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Cet article a été initialement publié le 2 octobre 2020.

Nul n’est désormais censé ignorer les vertus de l’hydrogène. En France, le mois de septembre 2020 restera comme une formidable rampe de lancement pour cette nouvelle promesse rassurante : annonces étatiques, battage médiatique, la pluie promotionnelle est tombée sur presque toutes les têtes. Passé ce mouvement d’euphorie, que reste-t-il ? Plusieurs confusions et beaucoup d’enfumage. Un exemple parmi d’autres : pour alimenter Paris-Charles-de-Gaulle en hydrogène, il faudrait 16 réacteurs nucléaires ou plus de 10 000 éoliennes réparties sur la surface d’un département français.

A l’appel d’une dizaine d’organisations, 18 marches sur les aéroports sont prévues le 3 octobre avec quatre objectifs : réduire le transport aérien ; considérer les riverains subissant les nuisances des avions ; soutenir les travailleurs de l’industrie aéronautique ; abandonner des projets d’extension des aéroports.

Affiche manifestation avions a terre
Affiche d’appel à manifester : marchons sur les aéroport !

Nous avons découvert avec intérêt le plan ZEROe d’Airbus dévoilé par son dirigeant Guillaume Faury. Ce plan prévoit le développement d’avions à propulsion hydrogène pour 2035. Dans une interview sur RTL1, G. Faury les qualifie de transport à « zéro carbone » mais il semble aussi découvrir que la production d’hydrogène, telle qu’elle est réalisée actuellement, est très fortement émettrice de gaz à effet de serre. Cette ignorance est inquiétante de la part du PDG du plus grand constructeur aéronautique mondial, surtout à l’heure où celui-ci doit se lancer dans un virage historique afin de participer à limiter le réchauffement climatique. C’est la raison pour laquelle nous, scientifiques toulousains de diverses disciplines, souhaitons participer au débat public sur les technologies à hydrogène et plus largement d’ailleurs sur des aspects mal compris de la « transition énergétique ».

L’hydrogène n’est pas une source d’énergie primaire comme le pétrole, l’uranium, le vent ou le rayonnement du Soleil. Il faut le produire et sa production nécessite une quantité d’énergie dont seule une partie peut être utilisée ensuite pour différents usages dont peut-être un jour l’aviation. Actuellement, la production d’hydrogène se fait principalement à partir du méthane par un processus nommé vaporéformage. Cette technique émet une grande quantité de CO: en 2018, 70 millions de tonnes d’hydrogène ‒ utilisé principalement pour la production d’engrais et le raffinage du pétrole ‒ ont été produites dans le monde, générant 800 millions de tonnes de CO22. Ce chiffre est comparable aux émissions du transport aérien commercial (918 millions de tonnes en 2018). Remplacer aujourd’hui le kérosène utilisé par les avions par de l’hydrogène conduirait donc à augmenter les émissions de CO23 ! C’est pour cela que, dans cette même interview, G. Faury mentionne à juste titre que l’hydrogène utilisé doit être « bas-carbone », et donc produit par électrolyse de l’eau. Cette méthode nécessite une quantité importante d’électricité qui doit elle aussi être « bas-carbone »4, et donc provenir exclusivement d’énergies renouvelables (photovoltaïque et éolien) ou d’énergie nucléaire.

En conséquence, la propreté des futurs avions à hydrogène dépend uniquement de la capacité et de l’envie de notre société de fournir des millions de litres d’hydrogène « bas-carbone » au secteur aéronautique. Et c’est là que le bât blesse. Pour expliquer cela, nous avons décidé d’utiliser des chiffres ancrés dans le territoire dans lequel nous vivons, celui de la capitale française de l’aéronautique : Toulouse.

Comme sur les factures d’électricité, l’énergie s’exprime en kilowatt-heures. En 2018, faire voler les avions au kérosène à destination et en provenance de l’aéroport de Toulouse-Blagnac a nécessité environ 2 milliards de kilowatt-heures5. Cela représente une émission de 500 000 tonnes de CO2 dans l’atmosphère. Si on voulait fournir cette énergie en hydrogène liquide, il faudrait compenser les pertes d’énergie dues à la production : électrolyse de l’eau, liquéfaction et stockage6. Au total, cela représente 3,8 milliards de kilowatt-heures d’électricité, ce qui, en renouvelable, nécessiterait 190 km² de surface couverte par des éoliennes (entre 400 et 650 éoliennes suivant leur puissance) ou 37 km² par des panneaux photovoltaïques7. Soit deux fois la surface de Toulouse pour les éoliennes et la surface combinée de Blagnac et Colomiers pour les panneaux photovoltaïques (200 fois le parc photovoltaïque de l’Oncopole, construit récemment sur l’ancien site d’AZF dans la banlieue sud de Toulouse).

Ces calculs traitent d’un aéroport régional, d’où ne décolle presque aucun long-courrier. Mais si l’on parlait maintenant de Paris-Charles-de-Gaulle, deuxième aéroport européen en nombre de passagers8 ? Les chiffres sont proprement vertigineux9 : 5 000 km² d’éoliennes (entre 10 000 et 18 000 éoliennes réparties sur la surface d’un département français), 1 000 km² de panneaux photovoltaïques, ou 16 réacteurs nucléaires10.

Les chiffres fournis ci-dessus peuvent être étendus à tous les niveaux, régional, national ou international, et pointent systématiquement vers la même impasse : il est illusoire, dans un futur bas-carbone soutenable, de penser que nous disposerons d’une quantité d’hydrogène « vert » pour faire voler autant d’avions qu’aujourd’hui. Car il ne s’agit là que des chiffres pour l’aviation, mais il y a tout le reste. En admettant que des infrastructures pour la production d’électricité bas-carbone soient construites massivement à Toulouse, Paris ou ailleurs, où serait la priorité ? Ne serait-elle pas d’abord de décarboner d’autres postes de notre société : faire rouler les tracteurs, chauffer les habitats, préparer notre nourriture, faire circuler des véhicules essentiels ? La question n’est pas d’être pour ou contre l’aviation mais de poser la question de son usage et de son rôle dans une société, en prenant en compte les limites physiques et écologiques qui conditionnent notre avenir. Envisager le maintien, et a fortiori la croissance du trafic aérien est tout simplement une vision hors-sol qui se heurte à des limites physiques clairement identifiées.

Revenons maintenant à ce plan ZEROe d’Airbus, dont les nombreux angles morts posent question ‒ comme l’a montré l’excellente analyse réalisée par le collectif SUPAERO-DECARBO11.

D’abord, les avions à hydrogène du plan ZEROe n’ont pas vocation à remplacer les long-courriers : ce plan ne propose en effet le passage à l’hydrogène que pour les avions effectuant des trajets dans un rayon maximal de 3 700 km. Cela soulève deux problèmes : d’une part, cela ferait rentrer ce futur avion à hydrogène en concurrence avec le train – ce qui explique peut-être les attaques déplacées de G. Faury sur ce moyen de transport déjà bas-carbone lors de l’interview. D’autre part, les trajets de moins de 3 700 km ne représentent que 60 % des émissions de CO2 de l’aviation12. Que deviennent les 40 % restants ? De plus, il ne faut pas oublier les effets non-CO2 de l’aviation comme les traînées de condensation qui ont un impact encore plus important que le CO2 sur le réchauffement climatique13. En 2006, une étude estimait que le passage de tous les avions à l’hydrogène (bas-carbone) ne permettrait de diminuer l’impact sur le réchauffement climatique que de 30 %14. Une mise à jour est nécessaire à l’aune des propulsions hybrides proposées dans le plan ZEROe, mais ces divers éléments montrent que, malgré les effets d’annonce aguicheurs, il n’est en rien évident que ce plan aura un impact aussi important qu’escompté sur le réchauffement climatique.

Par ailleurs, la promesse d’un avion à propulsion à hydrogène d’ici à 2035 n’engage évidemment que ceux qui y croient, et chacun.e sait que les délais d’aboutissement des projets industriels sont souvent dépassés, notamment lorsqu’ils sont en « rupture ». Et ce, sans compter l’adaptation des structures aéroportuaires à l’irruption de l’hydrogène que nous avons jusqu’ici passée sous silence.

En effet, le système de production, l’acheminement du carburant et son stockage demandent des travaux conséquents et longs, notamment sur les infrastructures des aéroports, et tous les pays ne peuvent pas se le permettre. On le voit par exemple avec l’A380. Cela compliquerait l’introduction massive d’avions à hydrogène en Europe et dans le monde. De telles métamorphoses matérielles semblent incompatibles avec les rapides réductions d’émissions dont nous avons besoin aujourd’hui. Il serait nécessaire que les promoteurs de l’hydrogène chiffrent également le bilan carbone du changement de toutes les infrastructures.

L’industrie de l’aéronautique a été particulièrement féconde dans la création et l’entretien de mythes qui n’ont jamais dépassé le stade de la communication ou du prototype15. Il y a 10 ans, Boeing et Airbus ont sorti leurs prototypes d’avion propulsés par piles à hydrogène, sans que cela n’ait pourtant eu de conséquence depuis sur la flotte. Même en les prenant cette fois au sérieux, la question de la responsabilité du secteur aéronautique reste entière : dans l’intervalle de 15-20 ans qui nous sépare de la sortie d’un tel avion, quelle stratégie serait compatible avec les accords de Paris (2015) sur le climat ? Pour respecter ces accords, il faut dès à présent réduire nos émissions de 7 % par an au niveau mondial jusqu’en 2050. Et entre 10 et 13 % par an pour les pays de l’OCDE si l’on veut respecter un minimum d’équité avec les pays en voie de développement16. Par ailleurs, au rythme actuel des émissions annuelles, et si on veut rester sous les 1,5 °C d’augmentation de température, le budget carbone sera épuisé avant que l’avion à hydrogène ne voit hypothétiquement le jour !

affiche d appel a manifester contre les aeroport
Illustration de Sixtine Dano.

Ainsi, la priorité aujourd’hui n’est pas de faire miroiter un futur où la technologie aura résolu tous les problèmes, mais bien d’engager des actions immédiates pour réduire de manière significative les émissions.

Que propose Airbus à ce sujet ? L’utilisation d’agro-carburants, que G. Faury a indûment qualifiés de « carburants bio ». Ceux-ci sont produits à partir d’une agriculture très consommatrice d’engrais chimiques et de pesticides dans des pays à la législation environnementale peu contraignante. Ces agrocarburants sont également connus pour participer largement à des processus de déforestation massive17. Nous ne nous étendrons donc pas plus sur cette proposition, dont les aspects irréalistes et dangereux sont très bien documentés. Dans une lettre adressée il y a quelques mois aux salarié.e.s de l’aéronautique, nous rappelions qu’il faudrait utiliser la totalité des déchets agricoles et forestiers existants pour produire l’énergie dont aurait besoin l’aviation en 204518. Or la biomasse devrait avoir d’autres usages bien plus prioritaires. Rappelons aussi qu’aujourd’hui, les agrocarburants ne représentent que 0,002 % de la consommation de carburant aéronautique. Selon l’OACI (l’Organisation de l’aviation civile internationale, institution spécialisée des Nations Unies), cette production pourrait être multipliée par 2 000 en 203219 : un chiffre impressionnant certes, mais qui ne représenterait que 4 % de la part des carburants aéronautiques à trafic constant.

Alors que les concentrations de CO2 atmosphérique atteignent des niveaux jamais vus depuis des millions d’années et que le risque d’emballement du système climatique est réel20, l’heure n’est plus aux demi-mesures et encore moins aux effets de communication sans aucune assise scientifique. Si l’aviation a un rôle à jouer dans le monde soutenable qu’il nous incombe de construire aujourd’hui, il est indispensable que les acteurs industriels et gouvernementaux portent un regard lucide sur la situation et en tirent les conséquences qui s’imposent. Nous espérons que les éléments d’information portés ici à la connaissance de toutes et tous y contribueront.


Ce texte est issu du travail d’analyse et de réflexion de l’Atelier d’Ecologie Politique (Atécopol). Il a été écrit collectivement par F. Boone, G. Carbou, J. Carrey, M. Coriat, J.-M. Hupé, E. P. Journet, L. Laffont, L. Teulières, et L. Vieu.

Notes

  1. Interview sur RTL, 22 septembre 2020, à partir de 6‘06.[]
  2. La production d’un kilogramme d’hydrogène avec les techniques actuelles engendre l’émission de 11 kg de CO2, cf. Richa R. Kothari, D. Buddhi et R. L. Sawhney, « Comparison of environmental and economic aspects of various hydrogen production methods », Renewable and Sustainable Energy Reviews, 2(12), 553-563, 2008 et https://en.wikipedia.org/wiki/Hydrogen_production pour la production d’hydrogène en 2018.[]
  3. 1 kg de H2 produit avec les techniques d’aujourd’hui émets 11 kg de CO2 (pour la production). Pour 1 kg de kérosène, c’est 3,3kg de CO2 (par la combustion). Par contre, l’H2 contient plus d’énergie par kg : environ 130 MJ/kg pour l’H2 contre 43 MJ/kg pour le kérosène. Donc 1 MJ de kérosène produit 73 gCO2 alors que 1 MJ d’H2 produit 85 gCO2.[]
  4. « L’hydrogène sera vraiment révolutionnaire si il est produit à partir des renouvelables », The Conversation, 9 septembre 2020.[]
  5. Calcul effectué à partir du document « Les émissions gazeuses liées au trafic aérien en France en 2018 » de la Direction du Transport Aérien. On apprend ainsi que les vols à destination et en provenance de Toulouse-Blagnac (en ne prenant en compte que la moitié de chaque trajet) ont généré 498 ktCO2, ce qui représente 6,82 PJ d’énergie en prenant la valeur de 73 grammes de CO2 par MJ émis par la combustion de kérosène. En prenant en compte le fait que 1 MJ = 0.28 kWh, on arrive à 1,91 milliards de kWh. Une autre manière de le calculer est de considérer la moitié des 9,6 millions de passagers de Blagnac, leurs 800 km parcourus en moyenne, une consommation de kérosène de 4,7 l/100 km par passager, et l’énergie dégagée par le kérosène (34,2 MJ/l). On arrive à 6,15 PJ, ce qui est cohérent avec le chiffre précédent.[]
  6. L’électrolyse de l’eau a un rendement de 70 %, et il est considéré que la liquéfaction, le transport de l’hydrogène liquide et son stockage sont associées à des pertes d’environ 26 %, donnant lieu à un rendement global de 52 % entre l’électricité et l’hydrogène (« Electrofuels, what role in E.U. transport decarbonation », Transport and environment, 2017).[]
  7. Un champ d’éolienne moyen en France produit 20 GWh / km². La ferme photovoltaïque installée près de l’Oncopole produit 19,4 GWh sur 0,19 km²,, ce qui correspond à une production annuelle de 102 GWh/km2.[]
  8. Données 2018 selon Eurostat.[]
  9. Paris-Charles-de-Gaulle émet 27 fois plus de CO2 en 2018 que Toulouse-Blagnac. Cet aéroport admet 10 fois plus de passagers que Blagnac, qui parcourent des distances 5 fois plus importantes, mais pour une consommation au kilomètres réduite d’environ 1/3 car il s’agit de long-courriers.[]
  10. 380 TWh sont produits par 58 réacteurs d’après EDF, ce qui correspond donc à 6,55 TWh par réacteurs.[]
  11. « ZEROe et le monde de demain », Collectif SUPAERO-DECARBO. Voir aussi plus largement l’étude de Staygrounded, « L’illusion de l’aviation verte ».[]
  12. « CO2 emissions from commercial aviation, 2018 », ICCT (The International Council of Clean Transportation), September 2019.[]
  13. D. S. Lee et al., The contribution of global aviation to anthropogenic climate forcing for 2000 to 2018. Atmospheric Environment, P117834, 2020.[]
  14. M. Ponater, S. Pechtl, R. Sausen, U. Schumann et Gerhard Hüttig. Potential of the cryoplane technology to reduce aircraft climate impact: A state-of-the-art assessment. Atmospheric Environment, 36(40), 6928-6944, 2006.[]
  15. « Are technology myths stalling aviation climate policy », P. Peeters et al., Transport. Res. Part D 44, 30 (2016).[]
  16. « Can meaningful hope spring from revealing the depth of our climate failure », Kevin Anderson.[]
  17. « La filière biocarburant conduit inévitablement à la déforestation », La Croix, 19 novembre 2019.[]
  18. « Lettre aux salariées et salariés de l’aéronautique toulousaine », Atécopol, 6 mai 2020.[]
  19. https://www.icao.int/environmental-protection/Pages/SAF_Stocktaking.aspx[]
  20. W. Steffen et al., « Trajectories of the Earth System in the Anthropocene », Proceedings of the National Academy of Sciences, 33(115), 8252–8259, 2018.[]