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À propos de Cédric Durand, Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, Zones, Paris, 2020 et Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, trad. 2020, Zulma, Paris, [2019].

La numérisation des activités économiques et sociales est un mouvement de fond, qui touche tous les secteurs et prend plusieurs formes : des tâches de coordination, voire des décisions, sont confiées à des algorithmes ; à toutes les étapes de la production, des machines sont connectées entre elles par l’Internet des objets ; enfin, les données deviennent une matière première d’importance, fournie par les consommateurs-citoyens dès qu’ils sont sur la Toile, les réseaux sociaux, ou utilisent des « objets connectés ». Ces données alimentent l’intelligence artificielle disséminée partout, et ouvrent un nouveau champ à la valorisation du capital. Elles permettent en particulier aux GAFAM de contrôler les marchés de la publicité, et d’inventer de nouveaux services marchands fondés sur une connaissance de plus en plus intime de nos faits et gestes, de nos préférences et même de nos émotions.

Deux ouvrages récents proposent des interprétations de ces évolutions. Dans L’âge du capitalisme de surveillance, la sociologue Shoshana Zuboff analyse la manière dont Google, Facebook et consorts ont réussi à transformer les traces que chacun d’entre nous laisse sur son passage dans le cyberespace en espèces sonnantes et trébuchantes. Elle y voit l’advenue d’un « capitalisme voyou » fondé sur l’appropriation de nos données privées, et alerte sur les dangers d’une telle appropriation. L’économiste Cédric Durand interprète ces mutations dans un cadre marxiste. Il pointe en particulier deux phénomènes qui présageraient d’un retour à une certaine forme de féodalisme, une « régression féodale » : le démantèlement du salariat et le remplacement de relations contractuelles de subordination par des relations de dépendance ; et la part croissante des rentes dans les profits des entreprises1.

Si ces deux auteurs mettent chacun en lumière des faits incontestables, les interprétations qu’ils en proposent ne semblent pas tout à fait convaincantes, pour la même raison : un manque d’analyse du phénomène technique. J’entends ici la technique au sens de Jacques Ellul, la domination d’un mode d’action tourné vers la recherche de l’efficacité maximale en toutes choses2. Plus précisément, « la Technique est constituée par l’ensemble des moyens absolument les plus efficaces à un moment donné. Ceci permet de décrocher la Technique de la machine, car il y a effectivement bien d’autres techniques que celles qui se rapportent aux machines (par exemple les techniques sportives)3 ».

Dans cette acception, la technique englobe aussi les modes d’organisation, certains pans du droit, et ce qu’Ellul appelle les « techniques de l’homme », psychologie, publicité, propagande, visant à l’efficacité sociale. Ainsi, tout ce qui relève de l’ingénierie sociale appartient au domaine de la technique. Cette perspective globale sur le phénomène technique résonne avec la vision de Max Weber du capitalisme envisagé comme un grand processus de rationalisation et la domination d’un mode d’action rationnel en finalité, emblématique de l’esprit d’ingénieur. Si l’on adopte ce point de vue, les évolutions contemporaines ne signent pas un changement de régime, mais un approfondissement du capitalisme industriel et son extension à de nouveaux domaines, de plus en plus de calcul et de contrôle, une volonté de maîtrise de la nature et de la société toujours plus étendue.

L’idéologie de la Silicon Valley

Dans le premier chapitre de son livre, Cédric Durand retrace la genèse du « consensus de la Silicon Valley ». Ce consensus s’est formé dans les années 1990, puisant à la fois dans l’idéologie libertaire californienne des années 1960 et 1970, et dans celle du néolibéralisme, donnant la primauté à l’individu et à sa liberté d’entreprendre. Ainsi, les débuts d’Internet ont fait entrevoir un monde plus « horizontal », où la connaissance de tous serait accessible à chacun, où les individus s’émanciperaient de la tutelle de l’État et des grandes entreprises. Internet permettrait une organisation économique et sociale décentralisée et des échanges gratuits, utopie toujours présente dans les milieux du logiciel libre. Il a cependant fallu déchanter assez rapidement. Dès le milieu des années 1990, sous la présidence de Bill Clinton, les perspectives financières des nouvelles technologies de l’information et de la communication deviennent très attirantes. Le capital afflue, des milliers de start-up sont créées, c’est le boom de la « nouvelle économie ». Plusieurs think tanks et fondations jouent alors un grand rôle dans la diffusion de cet esprit entrepreneurial numérique, dont la Progress and Freedom Foundation, « acteur clé pour la cristallisation d’une idéologie de droite associée à la révolution numérique4 ». En 1994, cette fondation publie un texte important, A Magna Carta for the Knowledge Age, qui proclame la fin de la prééminence de la richesse matérielle au profit de la richesse immatérielle qu’est la connaissance. Grâce à Internet, un nouveau territoire s’ouvre, encore sans règles ni lois, qui réactive le mythe américain de la Frontière, d’un espace vierge à conquérir. Le magazine Wired, créé en 1993 à San Francisco, véhicule lui aussi cette idéologie libertaire de droite qu’on appelle libertarianisme.

Ce nouvel espace de liberté, le cyberespace, doit rester libre, sans l’intervention d’un État fédéral toujours enclin à la bureaucratie. On peut par exemple lire dans la Grande Charte pour l’âge de la connaissance que « s’il existe une politique industrielle pour ce nouvel âge de la connaissance, elle doit se concentrer sur la suppression des barrières qui entravent la compétition et promouvoir la dérégulation massive du secteur des télécommunications et de l’informatique. L’avènement du cyberespace, c’est la mort de toutes les organisations centralisées et de la bureaucratie. Le cyberespace, c’est la dernière frontière américaine […] L’Amérique, après tout, reste la terre de la liberté individuelle, et cette liberté s’étend au cyberespace5 ». La référence au processus de destruction créatrice popularisé par Joseph A. Schumpeter est très souvent présente, tout comme celle à Ayn Rand, écrivaine chantant les louanges de la liberté et de la compétition, seule à même de récompenser les « esprits créateurs » et de punir les « assistés6 ».

Outre la glorification de l’individualisme et de la compétition, l’autre pilier de l’idéologie de la Silicon Valley est la sacralisation de la technique, la croyance qu’une organisation sociale plus satisfaisante découlera des progrès scientifiques et techniques, en particulier de l’intelligence artificielle. Celle-ci permet en effet d’automatiser un nombre croissant d’actions et de décisions, rendant le système économique et social calculable et prévisible, comme une grande machine fonctionnant sans heurts. Cette représentation n’est pas neuve, mais la machine de référence aujourd’hui n’est plus mécanique mais cybernétique. Alain Supiot a parfaitement éclairé ce passage du gouvernement à celui de la « gouvernance par les nombres » : « la machine à gouverner n’est plus conçue sur le modèle de l’horloge mais sur celui de l’ordinateur. Machine acéphale où le pouvoir n’est plus localisable et ou la régulation remplace la réglementation et la gouvernance le gouvernement, […], censée se réguler elle-même à l’instar d’un organisme biologique ou d’un ordinateur7 ».

Pour Shoshana Zuboff, la source principale de ce qu’elle appelle « l’utopie de la certitude », cette idée que le progrès social exige une réduction de l’incertitude et des surprises, est à chercher dans les travaux de B. F. Skinner et de son « behaviourisme radical ». En allant vite, les êtres humains ne sont pas très différents des pigeons ou des rats. Ils surestiment leur libre-arbitre et sous-estiment les déterminants évolutifs et les stimuli environnementaux qui les font agir. Une organisation efficace de la société peut ainsi être obtenue par une bonne structure de ces stimuli, ce que l’économie comportementale a plus récemment développé sous le nom de nudge8. Plus fondamentalement, dans l’âge de la surveillance, un grand nombre de nouvelles technologies peuvent être mises à contribution dans la construction d’une société efficace : intelligence artificielle interprétant les données comportementales des gens, capteurs de toutes sorte (dont la reconnaissance faciale), traçage généralisé (tel qu’on peut l’observer dans le système chinois du crédit social9)…, toutes technologies de contrôle social.

Dans cette vision de la société, que Zuboff qualifie d’« instrumentarienne », « les phénomènes sociaux ne sont que des agrégations de milliards de menues transactions entre individus » (p. 572), et il s’agit de « créer un  système nerveux pour l’humanité » (p. 568). Elle cite ici un des gourous de ce mouvement, Alex Pentland, du MédiaLab du MIT, pour lequel la numérisation de toutes les relations sociales, l’extension de cette « informatique ubiquitaire » permet de s’approcher de cet idéal de contrôle. On peut trouver des racines d’une telle perspective hyper-individualiste et technique sur le social dès le 19e siècle, en particulier chez Jeremy Bentham, chantre de l’ingénierie sociale. Autrement dit, et comme le rappelle Alain Supiot, cette volonté de contrôle n’est pas nouvelle. Cependant, le déferlement technologique de ces dernières décennies lui fournit des outils d’une puissance inégalée. Elle est de plus promue par une idéologie à côté de laquelle sont étonnamment passés aussi bien Shoshana Zuboff que Cédric Durand, celle du transhumanisme. Cette dernière, qui vise à « augmenter » les performances humaines et sociales grâce à la science et à la technologie, est elle aussi née dans la Silicon Valley à la fin des années 1980, et fait part intégrante du « consensus ». L’utopie d’une société autorégulée grâce aux technosciences apparait en tant que telle dans un rapport de la National Science Foundation de 2002, qui décrit la manière dont la convergence des nouvelles sciences que sont les nanotechnologies, les biotechnologies, les sciences de l’information et les sciences de la cognition (la « convergence NBIC ») peut fonder une « nouvelle Renaissance10 », où « la technologie est une vraie alternative à la politique11 ». Une des manifestations les plus récentes de cette utopie sociale scientiste et cybernétique est celle du Great Reset, la « réinitialisation » de l’économie mondiale suite à la crise engendrée par le coronavirus, proposée par le Forum Économique de Davos.

La création de valeur dans l’économie numérique

« Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit ». C’est ainsi qu’on a résumé le business model des plateformes numériques au début de leur extension. Shoshana Zuboff montre qu’il n’en est rien. Nous ne sommes pas le produit, mais la matière première, la source des précieuses données à partir desquelles ces plateformes fabriquent leurs produits. Elle met en lumière l’existence de ce qu’elle appelle un « surplus comportemental » formé de l’ensemble des données que nous laissons derrière nous lorsque nous nous connectons. Grâce aux algorithmes de plus en plus sophistiqués utilisés par les GAFAM, ces données sont interprétées pour prévoir nos comportements, ce qui permet ensuite aux publicitaires de nous cibler de la manière la plus personnalisée possible. « En 2016, 89% des revenus de la société mère Alphabet provenaient des campagnes de publicité ciblée de Google ». La même année, Google et Facebook « assumaient, à elles deux, près de 90% de la croissance des dépenses publicitaires12 ».

Les publicitaires ne sont pas les seuls clients, ces « marchés des comportements futurs » intéressent beaucoup d’autres secteurs. Hal Varian, auteur de manuels de microéconomie très populaires et senior economist chez Google le voit très tôt : il « aborde l’exemple des ‘systèmes de contrôle du véhicule’ dont il reconnait le pouvoir paradigmatique. Lorsqu’un automobiliste ne paie plus les mensualités de son prêt auto, ‘il est bien plus simple aujourd’hui d’ordonner au système de contrôle du véhicule de bloquer le moteur et d’envoyer les coordonnées de l’automobile afin d’en rendre la récupération possible’. Les compagnies d’assurances, remarque-t-il, peuvent également se fier à ces systèmes pour juger de la prudence d’un conducteur13». L’ouvrage de S. Zuboff est très riche et recense des dizaines d’exemples de la manière dont Google and Co mettent au point des stratégies pour recueillir un nombre croissant de données personnelles, aidés en cela par les progrès des nanotechnologies et de l’intelligence artificielle. Des logiciels de reconnaissance faciale permettent par exemple d’analyser les émotions de ceux qui reçoivent les publicités, pour ajuster ces dernières encore plus finement. Les voitures autonomes, et les objets connectés de manière plus générale, sont de véritables pièges à données. Le lancement du jeu Pokemon Go en 2016 a permis d’envoyer des milliers d’enfants et de soi-disant adultes à la recherche de ces créatures virtuelles opportunément cachées chez McDonald ou toute autre enseigne prête à payer pour les accueillir. Les aspirateurs autonomes cartographient les plans des maisons où ils opèrent. Les wearables, objets connectés qu’on porte sur soi pour mesurer le nombre de pas qu’on fait ou son rythme cardiaque, les matelas connectés (oui, ça existe) recueillent des données de plus en plus intimes, à tel point qu’après l’Internet des objets apparaît l’Internet des corps (Internet of Bodies)… Ces monceaux de données permettent d’entraîner les algorithmes, qui deviennent de ce fait de plus en plus puissants dans le traçage de nos vies et la collecte de nouvelles données, dans une spirale sans autre fin que celle que la loi pourrait y mettre.

Zuboff insiste justement sur l’« engourdissement psychique » qui nous fait accepter une telle perte d’autonomie et de libre-arbitre. Néanmoins, comme le fait remarquer C. Durand, sa perspective est très individualiste, centrée sur la dépossession du consommateur par des capitalistes mal intentionnés. Elle prône un retour des gouvernements dans ces affaires, comme si l’État était une garantie. La perspective marxiste de C. Durand lui fait embrasser le phénomène de manière plus globale, en analysant les chaînes de valeur globales du début à la fin de la production, non dans sa seule dernière étape de consommation, et non celles des seuls GAFAM.

Le concept de chaîne de valeur globale appréhende le processus de production d’un bien à travers la fragmentation technique, géographique et fiscale mise en œuvre par les grandes firmes dans le monde globalisé qui est le nôtre, fragmentation grandement aidée par la numérisation des activités et la coordination à distance qu’elle autorise. Il permet d’identifier les étapes de la production les plus génératrices de valeur. Différentes études de ces chaînes de valeur montrent qu’aujourd’hui, la valeur est essentiellement créée tout en amont, au moment de la conception du produit, ou tout en aval, au moment de sa vente. La fabrication n’est plus vraiment source de valeur, c’est pourquoi elle est généralement délocalisée dans les pays du Sud à faibles coûts du travail et législations sociales et environnementales réduites. Apple est par exemple une firme sans usine, toute la fabrication est sous-traitée. La conception et la vente sont valorisées par des droits de propriété intellectuelle, brevets, dessins et modèles, algorithmes et bases de données, marques. « La concentration de la valeur aux extrêmes de la chaîne est l’expression d’un processus de monopolisation intellectuelle au terme duquel le pouvoir économique est concentré dans quelques sites stratégiques14 ». Ces sites stratégiques sont ceux où le plus de données sont extraites et analysées par les industriels pour améliorer « l’expérience utilisateur, concevoir des publicités ciblées ou vendre des services personnalisés15 ». Les données sont désormais bien une matière première fondamentale dans le processus de valorisation du capital, et leur exploitation donne lieu à différents types de rentes.

Cédric Durand en distingue quatre (chapitre trois). La première dérive de la monopolisation des connaissances dérivant des droits de propriété intellectuelle. Il faut noter que le régime de la propriété intellectuelle s’est considérablement durci depuis 1980 et les débuts du néolibéralisme, et s’étend à l’information scientifique dans toute sa diversité : logiciels et algorithmes, bases de données, mais aussi à l’information génétique des êtres vivants, des micro-organismes aux humains en passant par les animaux et les plantes. Un nombre croissant de choses « immatérielles » sont désormais appropriables. La deuxième est une rente de « monopole naturel », dans des situations où il est plus économique qu’une seule firme produise un bien ou un service plutôt que plusieurs entreprises en compétition. C’est le cas des réseaux ferrés, mais aussi de la plupart des industries de réseau, comme celle des téléphones. Elle repose entre autres sur des « complémentarités de réseau » : Apple ne vend pas que des iPhones, mais tous les produits de l’« écosystème Apple », système d’exploitation, applications, iPods et autres tablettes, tous compatibles entre eux, et incompatibles avec les produits des concurrents. Le troisième type de rente est la « rente différentielle des intangibles », qui provient de la différence de rendements d’échelle entre actifs tangibles et actifs intangibles. Ces derniers étant essentiellement des connaissances, des savoir-faire, des informations, ils sont reproductibles à un coût marginal qui tend vers zéro, ce qui n’est pas le cas des actifs tangibles. Enfin, C. Durand définit une « rente d’innovation dynamique ». Les grandes firmes qui contrôlent les chaînes de valeur globales organisent l’intégration des processus productifs. « Les informations s’amoncellent en des lieux très précis, où se concentrent les fonctions d’intégration ». Ces firmes « centralisent les données. Or ces données sont une matière première indispensable aux processus de recherche et développement modernes : grâce à elles, il est possible de cerner des fragilités, d’identifier des sources d’amélioration, de tester virtuellement des solutions innovantes16 ». Qui contrôle ces données a un avantage dans la compétition technologique effrénée que se livrent grandes entreprises et grandes puissances. De plus, le contrôle des infrastructures matérielles nécessaires à la circulation et au stockage des données (câbles sous-marins, fréquences électromagnétiques, antennes 4G et bientôt 5G, data centers, cloud…) confère une position absolument stratégique.

L’économie numérique ne recouvre donc pas que les seuls services numériques offerts par les grandes plateformes. C’est l’ensemble du système productif qui est peu à peu numérisé, processus qui engendre un changement dans l’organisation des chaînes de valeur (c’est-à-dire dans la division internationale du travail) et donc dans les lieux où la valeur est créée et appropriée.

Capitalisme de surveillance, techno-féodalisme, ou approfondissement du capitalisme technoscientifique ?

Avec l’extension de la surveillance, le capitalisme franchit un nouveau seuil. Comme l’écrit Zuboff, « le capitalisme industriel a suivi sa propre logique de ‘choc et stupeur’, s’emparant de la nature pour la conquérir au nom des intérêts du capital ; ce que le capitalisme de surveillance a désormais en ligne de mire, c’est la nature humaine17 ». Tous les dispositifs numériques visant à extraire nos données personnelles pour mieux prédire et orienter nos comportements forment une infrastructure ubiquitaire dans laquelle nous sommes tous pris, infrastructure que Zuboff dénomme Big Other. Ce pouvoir impersonnel renvoie nos comportements en miroir du point de vue d’un autre abstrait, à la même place que l’expérimentateur skinnérien guidant ses rats dans un labyrinthe grâce aux stimuli adéquats. Et ce dans une optique essentiellement publicitaire, comme dans le jeu de Pokemon Go.

La publicité et la propagande au service d‘une ingénierie sociale visant à contrôler les masses existent cependant depuis plus d’un siècle. Leurs moyens étaient différents, plus artisanaux, et ont certes été révolutionnés par le numérique, mais il n’y a pas là me semble-t-il de nouveauté radicale. Zuboff voit l’origine de la surveillance dans la volonté de quelques « capitalistes voyous » de s’enrichir à nos dépends mais pense que d’autres utilisations du numérique, plus respectueuses, étaient possibles, et que les États seraient à même de les encourager en limitant le pouvoir des GAFAM. Autrement dit, ce n’est pas la digitalisation de toutes les activités humaines qui serait mauvaise, mais l’usage qui en est fait.

La croyance en la neutralité de la technique est aussi partagée par Cédric Durand18. La place de la technique est un point aveugle des approches marxistes, toutes centrées qu’elles sont sur ce qui se passe au niveau de l’appropriation de la production, et non de ses formes techniques précises. Cette croyance est au cœur de l’idéologie technicienne et légitime la plupart des innovations technologiques. L’atome promettait une énergie inépuisable, la bombe n’en a été qu’un développement malheureux. Les biotechnologies produiront de nouvelles plantes et de nouveaux médicaments, améliorant la santé humaine et résolvant le problème de la faim dans le monde, tandis que les expérimentations concernant des bébés génétiquement modifiés sont l’œuvre de scientifiques dévoyés. De même, la reconnaissance faciale est d’une grande utilité dans la lutte contre le crime, et ne doit pas obligatoirement servir à traquer les citoyens honnêtes. Ces lieux communs témoignent d’une incompréhension du phénomène technique. Comme Jacques Ellul l’analyse avec force, la technique moderne se caractérise par son insécabilité : elle forme un système, un tout, et il est impossible d’en circonscrire certains pans pour les séparer des autres. Par ailleurs, sa dynamique est celle d’un auto-accroissement aveugle, d’un processus sans sujet se développant en réponse aux questions qu’elle se pose à elle-même. Enfin, elle tend à être autonome, c’est-à-dire hermétique à tout questionnement moral, se déployant dans la seule dimension de la recherche de l’efficacité maximale. Cette autonomie n’est bien sûr pas complète, l’intrication des jeux de pouvoir, des idéologies et des priorités de financement des institutions orientant les chemins technologiques qui s’imposeront finalement19.

Ainsi, la numérisation de la société et de l’économie produisent-elles un nombre croissant de données. Á quoi vont-elles bien pouvoir servir ? De nouveaux algorithmes accomplissant de nouvelles fonctions sont mis au point et engendrent de nouveaux usages. La puissance de calcul continuant de croître, il faut développer les infrastructures : de la 3G à la 4G, la 5G, et bientôt la 6G… Ce volume exponentiel de données permet d’ « entraîner » les algorithmes, qui deviennent plus performants dans des utilisations de plus en plus étendues, sans que jamais un questionnement de l’ordre du sens ne ralentisse cette dynamique, et la numérisation continue. Mais ce n’est pas spécifique à l’économie numérique, contrairement à ce qu’écrivent Zuboff et Durand. Il en va comme cela depuis les débuts de l’époque industrielle, jusqu’à la convergence NBIC d’aujourd’hui. « Tout ce qui est technique, sans distinction de bien ou de mal, s’utilise forcément quand on l’a en mains. Telle est la loi majeure de notre époque20 ». Ne pas voir cela conduit me semble-t-il les deux auteurs à identifier un changement de régime là où il y a continuité et approfondissement d’une dynamique déjà existante. C’est d’ailleurs parce que la technique n’est pas neutre qu’elle bouleverse autant nos vies : elle fait apparaître avec elle des pratiques et des relations sociales qui lui sont inextricablement liées. Les évolutions de ces dernières seraient différentes si les biotechnologies s’étaient développées à grande échelle avant les technologies de l’information et de la communication. On aurait comme horizon Le meilleur des mondes et Gattaca plutôt que 1984. Mais dans les deux cas, calcul, prévisibilité et contrôle, nécessité historique du capitalisme industriel.

Sans doute du fait de sa perspective marxiste, Cédric Durand accorde une grande place dans ses développements aux transformations du travail, alors que Shoshana Zuboff envisage l’être humain essentiellement comme un consommateur. Á la suite d’autres auteurs, comme Alain Supiot, il met en lumière les changements engendrés par la numérisation dans les relations de travail, en particulier dans l’économie des plateformes, ce qu’on appelle l’ « uberisation ». Les travailleurs de ces plateformes ne sont plus liés à leur employeur par un contrat de travail mais par des relations de l’ordre de la sous-traitance. Ils sont légalement indépendants (donc assument les risques liés à leur activité), mais doivent reverser une part de leurs gains à la plateforme qui leur permet de travailler. Ainsi, de la subordination, la relation de travail se déplace vers la dépendance. « Dans le cas des chauffeurs Uber, cela débouche sur une situation paradoxale, où l’aspiration à l’autonomie se heurte à l’emprise extrêmement forte de la plateforme sur l’activité : contrôle en temps réel du déroulé de la course, soumission à l’évaluation des passagers, opacité de la fixation des tarifs, interdiction de prendre les coordonnées des clients, bonus incitatifs visant à fidéliser les chauffeurs ou à accroître l’offre dans certaines zones, sanctions pouvant aller jusqu’à la désactivation du compte…21 ». L’asymétrie de la relation de travail est toujours là, mais elle a changé de nature : « les plateformes sont comme des fiefs », et « les sujets sont attachés à la glèbe numérique ». C’est un des arguments majeurs de C. Durand pour identifier une « régression féodale ».

L’autre argument principal apporté à la qualification du régime contemporain de techno-féodalisme concerne la nature des profits. On l’a mentionné, du fait de l’évolution des chaînes de valeur globales, la part des rentes dans les profits des entreprises augmente constamment. Dans une vision marxiste fondée sur la valeur travail, le profit des entreprises résulte de l’extraction de plus-value dans le procès de production, une partie du travail, le « surtravail », n’étant pas rémunérée. C’est là selon Marx le cœur du mécanisme de valorisation du capital dans le mode de production capitaliste. La rente au contraire produit de la valeur sans production. Elle découle de la propriété du capital, matériel et/ou intellectuel, et ne trouve pas son origine dans le travail de fabrication. Adoptant cette perspective, il n’est pas étonnant que l’auteur interprète la prééminence croissante des rentes sur les profits productifs comme un signe de retour vers une forme de féodalisme.

Néanmoins, si l’on déplace le point de vue, cette interprétation peut être discutée. Depuis le début des années 1980 et l’advenue d’un régime de capitalisme qualifié de financiarisé par les auteurs de l’école de la Régulation22, les profits financiers, qui ont la nature d’une rente, sont devenus plus importants que les profits productifs, et ce même pour les firmes non financières. Aux quatre grands types de rente identifiés par Cédric Durand, il faudrait donc ajouter la catégorie des rentes financières, dont la valeur globale est beaucoup plus grande. Ces rentes engendrées par la propriété du capital ne signent pourtant pas un retour vers le féodalisme, mais bien plutôt un accroissement du pouvoir des propriétaires du capital au détriment des travailleurs. En d’autres termes, elles témoignent d’un approfondissement du capitalisme : un changement de régime d’accumulation mais pas de mode de production.

Enfin, contre la thèse du retour au féodalisme, et outre le fait que l’idée d’un « retour » va à l’encontre d’une vision temporelle reconnaissant les irréversibilités, rappelons trois de ses traits, liés. Le premier est que les sociétés féodales étaient des sociétés d’ordres, de castes, où les positions des êtres humains étaient fixées par les lois de leur naissance. Comme Louis Dumont l’a montré, il s’agissait de sociétés holistes : les relations sociales étaient codifiées par des statuts et des traditions, traversées d’appartenances multiples à diverses communautés (d’ordres, religieuses, de métier), où l’individu au sens moderne de sujet agissant « librement » n’existait pas en tant que tel23. Le deuxième concerne le mobile de l’action humaine. Ce n’est qu’avec l’avènement du capitalisme que l’action rationnelle en finalité en vient à dominer, et avec une finalité très étroitement définie : le profit monétaire. La poursuite de l’intérêt matériel était auparavant jugée peu légitime, les sociétés féodales valorisaient la recherche du beau et la gloire sur le champ de bataille, certainement pas la recherche du profit24. Enfin, le troisième fait renvoie à la place occupée par la technique. La définition qu’en donne Jacques Ellul, comme principe d’efficacité sociale maximale, permet d’élargir la perspective et de comprendre comment l’émergence de l’individualisme et l’atomisation sociale qui s’en est suivie étaient des conditions du développement de la technique moderne. A propos de la Révolution industrielle, il écrit : « il n’y a pas de liberté des groupes, mais seulement de l’individu isolé. […] Cette atomisation confère à la société la plus grande plasticité possible. Et ceci est aussi, du point de vue positif, une condition décisive de la technique : c’est en effet la rupture des groupes sociaux qui permettra les énormes déplacements d’hommes au début du 19ème siècle qui assurent la concentration humaine qu’exige la technique moderne25 ». Cette atomisation n’a cessé de s’approfondir, aboutissant à ce que le sociologue Zygmunt Bauman appelle une « société liquide ». Une telle fluidité est à la fois permissive d’une innovation technologique bouleversant en permanence les conditions d’existence des êtres humains, et créée par elle. Ce mouvement perpétuel est contraire à la stabilité des sociétés d’ordres comme l’était le féodalisme européen.

Ainsi, un regard ellulien sur le phénomène technique mène plutôt à inscrire le bouleversement numérique dans une dynamique plus longue d’accélération technique continue depuis la fin du 18ème siècle, ultime mue du capitalisme contemporain. Cependant, quelques soient les différences d’interprétation des phénomènes en cours, les ouvrages de Zuboff et Durant sont très riches et nourrissent une réflexion indispensable pour comprendre les évolutions du capitalisme contemporain.

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Notes

  1. Cédric Durand, Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, Zones, Paris, 2020 ; Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, trad. 2020, Zulma, Paris, [2019].[]
  2. Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Economica, 1990, [1954].[]
  3. Jacques Ellul, Le système technicien, Le Cherche-midi, Paris, 1977, p. 36.[]
  4. C. Durand, op. cit., p. 27.[]
  5. Cité par Fabien Benoît, The Valley. Une histoire politique de la Silicon Valley, Les Arènes, Paris, 2019, p. 180.[]
  6. Ibid. pp. 203 sq., et C. Durand, op. cit., pp. 32-33.[]
  7. Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Institut d’études avancées, Nantes, et Librairie Arthème Fayard, Paris, 2015, pp. 49-50.[]
  8. Voir Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein, Nudge. Comment inspirer la bonne décision, trad. Pocket, Paris, 2012, [2008].[]
  9. Sur ce dernier, voir C. Durand, op. cit., pp. 142-155 et S. Zuboff, op. cit., pp. 519-528.[]
  10. Mihail C. Roco et William S. Bainbridge (dir.), Converging Technologies for Improving Human Performance, NSF-DOC Report, juin 2002.[]
  11. Peter Thiel, un des gourous de la Silicon Valley, et de ses grands financeurs, cité par Fabien Benoît, The Valley, op. cit., p. 185. Au contraire de S. Zuboff et de C. Durand, F. Benoît identifie clairement les sources transhumanistes du projet de la Silicon Valley.[]
  12. S. Zuboff, op. cit., respectivement p. 134 et p. 224.[]
  13. Ibid., p. 290.[]
  14. C. Durand, op. cit., p. 162.[]
  15. Ibid., p. 169.[]
  16. Ibid., pp. 168-169.[]
  17. S. Zuboff, op. cit., p. 465. La nature humaine existe-t-elle ? Rien n’est moins sûr… Voir Marshall Sahlins, La nature humaine, une illusion occidentale, Éditions de l’éclat, Paris, 2009 [2008].[]
  18. C. Durand, op. cit., par exemple p. 61.[]
  19. Hélène Tordjman, La croissance verte contre la nature. Critique de l’écologie marchande, Éditions La Découverte, Paris, 2021.[]
  20. J. Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, op. cit., p. 92.[]
  21. C. Durand, op. cit., p. 135.[]
  22. Voir par exemple André Orléan, Le pouvoir de la finance, Odile Jacob, Paris, 1999, et Michel Aglietta et Antoine Rébérioux, Dérives du capitalisme financier, Albin Michel, Paris, 2004.[]
  23. Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, Seuil, Paris, 1983.[]
  24. Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts, Presses Universitaires de France, Paris, trad. 1980 [1977].[]
  25. J. Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, op. cit., p. 47.[]