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En août 2021 se sont tenues sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes les rencontres Reprise de terres, qui rassemblaient environ 250 personnes issues d’horizons divers – paysannerie, activisme et recherche – pour cinq jours de réflexion autour d’une question cruciale : « comment inventer des tactiques foncières, politiques et juridiques pour contrer l’accaparement des terres par le productivisme et organiser la vie autour de communs qui prennent en compte tous les êtres qui habitent un lieu ?1 ». L’un des trois axes de ces rencontres, intitulé « Entre usage et protection – la déprise de terre ? » entendait ouvrir la réflexion politique sur la considération des autres qu’humains. Au-delà des changements d’usages et de pratiques, il s’agissait de « rendre compte ou d’imaginer une diversité d’initiatives qui se donnent pour tâche de “rendre” des terres à la nature – des déprises de terres » ( ibid.). 

Or, au sein de cet axe de travail, un embarras constant s’est fait sentir quant à la façon appropriée de nommer ce qu’il s’agissait de défendre et de débattre. Le programme lui-même est à l’image de cette indécision, avec un atelier « écologie de la libre évolution », une plénière « Faire place au sauvage » et une ballade « enfrichement et féralité ». 

Cette difficulté à trouver les termes justes et efficaces pour désigner ce que l’on cherche à soustraire à l’emprise humaine n’était pas propre à ce seul événement, mais s’inscrit dans l’histoire même de la protection de la nature. En effet, depuis qu’elle s’est formalisée comme question scientifique et institutionnalisée comme enjeu politique, la « protection de la nature » hésite, bégaie, cherche les mots justes pour se désigner elle-même. En témoigne la création en 1948 de l’Union internationale de protection de la nature, qui, dès 1956, fût rebaptisée l’Union internationale pour la conservation de la nature et des ressources naturelles. Avec de nombreux chevauchements géographiques et temporels, le souci envers les milieux non productifs et les espèces non domestiques a pris plusieurs noms, et derrière cette diversité d’appellations se loge également une diversité de conceptions de la place des humains dans la nature et de leurs responsabilités vis-à-vis du monde naturel. On a longtemps parlé de protection de la nature et, dans le monde anglo-saxon, l’idée de préservation du monde sauvage (« wilderness preservation ») fût centrale dans l’élaboration des politiques publiques de conservation, comme en témoigne la loi américaine de 1964 sur les parcs nationaux intitulée le « Wilderness Act ». Depuis la fin des années 1970, la référence à la protection de la nature s’est progressivement marginalisée au bénéfice d’une série d’autres formules, articulées autour de plusieurs verbes – protéger, préserver, conserver, gérer, restaurer – et de plusieurs substantifs – nature, wilderness, patrimoine naturel, environnement, écosystèmes, biodiversité, socio-écosystèmes, services écosystémiques.

Ces vieux débats nous semblent néanmoins prendre une nouvelle vigueur aujourd’hui, et produire des formules peut-être plus inventives et plus soucieuses de leurs effets pratiques et politiques au-delà du champ restreint de la conservation des milieux naturels. Au moins deux éléments explicatifs peuvent éclairer la réactivation de ce débat sémantique. D’une part, l’évidence du contexte anthropocénique, à travers l’ampleur et la vitesse des changements globaux, rend caduque l’appel à un état de référence des milieux naturels qu’il conviendrait simplement de conserver ou de restaurer. Or la conscience de cette mutation implique de nommer ou de définir autrement ce qu’il convient de protéger. D’autre part, le caractère critique de la crise écologique actuelle invite à produire des discours et des imaginaires susceptibles d’emporter une large adhésion, bien au-delà des cercles directement concernés par la protection de la nature, car c’est la société dans son ensemble qui doit être interpellée et transformée si l’on souhaite atténuer l’ampleur de la catastrophe en cours. 

D’où l’intérêt de discuter collectivement les différentes notions que nous n’avons cessé d’employer pour parler de cette place nouvelle que nous souhaitons ménager pour le monde naturel. C’est dans cette perspective que nous avons proposé un débat mouvant lors d’une soirée des rencontres Reprise de terres. Le débat mouvant est une pratique participative utilisée, notamment dans l’éducation populaire, pour animer des discussions collectives en les spatialisant. Nous en reproduisons ici la brève présentation du programme : 

[Atelier] Débat mouvant sur la sémantique de la protection/libre évolution. Libre évolution ? Évolution naturelle ? Pleine naturalité ? Féralité ? Réensauvagement ? Défense du monde vivant ? Respect de la part sauvage du monde ? Communs multispécifiques ? Depuis la multiplicité des mots du monde de la conservation et de l’attention au vivant, comment choisir et fabriquer au mieux les concepts dont nous avons besoin ? Comment faire émerger le commun sous des mots parfois clivants ? Nous utiliserons la technique du « débat mouvant » pour requestionner la sémantique de la protection : à vos suggestions, arguments et punchlines ! – Forme : débat mouvant.

Une cinquantaine de personnes participait à ce débat. Nous avons proposé quatre slogans pour porter ces luttes  : des terres pour la nature – des terres pour le sauvage – des terres en libre évolution – des terres en friche. La question pourrait nous être posée du choix de ces termes à l’exclusion de nombreux autres, qui sembleraient peut-être plus en phase avec le discours commun ou le vocabulaire institutionnel de la protection de la nature. Nous avions décidé d’écarter plusieurs notions : celle de patrimoine naturel, relevant d’un registre patriarcal et anthropocentré ; celle de biodiversité, à consonance trop scientifique ; les notions de services écosystémiques ou de capital naturel,  qui participent à la captation de la protection de la nature par le champ économique et capitaliste. Néanmoins nous avions conscience que la liste retenue n’était pas exhaustive, comme le prouvera d’ailleurs la tenue du débat. 

Les participantes et les participants devaient se positionner de part et d’autre d’une ligne centrale selon que la formule leur plaisait ou non. S’ensuivait une discussion au sein des groupes ainsi constitués dans un premier temps puis un échange d’arguments entre les deux groupes dans un second temps, avec l’idée d’aborder trois registres de questionnements : 

  • Est-ce que cette formule est attractive ? Est-ce qu’elle nous plaît ? Est-ce qu’elle suscite des affects pertinents ?
  • Est-ce que cette formule est efficace ? Est-ce qu’elle possède une force politique de ralliement ? Est-ce qu’elle n’est pas trop clivante ?
  • Est-ce que cette formule est juste ? Est-ce qu’elle est conceptuellement cohérente ? Est-ce qu’elle permet de désigner avec précision ce dont on veut parler ?

Le processus était itératif, renouvelant l’exercice pour chacune des propositions sans que le choix de défendre un terme n’implique de se positionner contre les autres propositions. Il ne s’agissait donc pas de mettre ces formules en concurrence les unes avec les autres.

Le contexte convivial de Reprise de terres et le caractère ludique de l’exercice qui se déroulait en soirée ont permis à ce débat de vivre hors des formes classiques des discussions académiques ou du champ de la conservation. L’échange réunissait à la fois des paysannes et des paysans, des naturalistes, des universitaires, ainsi que de nombreuses personnes qui, dans leur vie personnelle, militante ou professionnelle, questionnent leur rapport à la nature.

La richesse et la vivacité des échanges nous ont donné envie de garder trace de ce moment. En l’absence d’enregistrement, nous combinons nos souvenirs pour proposer une reconstruction partielle du débat, à laquelle échappent inévitablement l’exactitude des propos autant que l’intensité des échanges. Nous rendons compte de ces arguments sans restituer le détail des différentes prises de parole. Nous avons parfois combiné plusieurs interventions qui nous paraissaient convergentes. Par ailleurs, il est possible que nous ayons négligé ou déformé certains arguments alors que d’autres ont été étoffés a posteriori.

Pour nous qui prenions part à l’exercice, il fut intéressant de constater qu’en moins de deux heures et dans un registre tout à fait informel, les arguments soulevés par les participantes et les participants ont recoupé la plupart des discussions académiques actuelles. Pour souligner à quel point les échanges de cette soirée résonnaient vivement avec un débat plus large, mais aussi pour offrir aux lectrices et lecteurs les pistes d’approfondissement des questions soulevées, nous avons décidé, à chaque fois que cela nous semblait pertinent, d’introduire des références en notes, dont la bibliographie détaillée se trouve en fin d’article comme autant de prolongements possibles à cette réflexion collective.

« Des terres pour la nature »

Ce qui est fort, avec ce mot de nature, c’est sa puissance évocatoire, et pour beaucoup d’entre nous, son poids affectif. Nous sommes plusieurs à pouvoir dire que la nature, c’est ce pour quoi on vit et on se bat, que c’est un mot que nous aimons depuis que nous sommes tout-petits. Il a la mémoire des émerveillements2.

Le mot « Nature » évoque surtout la binarité normative qui sous-tend les discours les plus conservateurs sur la bonne façon de vivre, d’aimer, de faire famille, qui serait la façon naturelle. C’est ce naturalisme poussiéreux contre lequel nous luttons3.

C’est aussi un mot très beau, très simple, qui vient du latin « nascere », ce qui naît, ce qui commence, et qui traduit la plus ancienne « phusis » des Grecs, ce qui jaillit par soi-même. C’est un terme très doux, très familier, qui ne relève d’aucun jargon mais se pose là comme une évidence. D’ailleurs, toutes celles et ceux d’entre nous qui tentent de l’éviter ou de le contourner retombent immanquablement sur ce terme. Il a quelque chose d’évident et d’indépassable4.

Mais justement, cette évidence du mot fait que c’est un peu l’arbre qui cache la forêt, on dit « Nature », mais derrière, on ne voit plus la graminée, la fougère, le hêtre, et on passe sous silence la multitude et la diversité des êtres et des attachements5.

Le mot « nature » n’est pas si simpliste : il est le seul qui prenne en compte à la fois notre appartenance à des ensembles et des relations qui dépassent l’humain, ce que l’identité humaine comprend de « naturel », et l’altérité des êtres autres qu’humains, la diversité des existences. Il permet de ne pas complètement extérioriser les interrogations de la conservation, parce qu’au lieu de réduire ces terres à des objets à gérer, il implique toujours une mise en question de la place humaine dans la communauté des êtres de la nature6.

C’est un mot qui appartient à une culture singulière, occidentale, pour laquelle il y a un clivage entre nature et culture. Cette ontologie naturaliste n’est absolument pas une conception universelle du partage entre nous et les autres. Philippe Descola en décrit d’autres – totémisme, analogismes, animismes – qui ne séparent pas les humains de leur milieu. « Des terres pour la nature », cela porte une vision ethnocentrée de nos luttes7.

Descola n’a pas le monopole du terme de naturalisme, malgré l’écho important de ses idées. Dans la tradition de la philosophie naturelle, le mot de naturalisme ne portait rien de dualiste, bien au contraire. Le « naturalisme », c’est la doctrine pour laquelle il n’existe rien en dehors de la nature8. Plus largement, ce n’est pas parce qu’un mot a fait l’objet d’usages critiquables qu’il faut l’abandonner, au contraire. Le terme de nature est riche d’une longue histoire et d’une épaisseur sémantique importante : il faut se le réapproprier, en d’autres termes que ceux d’une strict dualisme entre nature et culture9.

« Des terres pour le sauvage »

Le sauvage, quand on est militant, c’est un mot intéressant parce que ça fait « rrrha !! », c’est un mot qui porte tout un imaginaire de lutte et une force de subversion. C’est la puissance du sauvage contre les forces de l’ordre et la culture de la discipline10  !

Le sauvage c’est un mot chargé en connotations négatives, qui renvoie à des facettes humaines comme la cruauté et la violence, et à ce que l’on identifie comme tel chez d’autres êtres. Il peut être ambigu de le mobiliser pour qualifier positivement des terres soustraites à l’emprise humaine. Il appartient notamment au registre de ces discours réactionnaires qui dénoncent « l’ensauvagement de la société »11.

Le sauvage, c’est ce qui permet de caractériser cette part du monde que nous n’avons pas créée, ce qui pointe directement vers l’altérité, la spontanéité du monde vivant, ce qui est par et pour soi-même. C’est le terme qui renvoie le plus explicitement à une forme d’autonomie du monde naturel12.

Le sauvage, c’est par excellence le terme colonial qui a été utilisé pour déshumaniser les peuples autochtones et justifier qu’on les « civilise » et qu’on les exproprie de leurs terres. Les sauvages, pour les colonisateurs, ce sont des moins qu’humains, qui n’ont ni histoire, ni culture. Et même à l’intérieur de cette violence coloniale, on insinue une hiérarchie entre le « bon sauvage » – ingénu et exotique – et le « mauvais sauvage » – cruel et sanguinaire13.

Et pourtant, le terme de sauvage offre des possibilités de reprises décoloniales, si on l’entend comme espace de refuge, de marronnage – c’est-à-dire, de vie fugitive, évadée de l’esclavage, dans une nature inaccessible, dans la mesure où il représente justement l’envers radical de « l’habiter colonial »14. Il est en effet possible de faire une histoire populaire et anticapitaliste de la nature sauvage, justement comme ce monde qui refuse farouchement la mise au travail et l’embrigadement dans la machine capitaliste15.

L’idée d’un retour du sauvage, pour le monde rural, ça renvoie surtout à l’ensauvagement de la montagne avec la fermeture des milieux, le retour des grands prédateurs et la déprise agricole qui s’inscrivent dans une histoire plus large d’exode rural et d’abandon des territoires. Cela marque le deuil d’une culture paysanne et d’une façon de vivre avec la nature plutôt que contre elle16.

« Des terres en libre évolution »

NB : à l’inverse des trois autres propositions, qui ont suscité une répartition à peu près équitable entre les groupes « pour » et « contre », celle-ci a donné lieu à une répartition inégale marquée, une grande majorité de participants au débat se tenant du côté des « pour ».

C’est un mot qui a une résonance absolument positive : on ne peut pas être contre la liberté et on ne peut pas être contre l’évolution, donc on ne peut pas être contre la libre évolution !

C’est tout de même une sorte de jargon scientifique, qui plus est un peu trompeur car cela ne renvoie pas à l’évolution biologique elle-même. Ce qu’on vise dans la libre évolution, c’est de laisser faire les dynamiques végétales en faisant le pari que les milieux naturels, quels que soient leur point de départ écologique, sont en mesure de s’adapter efficacement aux changements. Finalement, ça s’inscrit parfaitement dans l’idéologie libérale ambiante : « il faut s’adapter » est une injonction centrale de nos sociétés contemporaines. Tant pis si les conditions changent tout le temps et sont de moins en moins favorables17.

C’est justement ce terme d’évolution qui permet d’intégrer un aspect évolutif, important en contexte de changements globaux. En conservation, on parle de plus en plus de potentiels évolutifs18, et même de conservation « évocentrée »19, concepts qui permettent de penser la conservation du point de vue des processus et des dynamiques plutôt que des entités et des collections.

La libre évolution insiste sur l’autonomie des milieux. C’est peut-être approprié dans certains contextes écologiques, comme des forêts mixtes, mais cela risque aussi de réduire les responsabilités que nous avons de « réparer » et de prendre activement soin de la nature. Pour certaines espèces inféodées aux milieux ouverts, une gestion active est indispensable. A l’heure où les ressources publiques allouées à la conservation sont en baisse constante et où l’idée qu’il faudrait rentabiliser économiquement la protection de la nature devient centrale, on peut redouter que l’Etat se saisisse de cet engouement pour la libre évolution pour justifier que ne rien faire, et donc ne rien dépenser, soit la meilleure option.

C’est la seule expression parmi les quatre qui ne soit pas dualiste – qui n’ait pas besoin de faire référence à une polarité (contrairement à nature/culture – sauvage/domestique). Elle n’est pas définie en creux mais directement par elle-même20.

Mais on ne fait que repousser le problème du dualisme : laisser un milieu en libre évolution, c’est le soulager au maximum des forçages anthropiques. Comment va-t-on distinguer le « forçage » anthropique de la simple influence ou coévolution entre systèmes humains et systèmes naturels ?

« Des terres en friche »

C’est un mot qui a une certaine puissance poétique, même phonétiquement, un mot porteur d’un imaginaire de potentialités aussi, puisque la friche, c’est la promesse de la forêt. Et puis il a cet avantage de « desserrer un peu l’étau du dualisme21 », puisque la friche advient au cœur des espaces anthropisés. 

Cette puissance poétique est complètement subjective. Nous sommes plusieurs à penser qu’on ne se battrait pas pour ça, que ça ne fait pas rêver, une friche. Ça évoque des milieux dégradés, délaissés, en déshérence, sans intérêt sur le plan culturel et sans valeur sur le plan écologique.

Stratégiquement, c’est un mot qui permet de fédérer les luttes qui concernent les terres urbaines et ce qu’on appelle parfois les friches industrielles. Il concerne aussi la nature ordinaire22. C’est aussi un mot qui est sans doute plus diplomatique, vis-à-vis du monde agricole, que celui de « sauvage », puisque la friche a sa place dans les paysages agricoles. 

Oui, mais il faut reconnaître aussi que ce n’est pas un terme diplomatique pour le monde agricole, il y sera malvenu, ça ne fédérera probablement pas de luttes. Le mot « friche » désigne une terre laissée à l’abandon après un usage humain (culture, habitations), qui en porte les traces, et qui sera peut-être reprise ensuite. De plus, il évoque un espace souvent pollué, précaire et marginal. Il pourrait être contre-productif de le mobiliser pour parler de naturalité. Une alternative serait alors la notion de féralité, qui ne fait pas signe vers des écosystèmes dégradés, mais désigne plutôt des processus écologiques et leurs valeurs d’altérité et de spontanéité23.

Vouloir des terres pour les friches, c’est un projet humble, ça ne donne pas l’impression d’un retour à quelque chose d’intact, ou de luxuriant comme la libre évolution, on est plutôt situé dans un après historique, ou après l’abandon de terres, sans le caractère idéal ou grandiose dont les termes de « nature » et de « sauvage » sont porteurs. C’est une notion qui évoque les « ruines du capitalisme » chères à Anna Tsing et qui renvoie à la fantastique capacité d’auto-réparation du vivant24.

Le risque de cette revalorisation des friches est de contribuer à normaliser une esthétique anthropocénique qui se satisfait des espaces abîmés et qui place son attention sur le passé, comme si l’effondrement avait déjà eu lieu, plutôt que de prendre pour objectif de contrer l’effondrement qui vient et qui s’accélère. Il y a une sorte de fascination des ruines un peu désarmante. Cela contribue à un glissement des états de référence, on se fixe des objectifs de protection de moins en moins exigeants car ils sont définis à partir d’états déjà très dégradés, de moins en moins matures, riches, complexes25.

« Des terres pour le vivant »

C’est une proposition qui a été faite pendant le débat et que, faute de temps, nous n’avons pas discutée comme les autres. Néanmoins, quelques commentaires « à la volée » et d’autres conversations périphériques permettent d’esquisser un échange, un peu plus fictif que les autres. 

Il y a un mot que nous n’avons pas évoqué jusqu’ici et qui est pourtant au centre de tout ce dont on discute. Un mot qui est beau, fédérateur, inclusif, c’est celui de vivant. « Des terres pour le vivant », voilà un slogan fédérateur !

C’est un terme tellement fédérateur qu’il en est tautologique. Ça le rend totalement inoffensif politiquement, tout le monde est « pour le vivant », même le capitalisme, même les milliardaires, il n’y a qu’à voir le succès de toutes les initiatives « pour le vivant » : « Agir pour le vivant », le festival écolo-chic des patrons d’Actes Sud, « les penseurs du vivant » dans le Monde…26

Mais parler du vivant, c’est une façon de proposer quelque chose qui ne soit pas dualiste, qui permette d’emblée de viser la continuité entre les humains et la nature, et donc de s’affranchir de l’anthropocentrisme que nous tentons de dépasser. Le vivant, il est vraiment « par-delà nature et culture », il permet de se sentir connecter à la multitude des autres êtres et de s’inscrire dans les grandes dynamiques qui structurent la vie et son évolution27.

Il n’est pas si peu anthropocentrique, on pourrait au moins dire qu’il est anthropomorphique : il ne prête attention qu’à ce qui nous ressemble, les êtres vivants, et il invisibilise toutes les autres existences – les rivières, les montagnes, l’air – qui sont réduites à un simple décor, le support de la vie. Il reste proche de nos repères au lieu de nous ouvrir véritablement sur ce qui nous dépasse28.

Oui mais justement, la communauté des êtres vivants, c’est la communauté des êtres qui partagent avec nous ces intérêts centraux, vitaux, de se maintenir en vie, de transmettre ses traits et de s’épanouir. Sans vie, pas d’intérêt, et sans intérêt sur quoi fonder notre responsabilité morale vis-à-vis des autres êtres ? Comment pourrait-on bien savoir ce qui nuit ou ce qui avantage un caillou, un nuage ? S’il faut des terres pour les vivants c’est parce que tous les vivants ont des besoins et des intérêts29.

Mais la crise écologique actuelle n’est pas à proprement parler une crise du vivant. Le problème aujourd’hui n’est pas la disparition du vivant mais au contraire sa prolifération dans des formes extrêmement appauvries et standardisées : plantations d’essences à croissance rapide pour stocker du CO2, augmentation des rendements céréaliers, élevage intensif… Si l’on considère la biomasse des mammifères par exemple, elle est composée pour 60% de bétail et pour 36% d’êtres humains. Seuls 4% des mammifères sur notre planète sont des animaux sauvages. Vraiment, ce n’est pas « le vivant » qui a besoin de notre attention et de nos soins30.

Pour conclure

Par sa brièveté, son caractère informel, ce débat mouvant n’avait certainement pas la prétention d’épuiser les discussions ou d’offrir un panorama exhaustif. Nous avons évoqué l’intrusion d’un nouveau terme, celui de « vivant », dans notre exercice, mais bien d’autres ont été écartés ou, tout simplement, ne se sont pas présentés alors qu’ils auraient eu toute leur place dans nos discussions : « non humains » ou « autres qu’humains », « milieux naturels », « nature férale » ne sont que quelques exemples de ces notions qui gravitent autour de l’idée de nature. Les arguments énoncés pendant le débat ont montré que les termes discutés ne sont pas synonymes les uns des autres et doivent inciter à profiter de cette pluralité plutôt que de la déplorer, afin de trouver des mots et des approches finement adaptées aux circonstances.

Il y a tout d’abord une diversité de contextes écologiques et il n’y a probablement pas une seule bonne approche pour la multitude des situations. En effet, les enjeux ne seront pas les mêmes selon les écosystèmes considérés : la libre évolution par exemple n’a pas vocation à devenir la seule modalité de protection des milieux, et ce qui peut être très riche en forêt ne ferait guère de sens pour qui souhaite préserver des espèces inféodées aux pelouses sèches de montagne. Se pose également la question de l’échelle à laquelle on se situe. Ni les mots, ni les mesures ne seront les mêmes selon qu’on raisonne à l’échelle d’une ancienne parcelle agricole, d’une commune, d’un bassin versant… Enfin le degré d’anthropisation d’un milieu importe et nous n’avons pas besoin des mêmes concepts pour évoquer la protection d’une forêt ancienne ou celle d’un verger en friche.

Ces circonstances sont aussi socio-politiques. L’ampleur des crises écologiques contemporaines interpelle la société dans son ensemble. Le « public », entendu au sens de Dewey31 comme l’ensemble des personnes qui se sentent concernées par un problème commun, devrait, concernant notre rapport à la nature, s’étendre de façon maximale. Cela amène le champ initialement restreint des « protecteurs de la nature » à davantage de réflexivité : « quel collectif souhaitons-nous composer ?32 ». Le vocabulaire « classique » de la conservation de la nature doit alors être renégocié à l’aune des attachements mais aussi des aversions d’une diversité d’actrices et d’acteurs vis-à-vis d’expressions parfois profondément clivantes. Le rejet quasi viscéral de la notion de « sauvage » par une part du monde paysan questionne par exemple sur la façon dont le choix des mots peut parfois compromettre la possibilité même d’une discussion. Les questions environnementales deviennent alors transversales, intégrées à d’autres questions politiques plus larges. Comment faire, par exemple, pour ne pas rejouer au sein des luttes environnementales un mépris de classe qui tendrait à déconsidérer les cultures paysannes ou serait indifférent à l’appropriation de ces enjeux par les habitantes et les habitants des quartiers populaires ?

Enfin, le débat mouvant a donné corps à une diversité de subjectivités. Dans un contexte de « crise de la sensibilité33 », d’une relation à la nature atrophiée, donner de la place aux affects et ne pas mettre les mots en concurrence les uns avec les autres peut permettre de rendre visible un réseau de sens plus intuitif qui anime le vocabulaire actuel d’espoirs, de tensions et d’héritages, la facette subjective de l’Anthropocène. Ce registre vécu, moins analytique et moins figé, se dessine lorsque l’on prend part à un échange de manière spontanée en se servant des mots comme autant d’outils disponibles pour un usage qui dépasse le but pour lequel ils ont été conçus. Cette part tacite du vocabulaire est plus fine, plus riche, les mots débordent de leur sens normal. En ne se donnant pas pour but de « trouver le mot juste » mais plutôt de laisser les mots se répondre et s’enrichir, cet échange a permis de suivre des tendances intraduisibles à caractère intuitif, chargées de ressentis par rapport aux héritages charriés, aux idéaux visés, aux tensions en cours.

L’expérience du débat mouvant, qui prend au sérieux les hésitations, les désaccords et les imprécisions, révèle une instabilité sémantique à l’image d’un désarroi contemporain, dont elle déploie les doutes et explore les jeux, acceptant de rester dans le trouble. Si ce débat n’a pas permis de réduire la diversité des termes dont nous avions besoin pour penser et défendre les « déprises de terre », ce n’est pas seulement faute de temps ou d’un dispositif d’animation plus efficace. C’est, plus fondamentalement, parce qu’il ne projetait pas de résoudre cette pluralité mais proposait de l’explorer collectivement et de s’en servir pour partager, déplacer et expliciter certaines intuitions. Nous espérons que cette reconstruction écrite permettra, dans un autre registre, de poursuivre et d’alimenter ce travail collectif.


Remerciements :

Les autrices remercient Rémi Beau, Anaïs Cognet, Baptiste Morizot et Damien Roumet qui ont collaboré à l’élaboration de ce débat ; Loïs Morel et un·e évaluateur·rice anonyme de la revue Tracés pour leurs suggestions ; l’équipe organisatrice de Reprise de terres ; et, surtout, l’ensemble des participant·es à ce débat, sans qui ce texte n’existerait pas.

  1. Reprise de terres, 2021, « Reprise de terres : une présentation », [en ligne], Terrestres, n°21, [URL :https://www.terrestres.org/2021/07/29/reprise-de-terres-une-presentation/], consulté le 15 octobre 2021.[]
  2. CHANSIGAUD Valérie, 2018, Les Combats pour la nature : De la protection de la nature au progrès social, Paris, Buchet/Chastel et CARSON Rachel, 2018 [1956], « Help your Child to Wonder », Silent Spring & Other Writings on the Environment, S. Steingraber éd., New York, The Library of America.[]
  3. DASTON Lorraine, 2019, Against Nature, Cambridge (Mass.), MIT Press.[]
  4. DUCARME Frédéric et COUVET Denis, 2020, « What does “nature” mean ? », Palgrave Communications, vol. 6, n°14, p. 1-8.[]
  5. LATOUR Bruno, 1999, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte.[]
  6. LEOPOLD Aldo, 2017 [1948], Almanach d’un comté des sables, Paris, Flammarion.[]
  7. DESCOLA Philippe, 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.[]
  8. QUINE Willard Van Orman, 1986, Theories and Things, Cambridge (Mass.), Harvard University Press.[]
  9. PLUMWOOD Val, 1993, Feminism and the Mastery of Nature, Londres, Routledge.[]
  10. Par exemple L’1consolable, 2020, Sauvage, Paris, Not On Label (L’1consolable Self-released).[]
  11. AUDUREAU William, 2020, « “L’ensauvagement”, un mot à l’histoire sinueuse, surtout utilisé par l’extrême droite », [en ligne], Le Monde, [URL : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/09/03/l-ensauvagement-un-mot-a-l-histoire-sinueuse-surtout-utilise-par-l-extreme-droite_6050851_4355770.html ], consulté le 15 octobre 2021.[]
  12. COCHET Gilbert et DURAND Stéphane, 2018, Réensauvageons la France. Plaidoyer pour une nature sauvage et libre, Arles, Actes Sud et MARIS Virginie, 2018, La part sauvage du monde, Paris, Éditions du Seuil.[]
  13. BLANCHARD Pascal, BOETSCH Gilles et SNOEP Nanette Jacomjin éd., 2011, L’invention du sauvage, Arles, Actes Sud.[]
  14. FERDINAND Malcolm, 2019, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Éditions du Seuil.[]
  15. MALM Andreas, 2018, « In Wildness is the Liberation of the World: On Maroon Ecology and Partisan Nature », Historical Materialism, vol. 26, n°3, p. 3-37. Traduction partielle : SAMSON Véronique et Terrestres, 2018, « Nature marronne et libération du monde », Terrestres, n°2, [URL : https://www.terrestres.org/2018/11/15/nature-maronne-et-liberation-du-monde/], consulté le 15 octobre 2021.[]
  16. Confédération paysanne Drôme (26) et Confédérations paysannes 01, 04, 07, 25, 34, 43, 48, 82, 85 et 88, 2019, « Motion sur l’accaparement des terres pour le ré-ensauvagement », [en ligne], [URL : https://drome.confederationpaysanne.fr/actu.php?id=8799&PHPSESSID=08c097sdmn4nricij17qf5apt6] et ARPIN Isabelle, 2020, « Une vie sauvage sans frontières ? Le cas de la contamination des bouquetins du Bargy », Zilsel vol. 2, n° 7, p. 179-198.[]
  17. STIEGLER Barbara, 2019, Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard.[]
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