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Les dernières années ont été marquées en France par quelques pannes électriques géantes, comme en novembre 2017 où la moitié de la Corse a été privée d’électricité pendant plusieurs heures. Une autre panne a bloqué un important hébergeur de sites internet, alors que d’autres ont paralysé le trafic de la gare Montparnasse au début du mois de décembre 2017, alors que la ville de Toulouse et la principauté de Monaco ont connu des pannes géantes durant le printemps et l’été 2018. Hors de France également, de nombreuses pannes ont été signalées au cours de l’année écoulée. Le Costa Rica a ainsi connu une panne quasi générale de courant alors que l’aéroport d’Atlanta, aux États-Unis – le plus grand du monde –, a été victime d’une énorme panne qui a affecté des centaines de vols et des milliers de passagers.

Ce type d’incidents occupe quelque temps la une des médias, mais un voile prudent est généralement posé sur eux. Présentés comme le fruit d’une défaillance passagère, d’une catastrophe naturelle rapidement réparée, ces pannes révèlent pourtant la fragilité croissante de notre monde interconnecté et de notre hyperpuissance technologique. Nous sommes entrés dans un système technique toujours plus complexe et fragile dont la panne électrique est la principale manifestation, même si les sources de fragilité sont innombrables à l’ère numérique. Le spectre de la panne est au cœur des tensions et ambivalences de notre monde de croissance qui survalorise la sécurité tout en produisant sans cesse de l’incertitude, qui célèbre la puissance et la maîtrise tout en multipliant les sources de vulnérabilité.

Petite archéologie de la panne

La panne peut être définie comme l’arrêt accidentel de fonctionnement d’un système technique. Mais cette définition, tout comme l’obsession pour la panne, constituent des caractéristiques récentes des sociétés industrielles. Avant le XXe siècle, le mot panne était peu utilisé et recouvrait des significations très différentes. Au début du XIXe siècle, la panne décrit ainsi une peau chargée de graisse comme dans le cochon, ou bien une étoffe de soie ; dans les métiers du bâtiment la panne était une pièce de bois utilisée dans les charpentes. Si les cultures matérielles préindustrielles étaient frustres, elles étaient aussi souvent très robustes, la complexité des agencements était réduite, les mécanismes étaient fabriqués sur place au moyen de pièces et de matériaux facilement remplaçables, limitant les risques de pannes et les difficultés à les résoudre.

Dans le vocabulaire de la marine, la panne désignait aussi l’action de ralentir. Au XVIIIe siècle l’expression « en panne » passe dans le langage courant au sens figuré de l’attente ou de l’impossibilité d’agir, préparant ses significations actuelles. Le mot commence à se répandre au cours du XIXe siècle, lorsque l’industrialisation s’étend et la complexité technique grandit, dans le sens d’un arrêt de fonctionnement d’un mécanisme. L’obsession pour les pannes s’étend parallèlement à la complexification croissante du monde matériel, à l’arrivée de machines-outils et moteurs complexes comme les machines à vapeur puis les moteurs à explosion, couplés aux grands réseaux techniques comme le chemin de fer2. La dépendance croissante au charbon puis au pétrole n’a cessé de faire naître des craintes de pénurie, des inquiétudes face à l’arrêt de l’approvisionnement du fait des grèves, des accidents ou des dysfonctionnements techniques. Au XXe siècle apparaissent peu à peu les mots dérivés comme dépanneur ou dépannage (1918), parallèlement à la diffusion des automobiles. Le dépanneur est en effet celui qui répare les moteurs de voiture, alors que la panne accompagne l’usage de ces engins complexes souvent à l’arrêt.

La dépendance à l’électricité

Le développement de l’électrification durant l’entre-deux-guerres étend les inquiétudes et l’obsession pour les pannes. Source d’enthousiasme et de foi dans le progrès, l’électricité a aussi été dès le début une source de vives inquiétudes qu’illustre par exemple Albert Robida dans son livre La Vie électrique (1892), où il peint un avenir de catastrophes3. Au cours du XXe siècle, l’électricité devient le principal moyen pour transporter l’énergie. La maîtrise du courant fonde peu à peu un nouveau modèle économique, jusqu’à irriguer l’ensemble des pays industrialisés. Produite à partir de sources d’énergie primaire (hydraulique, thermique et nucléaire), l’électricité est utilisée pour de très nombreux usages domestiques et industriels. C’est elle qui actionne presque la totalité des artefacts qui peuplent notre monde. Cette dépendance croissante à l’égard de l’approvisionnement électrique, pour se chauffer et s’éclairer, pour communiquer et aujourd’hui pour presque toutes nos actions, a fait de la panne électrique un spectre terrifiant et omniprésent.

Dès le début de l’électrification autour de 1900, la panne s’affirme ainsi comme une obsession qui justifie la prudence à l’égard du nouveau système de transport de l’énergie. Le 6 juin 1912, le journal L’Écho de Paris évoque le déménagement de la Cour des comptes dans un nouvel immeuble où les 160 pendules des bureaux fonctionneront désormais à l’électricité et donneront toutes la même heure, ou plutôt « la même absence d’heure… en cas de « panne » électrique » précise le journaliste. Dès avant la Grande Guerre, l’obsession de la « panne électrique » envahit en effet la presse populaire, en particulier à Paris. Les pannes sont causées soit par les grèves des électriciens, soit par la défaillance des moteurs des centrales, soit par des coupures dans l’alimentation. Elles sont très fréquentes, justifient la prudence et modèlent les premières utilisations. Dans le petit village bourguignon de Sacquenay en 1929, comme dans des milliers d’autres, l’éclairage électrique existe depuis déjà deux ans, pourtant « les vieilles lampes à pétrole ne sont pas encore mortes » car la population a souvent à se « plaindre des pannes électriques4 ». Dans les Ardennes, un inspecteur du travail enquêtant sur l’électrification des petits ateliers observe en 1924 que « le nombre de pannes électriques est incalculable et, quand on pense qu’une grève ou une avarie d’une seule usine génératrice peut arrêter tout un département, on comprend que, dans l’espèce, l’électricité ne constitue pas un progrès5 ». Pour de nombreux usagers et observateurs sceptiques, l’électrification introduisait des risques nouveaux.

Black-Out

D’abord locale, limitée à un quartier ou à une ville, la panne s’étend au fur et à mesure de la dépendance au réseau et au gigantisme des installations. À partir des années 1930 en effet, les petits réseaux locaux de production et de distribution laissent la place à de vastes infrastructures centralisées reliées par des lignes à haute tension couvrant d’immenses distances. Dès lors naît l’obsession pour le Black-Out, c’est-à-dire la crainte d’une coupure générale interrompant toutes les activités d’une région ou d’un pays. Expression anglo-américaine utilisée à l’origine dans le théâtre pour décrire l’extinction les feux, le « black-out » désigne pendant la Seconde Guerre mondiale l’interruption de l’éclairage durant les bombardements. Après 1960 il désigne le spectre d’une panne générale d’électricité qui plongerait les populations dans l’effroi et conduirait à l’effondrement des institutions comme des activités économiques.

A l’époque de la Guerre froide la panne électrique était souvent considérée comme une manifestation de défaillance et de retard technique, comme la preuve de l’infériorité de l’URSS sur les Etats-Unis. Mais les puissances industrielles de l’Ouest sont elles aussi régulièrement victimes de pannes aux effets de plus en plus spectaculaires. En 1965 une panne gigantesque du réseau électrique entre le nord des États-Unis et le Canada touche plus de 30 millions de personnes alors que 800 000 usagers sont bloqués dans le métro new-yorkais. En juillet 1977 une autre panne de courant plonge New York dans le noir, entraînant des pillages et des émeutes6. En France, les autorités engagées dans le programme d’électrification et de construction de centrales nucléaires assurent imprudemment que ce type d’incident serait impossible dans l’hexagone. Pourtant, quelques mois après, en décembre 1978, à la suite d’un pic de consommation dû au froid, une gigantesque panne générale prive une grande partie du pays de courant. Ces pannes semblent aujourd’hui bien réduites si on les compare à celles, géantes, qui ont lieu dans certains pays du Sud comme l’Inde où près de la moitié de la population du pays – soit 670 millions d’indiens – a été privée d’électricité durant l’été 2012, durant la plus grande panne électrique de l’histoire.

Alors que l’électrification du monde tend à s’achever, que les interconnexions à grande distance se multiplient, que les villes doivent devenir « intelligentes » grâce aux réseaux connectés, notre dépendance quotidienne au fluide électrique ne cesse de s’accentuer. Ces pannes représentent l’une des nombreuses menaces qui pèsent sur nos existences précaires. Plus les pannes se développent et plus il faut des spécialistes et des experts pour les résoudre, plus il faut d’infrastructures toujours plus complexes, rendant les usagers et les consommateurs toujours plus dépendants, dans une course à l’abîme apparemment sans fin. La panne n’est pas un dysfonctionnement passager ou le produit d’un accident, elle est devenue la forme normale de fonctionnement des systèmes techniciens contemporains, extrêmement vulnérables du fait de leur dépendance à l’électricité, mais aussi de l’approvisionnement massif en énergie fossile, de la circulation des marchandises et des informations via le réseau internet. Comment concilier l’appel à l’avènement de sociétés « résilientes », capables de s’adapter aux catastrophes écologiques annoncées, et notre dépendance croissante à l’électricité ? La panne électrique est une épreuve qui met au jour la fragilité de nos vies connectées. Mais elle peut aussi être une occasion de renouer avec des modes de vies moins artificiels, d’expérimenter d’autres voies, fondées sur la décroissance matérielle, la coopération et l’entraide.

Texte légèrement modifié d’une version publiée initialement dans le Journal La Décroissance, n° 146, février 2018


1 Une première version de ce texte a initialement été publiée dans le Journal La Décroissance, n° 146, février 2018.

2 Alain Gras, Fragilité de la puissance. Se libérer de l’emprise technologique, Fayard, 2003.

3 Alain Beltran et Patrice Carré, La vie électrique. Histoire et imaginaire, Belin, 2016.

4 Le Progrès de la Côte d’Or, 17 décembre 1829.

5 Archives Nationales (Paris), F 22 567 : Rapport de M. Chevalier, Charleville, 17 mai 1924.

6 Nye, David E., When the Lights Went Out. A History of Blackouts in America, MIT Press, 2010.