Temps de lecture : 16 minutes

À l’heure où la vulnérabilité des grands réseaux technico-économiques de la mondialisation a été révélée par la crise sanitaire (aéroports abandonnés, routes vides, navires en attente), les enjeux politiques autour des infrastructures doivent être renouvelés.  Jusqu’à maintenant, celles-ci sont calibrées pour une circulation paroxystique des flux et consolident un régime socioécologique, basé sur des relations de domination sur les territoires d’extraction et de rejets que l’on ignore. Selon les catégories de flux, ces infrastructures sont de l’autre côté du périphérique en proche banlieue jusqu’à l’autre bout du monde dans lieux abandonnés à la destruction. Ainsi, l’empreinte matérielle des villes ne peut pas s’envisager à la seule échelle urbaine, car l’urbanisation puise dans un hinterland (arrière-pays1 ) et le consume. Enfin, les politiques modernes de transition écologique ne parviennent pas enrayer cet engrenage de circulation matérielle, voire au contraire assiste-t-on plutôt à une consolidation du régime dominant d’une économie linéarisée, extensive et externalisée.

Dans le même temps, l’opposition s’organise contre la réintoxication du monde, pour bloquer les flux et mettre en carte les conflits environnementaux, en visant particulièrement des infrastructures énergétiques, de distribution de marchandises ou de personnes, des infrastructures d’extraction ou de transformations des ressources. Ces luttes vont bien au-delà du simple NIMBY, de la moralisation écologique des « bons gestes » ou de la compensation environnementale, comme le défendent certaines associations de l’environnement. Elles contestent ces infrastructures qui reproduisent les inégalités et l’injustice environnementale, tentant en cela de remettre en cause la marche normale d’extraction, d’accumulation et d’élimination des matières et énergies par ces stigmates du capitalocène.

Il existe une littérature foisonnante qui peut éclairer ces luttes et enjeux, celle sur le métabolisme urbain, qui concerne l’ensemble des processus sociotechniques et socioécologiques par lesquels des flux de matières, d’énergie, et d’eau sont consommés, transformés et rejetés sous différentes formes par les villes. En effet, ces processus métaboliques façonnent la ville et ont un impact sur le dimensionnement des infrastructures urbaines qui acheminent les flux. Faut-il optimiser les infrastructures, les détruire, les déconstruire, les abandonner et vivre sur leurs ruines ? Elles sont sans nul doute des outils de la programmation politique et technique2, mais sont-elles assez politisées dans l’espace public ? De plus, n’importe quel programme à venir, qu’il soit vert-rouge comme de nouvelles municipalités en France ou décroissant, ne peut ignorer ou gommer, ni transformer en une courte échéance ces lourdes infrastructures métaboliques et leurs liens de domination avec leurs hinterlands, les poussant à devenir monofonctionnels et compétitifs (espaces d’extractions de matériaux, d’agriculture intensive, d’émissions via la concentration de décharges ou d’industries lourdes).

Trois écoles de l’écologie scientifique (politique urbaine, sociale, et industrielle) abordent cette question dans des ouvrages récents de manières très divergentes. Il faut commencer par dire que les études sur le métabolisme urbain sont très cloisonnées selon l’écologie scientifique à laquelle elles s’arriment. On parle ainsi du métabolisme urbain comme un objet-frontière, qui permet d’explorer les frictions entre les épistémologies, les méthodologies et les cadrages variés disciplinaires. Le concept de métabolisme urbain est ainsi pensé différemment par trois écologies, que sont l’écologie industrielle, l’écologie sociale et l’écologie politique (urbaine3 ). Nous présentons cette vision à partir de trois ouvrages collectifs majeurs et récents de ces écologies scientifiques : Urban Political Ecology in the Anthropo-Obscene: Interruptions and Possibilities4 dirigé par les universitaires de Manchester Henrik Ernstson et Erik Swyngedouw ; Social Ecology, Society-Nature Relations across Time and Space5 issu de l’école viennoise d’écologie sociale (Helmut Haberl, Marina Fischer-Kowalski, Fridolin Krausmann et Verena Winiwarter), et Taking Stock of Industrial Ecology6 dirigé par les chercheurs de l’université de Surrey (en Angleterre) Roland Clift et Angela Druckman, dont les contributeurs sont majoritairement nord-américains comme l’éditeur du Journal of Industrial Ecology, Reid Lifset, de l’université de Yale).

Le courant de l’écologie politique urbaine

Urban Political Ecology in the Anthropo-Obscene: Interruptions and Possibilities – dir. Henrik Ernstson et Erik Swyngedouw

Les chercheurs s’inscrivant dans le courant de l’écologie politique urbaine ont utilisé les territoires urbains pour développer des corpus empiriques et en mobilisant notamment la théorie marxiste du « metabolic rift » (rupture métabolique). Selon John Bellamy Foster, il s’agit de caractériser la dégradation des sols et de l’environnement en raison de l’intensification de l’agriculture, de l’industrialisation et des déconnexions spatio-temporelles entre urbain et rural. Dans leur dernier ouvrage Urban Political Ecology in the Anthropo-Obscene: Interruptions and Possibilities, Henrik Ernstson et Erik Swyngedouw rassemblent des contributions qui montrent à quoi pourrait ressembler une communauté scientifique d’émancipation et d’écologie politique urbaine radicale à l’époque de l’anthropocène, considérant que les discours actuels sur ce dernier soutiennent la dépolitisation des réponses contemporaines aux défis écologiques mondiaux. Les écologistes politiques urbains ont ainsi l’ambition de révéler le prisme « obscène » de l’anthropocène, comme le désigne le titre, pour interrompre les interventions technocentriques perpétuant la violence et les inégalités écologiques, raciales et sociales. Ces chercheurs, issus de la tradition de géographie critique urbaine, utilisent le concept de métabolisme urbain pour explorer à la fois comment la nature est transformée et inscrite dans les pratiques politiques et socio-économiques qui façonnent la forme urbaine et d’autres espaces géographiques, et comment les flux matériels et énergétiques, les technologies et les infrastructures reliant ces objets et ces lieux sont enchevêtrés dans les rapports de pouvoirs sociaux et du capital. Ils font ainsi clairement le lien entre infrastructure métabolique et rapports de domination entre villes et hinterlands. Revenant sur les tensions géopolitiques et écologiques entre empreinte matérielle externalisée des pays et mouvements d’influences politiques, ils prennent notamment l’exemple de « la montée en puissance de la Chine qui cherche à satisfaire ses futures demandes de matériaux et d’énergie en Afrique, en Amérique latine et ailleurs, souvent en échange d’investissements dans les infrastructures urbaines, les ports et les chemins de fer7 ».

urban political ecology in the anthropo-obscene

Jason W. Moore et Richard Walker, dans le chapitre 3 de cet ouvrage sur l’écologie politique urbaine, reviennent sur le débat qui cherche à déterminer si le principal problème de l’économie politique concerne la rupture métabolique fondamentale entre le capitalisme et la nature, telle que théorisée par l’écomarxisme (comme le pense Foster), ou si c’est le « web of life », le tissu de la vie lui-même qui est imbriqué dans des stratégies d’accumulation et de processus d’expansion capitaliste (comme le pense Moore). En effet, selon le paradigme de l’écologie-monde de Moore, la dégradation de l’environnement n’est pas une conséquence ou une interaction de l’économie capitaliste comme le suggère la théorie de la rupture métabolique, mais constitutive et intrinsèque du capitalisme en tant que système historique. Depuis la perspective de Moore et Walker si l’on observe les outputs (sorties) du métabolisme urbain, chaque nouvelle phase du capitalisme génère une expansion quantitative des déchets et de leurs toxicités. Le génie « tordu » du capitalisme est la capacité de transformer certains déchets – y compris des sous-produits dangereux – en produits commerciaux rentables, assurant leur diffusion à grande échelle.  Cet exemple des déchets rejoint une perspective plus grande de Moore et Walker qui consiste à dire qu’il est crucial de reconnaître ce que la nature fait pour le capitalisme avant de passer à ce que le capitalisme fait à la nature. Ils concluent sur les luttes qui s’opposent à ces stratégies d’accumulations capitalistes et leurs limites : si les travailleurs se sont battus pour leurs droits, force est de constater que le travail des migrants, des esclaves et des enfants dans le monde aujourd’hui est effrayant ; si les écologistes se sont battus pour limiter les dégradations de l’environnement, le capital continue de faire tomber ces barrières vers de nouveaux terrains de destruction. Pour autant, il ne faudrait pas tomber dans l’écueil de les présenter comme un ensemble de luttes distinctes, mais comme des luttes qui doivent s’unifier.

En conclusion, cet ouvrage invite donc à une politisation du métabolisme urbain et de son infrastructure, tout en s’engageant avec de véritables mouvements politiques existants qui expérimentent la production d’espaces égalitaires, élaborent de nouvelles subjectivités politiques et créent des alternatives socio-écologiques. Des exemples y sont décrits tels que, parmi d’autres, le mouvement anti-corruption dans l’Inde urbaine (Chapitre 5 de Malini Ranganathan et Sapana Doshi) ou des luttes contemporaines progressives à Atlanta pour un changement socio-naturel antiraciste en résonance avec le « black urbanism » d’Abdou Maliq Simone (Chapitre 6 de Nick Heynen) ou l’activisme à Dakar née de la fusion entre les consciences environnementale et politique contre la gentrification et l’expansion des bidonvilles dans le même temps (Chapitre 8 de Garth Myers). Une des critiques que nous pouvons formuler contre l’écologie politique urbaine est d’une part de ne pas argumenter à partir de révélateurs quantitatifs qui pourraient renforcer la critique de l’économie politique des infrastructures. D’autre part, ce courant travaille majoritairement avec un prisme d’urbanisme méthodologico-centré (« methodological cityism ») qui théorise les dimensions spatio-temporelles de l’urbanisme planétaire (« Planetary urbanisation »), mais conserve paradoxalement une focalisation empirique qui privilégie les conceptualisations bornées et administratives de la ville en éludant la question des hinterlands.

L’école viennoise d’écologie sociale

Social Ecology, Society-Nature Relations across Time and Space – dir. Helmut Haberl, Marina Fischer-Kowalski, Fridolin Krausmann et Verena Winiwarter

L’écologie sociale, et notamment l’école viennoise, s’est illustrée par des travaux sur des méthodes d’analyse historique du métabolisme, dans lesquelles est exploité un couplage de l’approche par les indicateurs de consommation intérieure de matières et d’énergie (Domestic Material Consumption – DMC) et d’indicateurs économiques sur le long terme, afin d’analyser la soutenabilité (ou non) des pays8. Pour les écologistes sociaux réunis dans Social Ecology, Society-Nature Relations across Time and Space, développer une approche de recherche socioécologique sur le long terme « apporte un éclairage nouveau sur la façon dont les processus à grande échelle tels que les changements dans le métabolisme urbain, l’urbanisation, l’industrialisation et la transition du système énergétique sont réalisés au niveau local et dans un contexte urbain9) ». Ces chercheurs ont d’ailleurs collaboré avec Joan Martinez-Alier, en s’appuyant sur le cadre de l’écologisme des pauvres10 de ce dernier pour comprendre comment la société postindustrielle, apparemment dématérialisée, continue de dépendre d’une base à forte intensité de matériaux, écologiquement destructrice, impliquant l’agriculture, les mines et l’industrie des matières premières implantée dans les pays en développement.

social ecology

Pour autant, les recherches récentes de l’école viennoise d’écologie sociale ont un peu abandonné l’échelle locale et urbaine pour se concentrer sur l’empreinte matérielle des nations, même si certains chercheurs explorent par exemple les inégalités métaboliques, c’est-à-dire les inégalités de consommation matérielle entre les pays, et la nécessaire décroissance comme perspective de transition. Le rôle des infrastructures dans ces études est surtout compris comme une conséquence de l’extension du métabolisme urbain : « Au XIXe siècle, Vienne s’est retrouvée au milieu d’une transition socioécologique avec de nombreuses implications pour l’infrastructure d’élimination urbaine. Le nouveau régime sociométabolique du charbon, les processus d’urbanisation et une augmentation massive de la population ont créé de nouvelles exigences pour l’infrastructure d’élimination existante11 ». Ces recherches examinent donc comment les infrastructures se sont adaptées spatialement et techniquement avec l’augmentation des flux de production métabolique. Comment un système d’élimination se retrouve-t-il incapable de faire face à cette augmentation de la quantité de déchets et d’eaux usées ? Avec l’augmentation de la linéarisation du métabolisme urbain au 19ème siècle, mais surtout pendant la grande accélération du capitalocène, les flux de production se sont multipliés, entraînant une reconfiguration infrastructurelle vers les « large technical system12 », qui sont les grands services centralisés en réseaux. Enfin, dans ce courant, il est aussi question du stock de matière nécessaire à l’entretien et la maintenance de ces grandes infrastructures qui produisent en fin de vie des volumes paroxystiques de déchets. On peut adresser comme critique à ce courant, majoritairement constitué de socio-économistes, le fait de ne pas ouvrir la boîte noire des territoires étudiés (principalement les nations depuis 2009) et de déspatialiser leur hinterland, c’est-à-dire de ne pas rendre compte des relations métaboliques de domination entre les villes et les territoires d’approvisionnement et de déchets. L’économie politique y est ainsi abordée à un niveau très macro, ce qui échoue à analyser finement l’hétérogénéité des territoires infranationaux.

Le champ de l’écologie industrielle

Taking Stock of Industrial Ecology – dir. Roland Clift et Angela Druckma

Dans le récent ouvrage « Taking Stock of Industrial Ecology », Chris Kennedy, chercheur incontournable sur le sujet qui a publié dans de prestigieuses revues comme Proceedings of the National Academy of Sciences, écrit le chapitre qui concerne le métabolisme urbain. Les infrastructures sont vues comme des constructions civiles qu’il serait important d’optimiser sans interroger leur fonction dans un futur souhaitable : « Même les bâtiments et les infrastructures seraient construits à partir de pièces modulaires préfabriquées qui pourraient être adaptées ou réutilisées pour répondre aux besoins changeants des générations futures13) ». Si l’objectif de croissance est remis en cause dans d’autres parties du livre, notamment à partir des travaux de Tim Jackson, elle ne l’est que très peu dans ce chapitre, sauf pour montrer la forte corrélation entre la consommation mondiale d’énergie directement proportionnelle à la population urbaine mondiale. Les travaux en écologie industrielle, qui rassemblent majoritairement des chercheurs de l’ingénierie environnementale, sont ainsi pour l’essentiel prescriptifs et visent l’optimisation des infrastructures, et non leur remise en cause, par la mise en œuvre de symbioses industrielles, entendues comme l’échange de co-produits ou de déchets, se substituant à des ressources vierges, entre acteurs économiques.

taking stock of industrial ecology

Par exemple, pour Chris Kennedy, « le grand défi pour l’écologie industrielle et les villes est de comprendre les impacts environnementaux du métabolisme urbain et de mettre en œuvre des plans et des stratégies pour les réduire14) ». On peut dire que les écologistes industriels s’interrogent peu sur les facteurs socio-économiques ou sur les profils métaboliques et c’est une recherche pour l’ensemble assez dépolitisée. Ce techno-centrisme renvoie pour l’essentiel à une recherche normative qui n’interroge pas le régime métabolique dominant, mais tend à internaliser et renforcer ses dysfonctionnements, dans une visée d’optimisation et non de réduction des flux. Finalement, l’écologie industrielle dépolitise les rapports de domination entre ville et hinterlands, et aboutit à ne pas interroger le rôle catalyseur des infrastructures, qui conduit à l’augmentation de la circulation des flux dans la continuité du capitalocène. En revanche, elle produit des bilans matériels et énergétiques, en développant des méthodes robustes qui peuvent être très utiles pour faire l’évaluation environnementale des infrastructures métaboliques.

Deux écologies scientifiques émergentes qui croisent les approches critiques et l’analyse matérielle des flux : l’écologie territoriale et l’écologie politico-industrielle

A la lecture de ces champs, il est évident que le rôle des infrastructures métaboliques est clivant et ne révèle pas les mêmes paradigmes ni les mêmes futurs. Elles sont à la fois des outils techniques, des preuves des régimes métaboliques sur le long terme et des instruments de domination capitalistiques. Que faire maintenant de ces appropriations ? Ces trois écologies scientifiques étant donc très cloisonnées, de nouveaux travaux plaident pour des regards croisés, notamment par l’extension des études physiques des flux aux dimensions sociales, institutionnelles et culturelles.

Deux autres notions émergent pour faire le pont entre ces approches théoriques et méthodologiques : l’écologie territoriale et l’écologie politico-industrielle. La première est française et rassemble urbanistes, aménageurs, économistes, historiens et sciences de l’environnement qui veulent s’interroger autant sur le métabolisme territorial que sur leurs déterminants spatio-temporels. Selon Sabine Barles, l’écologie territoriale a ainsi pour ambition dans une perspective historique de « caractériser les régimes socioécologiques locaux, dont l’expression est le métabolisme territorial […] ici conçu comme le produit de l’entrelacement de processus naturels (ou physiques), incluant en particulier les cycles naturels tels ceux de l’eau, du carbone, de l’azote, etc., et de techniques issues des sociétés humaines15 ». Pour ces chercheurs, l’infrastructure urbaine a une double responsabilité dans l’augmentation de la consommation de matières : lors de leur construction et maintenance, et lors de leur fonctionnement réticulaire en encourageant la demande de services et d’accès aux ressources par leur mise à disposition à tout moment et partout. On voit bien en ce sens que lorsque cette frénésie s’arrête brutalement pendant la crise sanitaire du COVID-19, ce sont des pans entiers de filières infrastructurelles qui déchantent, avec des entreprises de production d’avion, de voitures et de navires au débrayage forcé. In fine, ces travaux sur l’écologie territoriale proposent une nouvelle gouvernance des infrastructures qui pense leur reconfiguration de manière à réduire drastiquement les flux matériels et énergétiques. D’aucuns ont observé que, par exemple, la gouvernance des déchets, par le biais de l’influence toujours plus prépondérante des grands groupes multinationaux et des organisations de producteurs et distributeurs (les éco-organismes), est structurée de manière à renforcer les grandes infrastructures centralisées de traitement (incinération, enfouissement, recyclage industriel) par un flux renouvelable et durable de déchets urbains.

L’autre approche récente est développée sous le terme d’écologie politico-industrielle (« political-industrial ecology16 ») par des géographes et écologistes politiques qui se sont formées aux outils de l’évaluation environnementale. Il s’agit d’utiliser les méthodes quantitatives issues de l’écologie industrielle et de l’écologie sociale, pour alimenter une critique radicale des processus métaboliques en termes d’écologie politique urbaine. La compréhension du métabolisme urbain de l’écologie politico-industrielle atteint ce stade en combinant un appareil marxiste étoffé, qui associe les dynamiques socio-politiques et des approches méthodologiques largement qualitatives et spatialisées en révélant les flux « cachés » de la consommation matérielle et énergétique. Il s’agit donc bien de territorialiser le métabolisme urbain, afin par exemple de montrer les relations d’impacts en terme d’injustice environnementale et sociale, en reliant Walmart aux États-Unis à des entreprises forestières russes destructrices d’écosystèmes primaires dans la région du Primorsky, via des fabricants de revêtements de sol chinois17. Quelles filières d’approvisionnement métabolique anéantissent quoi, où et quand, sont les questions auxquelles s’attachent ces recherches.

En conclusion, à quoi ces recherches peuvent-elles servir dans une perspective de luttes et de renouvellement des enjeux politiques autour des infrastructures ? Les infrastructures métaboliques engagent, selon l’Atlas féral, « une rupture avec les paramètres écologiques antérieurs […] un genre de rupture métabolique », dont il faut se demander maintenant s’il faut les déconstruire, les réparer ou les abandonner. Ces infrastructures sont liées à la circulation des hommes et marchandises (routes, ferroviaires, portuaires, numériques) ou aux transformations des ressources (extraites, consommées et jetées) par tous types de réseaux qui permettent les activités socio-économiques dans l’espace. Les infrastructures métaboliques sont ainsi des artefacts de la modification de paysages dans le cadre de programmes politiques, au travers de l’extraction en carrières, des montagnes de stockage de déchets, des grands tracés de réseaux urbains… parfois invisibles en apparence et cachés, ou très éloignés des territoires de consommation.

Ces trois courants offrent une visibilisation des infrastructures métaboliques, selon différents prismes. L’écologie politique urbaine ouvre la voie de la politisation du métabolisme urbain et de son infrastructure, en montrant comment les flux matériels et énergétiques reliant les infrastructures et les territoires sont enchevêtrés dans les rapports de pouvoirs sociaux et du capital. L’écologie sociale a développé des méthodes d’analyse quantitative du métabolisme sur le long terme, afin d’étudier l’empreinte matérielle des nations et la grande accélération de la consommation mondiale des ressources depuis 1945 et encore un peu plus depuis 2002. Quant à l’écologie industrielle, elle a produit des méthodes éprouvées de bilans matériels et énergétiques des infrastructures métaboliques. L’écologie territoriale et l’écologie politico-industrielle tentent de coupler ces différentes perspectives, dans le but de produire des recherches critiques et territorialisées. Il est effectivement urgent de mettre au jour une politique écologique du métabolisme urbain, de défendre une réparation de la rupture métabolique et de repolitiser le rôle des infrastructures. Sans cela, aucune bifurcation du régime dominant du métabolisme urbain n’est à attendre, et ce ne sont pas les transitions énergétiques, de croissance verte, d’économie circulaire ou d’écotechnologies qui nous feront changer d’idée.


Remerciements – Tibo Labat et Nelo Magalhaes pour leurs relectures et conseils.

SOUTENIR TERRESTRES

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

Soutenez Terrestres pour :

  • assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
  • contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
  • permettre le financement des deux salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
  • pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant

Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute.

Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.

Merci pour votre soutien !

  1. Le terme “hinterland” est défini par Neil Brenner « pour délimiter les divers espaces non urbains qui sont balayés dans le maelström de l’urbanisation, qu’il s’agisse de zones d’approvisionnement, de zones d’impact, de zones de sacrifice, de corridors logistiques ou autres » (selon notre traduction) dans Neil Brenner et Nikos Katsikis, « Operational Landscapes: Hinterlands of the Capitalocene », Architectural Design 90, no 1 (2020): 22‑31, https://doi.org/10.1002/ad.2521[]
  2. Voir le dossier dans la revue Flux « Transition ou consolidation du régime dominant : le métabolisme urbain en question », (dir. Sabine Barles et Jean-Baptiste Bahers), Flux N° 116-117, no 2 (2019).[]
  3. Il n’est pas question de l’écologie urbaine inspiré par les travaux d’Eugène Odum ici, car d’une part elle a été sévèrement critiqué récemment pour son tropisme organiciste, et d’autre part nous n’avons recensé aucune recherche récente qui s’en réfère et pourrait nourrir ce débat.[]
  4. Ernstson, H., Swyngedouw, E., 2018. Urban Political Ecology in the Anthropo-obscene: Interruptions and Possibilities. Routledge.[]
  5. Haberl, H., Fischer-Kowalski, M., Krausmann, F., Winiwarter, V. (Eds.), 2016. Social Ecology. Springer International Publishing, Cham.[]
  6. Clift, R., Druckman, A. (Eds.), 2016. Taking Stock of Industrial Ecology. Springer International Publishing.[]
  7. Que nous avons traduit de « the rise of China as it seeks to secure its future demands for materials and energy in Africa, Latin America and elsewhere, often in exchange for investments in urban infrastructure, ports, and railways »[]
  8. En ce sens, il s’agit plus d’une écologie socioéconomique qu’une écologie sociale au sens de Murray Bookchin qui est fondamentalement différente et dont les racines épistémologiques ne sont pas les mêmes. Voir https://www.terrestres.org/2019/09/11/crise-ecologique-desetatiser-nos-imaginaires-politiques-et-nos-savoirs-scientifiques/[]
  9. Que nous avons traduit de “may shed new light on how large-scale processes such as changes in urban metabolism, urbanization, industrialization and the transition of the energy system are realized at the local level and in an urban context” (p485[]
  10. Martínez-Alier, J., 2003. The Environmentalism of the Poor: A Study of Ecological Conflicts and Valuation. Edward Elgar Publishing.[]
  11. Que nous avons traduit de “ In the 19th century, Vienna found itself in the middle of a socioecological transition with many implications for the urban disposal infrastructure. The new coalbased sociometabolic regime, urbanization processes and a massive increase in population created new requirements for the existing disposal infrastructure” (p485).[]
  12. Hughes, T.P., Coutard, O., 1996. Fifteen years of social and historical research on large technical systems. An interview with Thomas Hughes. FLUX Cahiers scientifiques internationaux Réseaux et Territoires 12, 44–47.[]
  13. Que nous avons traduit de « Even buildings and infrastructure would be constructed from precast modular parts that could be adapted or reused to meet the changing needs of future generations. » (p70[]
  14. Que nous avons traduit de « The grand challenge for IE and cities is to understand the environmental impacts of the urban metabolism and pursue plans and strategies to reduce them » (p79[]
  15. Sabine Barles, « Écologie territoriale et métabolisme urbain : quelques enjeux de la transition socioécologique », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, Décembre, no 5 (2017): 819‑36, https://doi.org/10.3917/reru.175.0819.[]
  16. Newell, J.P., Cousins, J.J., 2015. The boundaries of urban metabolism: Towards a political–industrial ecology. Progress in Human Geography 39, 702–728. https://doi.org/10.1177/0309132514558442[]
  17. Goldstein, B., Newell, J.P., 2020. How to track corporations across space and time. Ecological Economics 169, 106492. https://doi.org/10.1016/j.ecolecon.2019.106492[]