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Lors des rencontres Reprises de terres, qui ont eu lieu sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes en août 2021, la sociologue Geneviève Pruvost a proposé une intervention nourrissant les discussions et les réflexions entamées lors de cette semaine de rencontres. Ce texte, qui fait écho à la parution de son ouvrage récent (Quotidien politique. Féminisme, écologie et subsistance, Paris, La Découverte, 2021) est la trace écrite et légèrement remaniée de son intervention estivale.


Qui travaille sans parvenir à toucher le SMIC, ne compte pas ses heures, même si la reconnaissance n’est pas au rendez-vous et ne peut faire autrement que de faire ce qu’il y a à faire, parfois le couteau sous la gorge, sinon personne ne mange ? Une première réponse à cette énigme pourrait être : les paysans. Mais cela pourrait tout aussi bien désigner les femmes, assignées au travail domestique. Paysans, paysannes, travailleurs, travailleuses de l’ombre dans les foyers, même combat ?

Il s’agit de repenser la reprise de terres, qu’elles soient urbaines ou rurales, à partir de la cuisine, pour reprendre ici la formule de la fémininiste marxiste révolutionnaire Silvia Federici pour qui le travail ménager est le point zéro de toute révolution1. Le mouvement féministe l’a martelé sur tous les tons possibles : il faut porter le féminisme dans les mouvements sociaux, dans les lois, mais aussi au cœur des maisonnées. C’est de ce dernier levier, plus invisible, plus silencieux dont il sera question ici.

Penser en termes de genre et de révolution féministe oblige à ne pas faire l’impasse sur deux modes d’association humaines fondamentales, que sont des formes d’union et de parenté, sachant que ces deux modes d’association combinés, très variables, s’intriquent à l’echelle de la quotidienneté dans des « maisonnées », autrement dit des lieux de cohabitaion dans lesquels peuvent voisiner différentes générations, différentes manières d’habiter son corps genré, sa sexualité, et une multitude d’objets et d’être vivants qui se retrouvent sous un même toit. 

À quoi cela sert-il d’ajouter l’échelon de la maisonnée pour penser la reprise de terres ? Cela permet de partir de la base de la vie quotidienne, fondée sur un arpentage régulier de trajets incontournables, qui vont de la chambrée à la cuisine, des arrières-cours, des jardins jusqu’à d’autres maisonnées reliées entre elles qui forment un réseau d’interconnaissance. Défini à partir de cette base, un village ou quartier, c’est l’espace-temps que toute personne qui tient un enfant par la main arrive à faire en disant bonjour à la plupart des gens. 

La maisonnée, c’est aussi une unité de travail. La subsistance ne coule pas de source. La terre ne devient terre nourricière, terre à bâtir, terre à fibres pour se vêtir, terre de soin qu’au prix d’opérations collectives de transformation, de conservation et de circulation des matières. Ce qui fait qu’un champ, une friche, un bois ne sont comestibles, habitables, tissables que si des groupes (pas nécessairement et uniquement humains) travaillent ces matières. La reprise des terres, c’est donc indissolublement la reprise des maisonnées inter-reliées jusqu’en ville. C’est même là qu’il y a la plus grande densité de maisonnées depuis l’exode rural.

La modernisation a provoqué la privatisation de l’espace privé

Le paradoxe tragique des maisonnées modernes, c’est qu’elles se sont dépeuplées. On n’a jamais été aussi nombreux, on n’a jamais vécu aussi longtemps et les maisonnées n’ont jamais été aussi vides : on a mis dehors une grande partie des animaux domestiques, et on a inventé la famille nucléaire organisée autour d’un couple hétérosexuel, de ses seuls enfants, considéré comme une unité de consommation. Si on compare nos maisonnées contemporaines, majoritairement urbaines, avec les maisonnées paysannes d’il y a un siècle, on se trouve confronté au vertige de sa grande dépendance au marché. L’exode rural s’est accompagné d’une autre transformation majeure : la privatisation de ce qu’on a appelé l’espace privé2 – qui devient un espace où ce qui s’y trame n’est soumis qu’à un nombre très restreint de proches. On se trouve à mille lieux d’une organisation en parentèle élargie, avec des remariages à chaque veuvage, la cohabitation des enfants de tous les lits, l’hébergement des cousins, neveux, le logement à domicile des ouvriers, ouvrières, domestiques, apprenti.e.s, sans compter tous les animaux de ferme. Il s’agit tout à la fois d’un espace habité et d’un lieu collectif de travail, formant un monde réticulaire de maisonnées alliées où la circulation, l’ouvrage en plein air suppose des portes semi-ouvertes3. C’est ce type d’organisation que l’on peut retrouver dans des quartiers ouvriers et parmi les migrant.e.s, qui s’organisent à partir de puissants réseaux d’entraide, pour écarter le spectre quotidien de la pénurie et de l’exploitaiton. Pour sembler trop nombreuses, ces « familles » ont pu être montrées du doigt et stigmatisées, en vertu d’une conception surpsychologisée du « care », impliquant une attention inviduelle à chacun.e, comme si le travail de subsistance et la fabrique collective du maisonnées n’étaient pas vectrices de soin. 

Avec le démantèlement des sociétés de paysan.e.s-artisan.e.s Henri Mendras montre bien que le terme de sociétés paysannes est une expression commode qui constitue le raccourci de sociétés de paysans et d’artisans4, s’est ainsi inventé un autre espace domestique, privatisé à tous points de vue : l’espace domestique est envahi d’objets industriels achetés et la norme d’intimité implique de fermer sa porte. L’entre-fabrication est réduite à la portion congrue. La destruction du tissu paysan, ce n’est donc pas seulement la fin de la petite paysannerie avec l’agrandissement des fermes, l’extension de l’urbanisation et la bétonisation des terres arables, c’est aussi la disparition des ateliers vivriers : les cuisines des villes et des campagnes étaient des pièces à vivre où femmes et hommes, enfants et viellard.e.s, voisins et voisines traficotaient des tas de trucs en se racontant leur journée. La cuisine comme l’espace propre des femmes (et des aliments) et le garage comme espace propre de l’homme (et des moteurs) sont des inventions de la modernité.

Pour que les maisonnées redeviennent des lieux de transformation, de fabrique d’outils, de stockage et d’échanges de biens en circuit court, il ne faut pas seulement une transformation majeure des formes d’urbanisation, mais de l’habitat. Et plus encore, une réhabilitation des savoirs pratiques et du travail manuel. Et plus encore, une réévaluation de la causerie, les mains occupées. Le travail en cuisine-atelier, c’est le moment où on discute de choses fondamentales pour la maisonnée. C’est là aussi le moment où on refait le monde. C’est un changement de paradigme politique qui permet de sortir de l’impasse de la centralité de l’agora et de la division extrême du travail et des lieux, avec des espaces de production spécialisés et des assemblées politiques ou des administrations qui n’habitent pas les lieux. Dédier un espace à la réunion politique, un autre au travail rémunéré, encore un autre à la sphère domestique, avec des champs en monoculture constitue l’aboutissement du processus de domestication de nos modes de vie. Le fonctionnement en maisonnée s’oppose à cette segmentation, en ne séparant pas le débat-conflit-souci de la redistribution du temps et des subsides au sein de ses membres du débat sur le monde comme il va – ou ne va pas. 

Comment l’impérialisme de la société de consommation a détruit les sociétés de subistance

La transformation des sociétés de subsistance en société de consommation est un processus de longue durée dont les conséquences sur le plan environnemental et féministe ont été minorées5. La destructuration des maisonnées est corrélative de l’invention d’un système des professions déterritorialisé  (qui certifie l’évidence qu’on peut être architecte, ingénieur, médecin en tous lieux, dotés de savoirs universels, adossés aux protocoles standard de l’industrie)6. Les savoirs vernaculaires, pour être locaux, sont alors perçus comme bornés, quoique toujours utiles, dans un premier temps. L’aspiration des forces vives des campagnes par la ville a conduit les femmes à assurer le travail de subsistance à elles seules, tandis que les hommes partaient à l’usine et au bureau en ville. S’est alors accrue la pénibilité du travail de subsistance pour celles et ceux qui restaient à la campagne. L’arrivée des machines, dans de telles conditions, s’est imposée comme salutaire. Ce processus n’aurait pas été non plus possible sans la délocalisation d’une partie du travail de production dans les colonies et les ex-colonies où s’opère sur un temps encore plus bref la même opération avec toujours et encore, des femmes en bout de chaîne qui assurent le travail de subsistance, nécessaire à l’installation capitaliste : une grosse partie de l’entretien des ouvrier.e.s se fait dans un premier temps en nature, ce qui justifie une moindre rémunération par les employeurs. Une deuxième étape consiste à augmenter les salaires ouvriers, de sorte que se diffuse auprès des classes populaires et moyennes l’idéaltype bourgeois de la femme au foyer, cantonnée à un travail de consommation domestique, qui renonce à la fabrique de la subsistance. L’entrée des femmes dans le salariat, au même titre que les hommes, constitue une troisième étape de la mécanique du développement capitaliste, en convertissant l’ensemble de la population à l’économie monétaire et au travail de consommation simplifiée, puisque pour vivre, au quotidien, il faut deux adultes rémunérés pour payer un logement et des biens de première nécessité. L’accès à une terre, un poulailler, un bois, un atelier, une cuisine, une pièce à vivre et tout un monde de maisonnées interdépendantes n’est plus une ressource convoitée. Ce sont des aspirations qui semblent archaïques.  

Dernière étape, est inventée la femme qui s’aligne sur les critères masculins de dévouement professionnel à plein temps, tout en étant malgré tout moins bien payée que les hommes, et soumise à la double journée du travail domestique – qui demeure. Pour faire passer une telle inéquité, et la rendre tout simplement matériellement supportable, l’électrification et la technologisation de la vie domestique, couplée à la disparition des petits élevages domestiques, est une condition sine qua non, pour que les maisonnées fonctionnent sans âme qui vive, tout le jour durant. Le travail de subsistance se mue alors en travail de consommation efficace, équipé, préconçu par la filière agro-industrielle. Exit l’artisanat et la fabrique collective à domicile. Le travail de subsistance ne fait plus partie de la quotidienneté du nord global. L’arpentage des campagnes et des villes, en tenant un enfant par la main, se trouve cantonné à des parcs publics et des zones commerciales piétonnes. Aucun trajet pédestre ne permet de se figurer la fabrique matérielle de la reproduction de la vie. Les usines ne sont pas des échoppes ouvertes sur la rue. La probabilité de croiser des troupeaux de moutons, des vaches, des chèvres, des poules en liberté sur le chemin de l’école et au retour du travail, est très faible. En ville, les parcelles de terre arables ou de terres à bâtir sont chères, petites, envahies de lumière artificielle, de bruits de moteurs de voiture, d’avion et tapissées de gazon infertile. Un tel rétrécissement de la taille des terres disponibles engendre une atrophie sensorielle qui rend peu désirable la bricole au-dehors, et ce d’autant plus qu’il devient peu à peu interdit d’investir les cours d’immeuble, les trottoirs, les champs et forêts dont les droits d’usage se sont restreints. La majorité des enfants et des adultes du nord global a désormais « intériorisé » d’autres déambulations créatives, souris en main, en se double-vitrant devant écran.

La question de la division du travail, à la source des inégalités sociales et environnementales, se trouve au cœur de la réactivation politique des maisonnées. L’embranchement est le suivant : soit on considère que le principe de division du travail ne porte pas en soi d’inégalités et qu’il suffit de jouer sur les rémunérations et l’ascension sociale pour que les inégalités de position se résorbent ; soit on impute à la division du travail elle-même un principe de déréalisation du travail d’autrui (quel qu’il soit), parce qu’il devient difficile de se figurer qui fait quoi, a fortiori quand les distances se comptent en milliers de kilomètres. Il peut être alors inspirant de regarder du côté des sociétés paysannes, des peuples autochtones, des collectifs d’activistes les plus égalitaires et des régions où se concentrent de néo-paysan.e.s-artisan.e.s, afin de réévaluer le potentiel de redistribution que permet la polyactivité relocalisée. 

Penser en termes de maisonnées politiques, c’est en tout cas rétablir un droit à la subsistance – en nature, qui précède le droit à la consommation – en argent. La participation collective et quotidienne au métier de vivre consiste à ne pas déléguer le soin de nous nourrir, de nous vêtir, de nous loger, de nous chauffer à des classes laborieuses, que ce soit sous nos latitudes ou dans des usines délocalisées, ni de réserver aux paysan.es du sud, la peine de nourrir, vêtir, loger, chauffer des ouvrier.e.s en bout de chaîne de production7. Cela implique donc que nous participions concrètement à la fabrique de nos besoins de base, en rétablissant un lien direct qui ne serait pas médié par une extrême division du travail afin de renouer avec la trivialité de notre condition terrestre. Il faut se préoccuper de l’eau qu’on boit, des graines que l’on sème, jusqu’à la laine des moutons à tondre. La matérialité de cette mise au travail de nos mains, de nos corps est un levier fondamental pour sortir de l’abstraction d’un compte en banque ou de plats préparés. La figuration de la transformation des matières, et du travail important que ce processus vital exige est très difficile quand on ne participe pas, d’une manière ou d’une autre, au processus de fabrication et qu’on ne connaît plus personne dans un rayon proche qui le fait de manière routinière. Se met en branle un principe de répartition classiste, sexiste, racialisée des tâches (grands spécialistes vs petites mains), à ce point naturalisé que la seule issue proposée est l’ascension scolaire – qui n’interroge pas le plancher des vaches à traire de celles et ceux, restés sur le bas de côté du train de la modernisation. Comme l’ont montré amplement les féministes, le système capitaliste s’effondrerait à rémunérer tout le monde à l’heure de travail accomplie, quelle que soit le contenu de la tâche réalisée. Les féministes et écoféministes comme Silvia Federici, Mariarosa Dalla Costa, Françoise d’Eaubonne, Martine Segalen, Maria Mies, Veronika Bennhold-Thomsen, Claudia von Werlhof, Vandana Shiva, Bina Argawal ajoutent cependant une préoccupation supplémentaire en accordant la primeur aux activités humaines qui incluent dans leur modus operandi le renouvellement et l’autonomie des matières vivantes. Cette exigence implique de brasser un grand nombre de connaissances sur les cycles de vie et d’en redistribuer la charge mentale et matérielle.

Pour des reprises de terres féministes

Dans les maisonnées à réinventer, il ne s’agit, certes, pas de savoir tout faire en vertu d’un modèle paysan fantasmatique d’autosubsistance accomplie (qui est en réalité toujours entre-subsistance avec d’autres maisonnées et interdépendance avec d’autres régions), mais de relancer des circuits denses d’interconnaissance active en prise avec un milieu de vie. Encore faut-il avoir à disposition un écosystème, riche de matières transformables et renouvelables. L’enjeu  n’est ainsi pas seulement de favoriser l’augmentation du nombre de candidat.e.s aux métiers paysans et artisanaux, mais de proposer une réforme foncière d’ampleur qui donne accès à tout le monde à des parcelles de terre arable. Alors que la question du salaire minimum et du revenu universel fait l’objet de nombreux débats politiques, celle de l’accès à une surface minimum de subsistance décente est pour ainsi dire hors champ. La sweat equity (l’égalité dans la sueur du labeur), selon la formule de Maria Mies8, implique que chacune et chacun prenne en charge une partie de sa subsistance, en créant des maisonnées où le travail peut être réparti sur un collectif. Il faut dès lors reconstituer de vastes ceintures maraîchères, forestières autour des habitats, avec la possibilité de faire des ateliers au plus proche des ressources, ce qui implique une réorganisation complète des transports vers ces lieux de fabrique collective. Il ne faut pas non plus négliger l’accès à des microparcelles qui permettent, dans une perspective féministe, d’avoir une « chambre » et un « champ à soi »9.

Il n’est en tout cas pas possible de déléguer à 1,5% de la population active le soin de nous nourrir convenablement. Quand la terre vivrière n’est plus arpentée sur une base quotidienne par la majorité de la population qui s’en remet à un petit nombre de multinationales pour en assurer la transformation et la distribution, il est difficile de se passer de pesticides, de pétrole, d’électronique, d’informatique pour accomplir cette tâche incommensurable, tandis qu’une main d’œuvre saisonnière corvéable à merci et payée à bas prix vient travailler dans les exploitations agricoles (comme c’est actuellement le cas avec des ouvriers détachés, issus du sud global). On ne peut pas davantage demander à la poignée de producteurs.trices bio en vente directe de s’épuiser à réaliser notre rêve de monde reterritorialisé. 

Pour résorber de telles disparités, la répartition du travail de subsistance – et des déambulations quotidiennes qu’elle implique – doit prévoir toutes sortes de collectifs (cuisines-atelier, maisonnées rurales et urbaines, coopératives, travail associatif, municipalisation, nationalisation). La remise en route de cycles de subsistance est si dépendante de l’histoire du parcellaire et de sa bétonisation sur un territoire donné qu’il n’est pas imaginable d’homogénéiser les formats. Il importe bien au contraire d’autoriser différents types de mise en commun, non exclusifs les uns des autres. Étant donné le niveau de monopolisation des terres et des terrains par quelques grands propriétaires fonciers et le niveau d’amnésie environnementale dans lequel nous nous trouvons, il ne s’agit pas seulement de s’en tenir au seul levier de l’incitation monétaire à l’installation ou à l’élargissement de l’offre de formation professionnelle. Se réapproprier l’espace-temps de notre subsistance élémentaire implique de repenser les conditions d’accès au foncier, de revoir de fond en comble le système de hiérarchie entre travail manuel et intellectuel, maisonnées et agora. 

Pour autant, cette réévaluation du primat de la subsistance à l’échelle quotidienne ne doit pas se solder par un nouvel enfermement. C’est tout l’apport de l’approche féministe que de mettre en garde contre le poids des attaches locales (familiales, patronales, patriarcales). Si toutes les matières de la vie quotidienne se trouvent prises dans l’écheveau des mains connues qui les ont fabriquées, autrement dit si toutes les matières qui transitent par et dans notre corps ont un visage, leur usage peut s’avérer oppressant pour celles et ceux pour qui ces attaches sont des harpons dont il est crucial de se défaire. L’exode rural vers la ville, plus anonyme, a pu occuper cette fonction émancipatoire pour les populations qui veulent fuir l’étau du patriarcat, de l’hétérosexisme, de la racialisation et du classisme dans l’attribution des tâches et des terres. Il s’agit par conséquent de repenser à nouveau frais l’impératif de disposer de friches dédiées à des personnes et des groupes qui circulent de lieux en lieux, en vue d’usages intermittents de la terre, afin de rendre habitable et nourricier le voyage. Parce que la valeur d’usage use, il faut pouvoir lever l’ancre.

Pour casser le socle du domaine réservé des terres, c’est donc tout autant le droit à l’alimentation et au logement que le droit à la fabrique collective de la subsistance commune qu’il s’agit de faire advenir, en prévoyant un accès radical et absolu de toutes et tous à des parcelles substantielles de terres pour une pluralité d’usages (de l’extrême sédentarité à l’extrême nomadisme, de microparcelles d’expression libre à des communaux), à condition d’inclure l’impératif de redistribution du travail de subsistance. La démocratisation de l’accès à la terre est indissoluble de celle de la tâche – incompressible – de transformer la matière. Cette tâche n’est pas optionnelle, dématérialisable et indéfiniment délocalisable. Si personne ne le fait, il faudra bien que quelqu’un – en l’occurrence quelqu’une, le fasse. Mais comment, où, avec qui et selon quelles conditions de travail ? C’est ce qu’apprend une réflexion féministe en termes de maisonnée égalitaires : dans ce type d’organisation du travail, le côtoiement ordinaire peut permettre un ajustement permanent entre ce qu’il y a à faire et les forces mobilisables, en veillant à ce que nul ne s’épuise ou ne concentre les compétences et les pouvoirs. 

Si les féministes ont critiqué l’inégalité de répartition et de prestige entre les tâches dédiées aux hommes et aux femmes, si elles ont mis en évidence le surtravail de femmes du sud pour que les femmes du nord global fassent carrière, elles n’ont pas contesté en soi l’importance du principe d’attention distribuée. Dans les années 1970, Françoise d’Eaubonne et Silvia Federici en viennent dès lors à retourner le stigmate10 : constatant que les femmes ont été particulièrement socialisées à la gestion d’une maison et n’ont pas totalement perdu de vue l’importance d’un environnement nourricier, elles érigent cette assignation ménagère en une possible chance historique de changement social de masse. C’est un sillon à creuser : même si l’organisation en famille nucléaire, centrée sur le travail de consommation, est à maints égards hors sol, il y a un ancrage de l’action domestique du côté de la transformation de matières et une prédilection pour les relations d’interconnaissance, qui peut prédisposer à pister des ramifications (d’amont en aval)11 

Paysans, paysannes, travailleurs, travailleuses de l’ombre domestique, même combat, à fabriquer sans relâche des liens entre parcelles de terre disjointes.


  1. Silvia Federici, Point zéro : propagation de la révolution, salaire ménager, reproduction sociale, combat féministe, Xi, Paris, 2016.[]
  2. Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne. III. De la modernité au modernisme (pour une philosophie du quotidien), Paris, l’Arche, 1981.[]
  3. Martine Segalen, Mari et femme dans la société paysanne, Flammarion, Paris, 1980.[]
  4. Mendras Henri, Les sociétés paysannes. Eléments pour une théorie de la paysannerie, Paris, Gallimard, 1995[]
  5. Veronika Bennholdt-Thomsen, Maria Mies, The Subsistence Perspective : Beyond the Globalised Economy, Zed Book,  London, 1999 ; Veronika Bennholdt-Thomsen, Nicolas Faraclas, Claudia von Werlhof, There is an Alternative. Subsistence and Worldwide resistance to corporate Globalization, Zed Books, London, 2001.[]
  6. Ivan Illich, Le chômage créateur, Seuil, Paris, 1977[]
  7. Vandana Shiva, Staying Alive. Women, Ecology and Survival in India, Zed Press, London, 1988.[]
  8. Maria Mies, The Village and the World. My life, our Times, Melbourne, Spinifex, 2010.[]
  9. Bina Argawal, A Field of One’s Own: Gender and Land Rights in South Asia, Cambridge University Press, Cambridge, 1995.[]
  10. Françoise d’Eaubonne, Écologie/féminisme. Révolution ou mutation ?, Libre et Solidaire, Paris, 2018 ; Silvia Federici, Point zéro : propagation de la révolution, salaire ménager, reproduction sociale, combat féministe, op. cit.[]
  11. Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie et subsistance, La Découverte, Paris, 2021[]