cours d’eau, eux, 0,00028 %. Nos fleuves et nos rivières sont donc extrêmement fragiles. Nos nappes sont en train d’être pillées. C’est notre avenir qui se joue devant nous. Alors gardons en tête que les cycles de l’eau sont non renouvelables et vivants ; et que sans eux, il n’y a plus rien.

Image d’accueil : « La Sienne à la sortie du barrage du Gast ». Toutes les photographies qui illustrent cet article sont issues du projet de recherche-création « À la recherche de Constantia – Une itinérance de bassin-versant », de l’auteur Marin Schaffner et des photographes et architectes du collectif GANG.

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Notes

  1. Au sujet des centrales, il est important de noter que sur les 32 milliards de millions de m3 d’eau utilisés chaque année en France, la moitié environ passe dans des conduites de centrales thermiques et nucléaires. Sachant en outre que les processus de « nettoyage » de cette eau (car les conduites doivent rester pures) sont similaires à ce que l’on dénonce par ailleurs pour la désalinisation. Et que cette eau, également, est restituée entre 2 et 3°C plus chaude qu’à l’entrée – ce qui a des conséquences écologiques destructrices pour les milieux aquatiques (sans parler des molécules toxiques qui n’ont pas pu être nettoyées). Si l’on ne regarde que le CO2, le nucléaire semble en effet être la solution la plus décarbonée, mais c’est sans compter ses impacts profonds sur les cycles de l’eau. Et je ne parle pas là, d’ailleurs, des contaminations massives des eaux partout autour des mines d’uranium de la planète – à côté desquelles vivent, en cumulé, des millions de personnes. Là encore, une vision globale est nécessaire.[]
  2. Vapeur d’eau qui est d’ailleurs le principal gaz à effet de serre sur la planète : en termes de quantité 95 % (contre 4,1 % pour le CO2) ; et en termes d’effet à proprement parler, plutôt entre 40 et 60 %.[]