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Propos recueillis lors d’un blocage de l’incinérateur d’Ivry par Jeanne Guien.


Depuis quand es-tu éboueur ?

Depuis 6 ans. J’ai commencé en tant que ripeur, ensuite j’étais au balais, et maintenant je conduis un petit engin de lavage de trottoir1.

Depuis quand es-tu en grève ?

Je suis en grève depuis que le mouvement a commencé. Au départ, ce n’était que pour les grosses journées de manifestation. D’abord une fois par semaine et puis j’ai appris progressivement qu’il fallait se mobiliser sur le piquet de grève qui ne correspond pas à mon site mais celui du départ des ordures à la périphérie du 13e arrondissement. C’est rue Brunesaut, là où se trouve un incinérateur d’Ivry. Il était nécessaire d’être plus présent pour les barrages, etc., donc j’ai un peu accentué ma grève.

Donc tu es souvent à l’incinérateur d’Ivry pour bloquer ou occuper ?

Oui.

Tu as dormi ici aussi ?

Non, j’ai la chance de ne pas habiter loin, donc je rentre et je peux revenir le lendemain, mais j’ai des collègues qui l’ont fait.

Quelles sont les conditions de retraites dans ta branche ?

Dans ma branche, les conditions sont favorables pour les gens qui ont commencé jeunes : ceux-là pourront partir à la retraite éventuellement plus tôt. En ce qui me concerne, avant de travailler pour la ville, j’ai eu une carrière dans le privé avec des manquements, du chômage et des périodes où ce n’était même pas du chômage déclaré. La réforme ne fait qu’empirer une situation qui est déjà compliquée du point de vue du décompte de mes trimestres. Et je sais que je suis dans la même situation que beaucoup de gens normaux.

As-tu aussi travaillé dans le secteur privé de la collecte ?

Non, c’était du nettoyage mais pas de la collecte. J’ai travaillé à l’usine et dans des postes d’ouvriers non qualifiés avant d’arriver à la ville de Paris.

Et maintenant, dans ta branche, est-ce que la pénibilité est prise en compte ?

Pas vraiment, non. Entre un chauffeur pour lequel c’est moins pénible et un ripeur pour lequel c’est très pénible, il y a exactement les mêmes conditions. D’abord, il n’y a pas de prime par rapport au travail lui-même, par exemple parce que tu es derrière une benne et que tu pousses des tonnes tous les jours, mais en plus c’est le même régime pour la retraite : ce n’est pas parce que tu as le boulot le plus pénible que tu auras des avantages dans le départ à la retraite, non.

Usine de traitement des ordures ménagères d’Ivry sur Seine en 2007, source : wikimedia.

Et comment cela évoluerait-t-il si la réforme des retraites passait ?

Ça va évoluer en repoussant l’âge de départ à la retraite, comme tout le monde. Et puis, on sait en plus qu’ils nous en préparent une deuxième derrière. En gros, en ce qui me concerne, je ne sais pas si je vais partir à la retraite un jour, parce que j’avais déjà un peu de mal à cumuler mes trimestres et, tu vois ce que je veux dire, le départ s’éloigne de plus en plus.

Avez-vous d’autres revendications, dans la branche, au-delà de l’âge de départ en retraite ?

Oui, il y en a. Que la pénibilité se traduise par des primes et tout ce qui est particulier à notre travail. On reçoit des primes mais elles ne sont pas intégrées au calcul de la retraite. Donc certains arrivent à avoir un salaire plus haut que le SMIC en bossant beaucoup mais ils vont avoir une micro-retraite.

Est-ce que vous faites des alliances avec d’autres branches ou des étudiants pendant la grève ? On entend toute sorte de travailleurs sur le piquet d’Ivry.

Je suis là depuis 10 jours, et je peux vous dire que le piquet de grève et le blocage tiennent beaucoup grâce aux gens extérieurs. Il y a de tout : il y a des étudiants, il y a des profs, il y a des gens d’autres secteurs qui ne sont pas forcément ouvriers, qui sont venus bloquer et qui grâce à leur blocage ont fait tenir les piquets de grève et ont permis de faire tenir tout le mouvement, tout le blocage du travail, avec comme résultat les rues qui débordent de poubelles.

Je les salue et je les remercie parce que moi, je suis du monde ouvrier, je n’ai pas fait beaucoup d’études et vous savez, on a tendance à se dire : « ah, nous on travaille dur, par rapport à ceux qui ont fait des études », etc. Mais là, avec les chauffeurs, on a pu constater qu’il y a eu une mobilisation des étudiants et du secteur culturel qui est exemplaire, et parfois même meilleure que celle des premiers concernés.

Est-ce que vous avez fait des alliances avec des mouvements écologistes ?

Alors ça, je ne suis pas au courant, je n’ai pas l’impression. Comme les étudiants, les écologistes viennent et c’est plus eux qui viennent vers nous que nous qui allons vers eux.

Il y a eu une tribune signée par plusieurs mouvements écologistes pour exprimer un soutien total à votre grève… qu’est-ce que cela t’inspire?

Je trouve que tout ce qui est pour une unification des différents secteurs professionnels et même des mouvances politiques est positif. La grande richesse de ce mouvement [contre la réforme des retraites] c’est qu’il n’est pas sectoriel, on est pas limité à notre petite corporation et qu’il y a justement une fusion et des rencontres interprofessionnelles et au-delà comme avec les étudiants. C’est ça qui fait la richesse du mouvement.

Source : Jules.

Entre vous, professionnels du déchet, vous évoquez les questions écologiques ?

Pas trop. Pour vous dire toute la vérité, il y a pas mal de gens toute l’année qui sont assez réfractaires à l’écologie dans le sens où « la voiture c’est mon dada, et les écologistes ils sont là pour nous empêcher de mieux circuler ». On entend des témoignages un peu hostiles du genre : « ils nous emmerdent avec les pistes cyclables ».

Et je pense que les gens qui ont vraiment été au contact du soutien peuvent voir les choses sous un autre jour en disant : « quand même, les écologistes sont venus nous aider, ils ne sont pas que là pour nous embêter ». Ça va à l’encontre de l’idée de l’automobiliste qui est juste restreint dans son droit à faire des kilomètres.

Sur les déchets que tu collectes, est-ce que tu vois une évolution en termes de type de déchet, de consommation, etc. ?

Oui, il y a le tri sélectif qui est appliqué de façon assez rigoureuse et de plus en plus. Il y a quelques années, tout était ensemble. Cela donnait des collectes très différentes, très lourdes. Maintenant, on arrive à un moment où on pense que le tri des cartons va être plus important que le tri des déchets ménagers. Donc on a deux types de collecte différents, pas les mêmes camions. Ça rééquilibre le travail là-dessus. Maintenant, ils veulent introduire les biodéchets et cela introduit une autre sorte de sélection avec des collectes qui sont plus nombreuses. Avant, c’était du gros-œuvre et on mettait tout ensemble, donc ça a un impact certain sur l’organisation du travail, le nombre de camions qui vont sortir, etc.

Est-ce que cela implique quand même une évolution de vos métiers et compétences tout cela ?

C’est surtout au niveau du nombre de camions qui partent. On nous demande parfois de vérifier que la collecte a bien été organisée, qu’elle n’a pas été polluée. Imaginons que tu as une collecte carton, il faut vérifier que tu n’as pas d’ordures ménagères dedans, sinon il faut le signaler pour que ne soit pas mis au même endroit. Ça nous demande une attention supplémentaire au moment de la collecte.

En même temps, on a l’impression l’augmentation des cartons s’explique par certains modes de consommation, notamment le e-commerce. J’ai l’impression que quand bien même on réorganisait les modes de collecte et de tri, il y aura de toute façon de plus en plus de volume au total, qu’en penses-tu ?

C’est possible, mais je n’ai pas forcément de vision d’ensemble pour calculer. Je peux juste parler de ce que les camarades de l’usine d’incinération m’ont expliqué. C’est une usine de la SYCTOM régionale, gérée localement par Suez, qui compte 160 employé·es. Derrière ils sont en train de construire une usine qui va la remplacer. Si je ne me trompe pas, elle est censée traiter deux fois moins de flux que la première.

Ils sont en train de rétrécir l’incinérateur ?

En fait, ils ont fait des projections sur la réduction de déchets et ils disent que ce site va brûler deux fois moins de déchets, et qu’à la place des 160 personnes, il n’y en aura plus que 60.

Et que vont devenir ces travailleurs et travailleuses ?

Alors, je ne sais pas dans le détail mais ils m’ont dit que c’était des départs à la retraite qui ne seront pas reconduits. Il y a toute une foule de précaires, alors ils gardent les CDI sans remplacer les départs à la retraite.

On est loin de la transition écologique, c’est-à-dire que les concepteurs du projet ne cherchent pas à transformer les métiers, à s’orienter dans d’autres formes du travail du déchet…

Ça ne donne pas l’impression, mais je ne peux pas dire catégoriquement ce qu’ils vont faire des 100 qui vont sauter.

Quelle a été ton expérience pendant le confinement ? Est-ce que les hommages qui ont été rendus à ce moment ont changé ton regard sur la place qui vous a été attribuée dans la société ?

Je n’ai pas l’impression, non. Il n’y a rien qui a changé. Je suis à la ville et les syndicats ont réussi à négocier des débuts de confinements qui n’étaient pas trop défavorables. On travaillait moins, on avait des micro-primes.

Petit à petit tout à sauté évidemment. Il y a eu notamment les gens du privé qui sont montés au charbon et à eux, on leur a promis des primes – qui ont été versées seulement au bout d’un an .Que le patron crache 1000 euros de prime pour avoir travaillé non-stop tout le confinement, je ne sais pas si on peut vraiment dire que c’est de la considération. En tout cas les travailleurs ne l’ont pas ressenti comme ça.

Donc on eut une affiche favorable, des applaudissements, des messages dans la presse, mais en fait derrière, sur les conditions de travail, cela n’a rien changé ?

Non, on n’a rien eu en plus. Notre métier n’a pas été revalorisé suite au travail pendant le confinement, ça c’est sûr.

Il y a eu un certain nombre de grèves d’éboueurs dans l’histoire : lesquelles vous ont marquées, en quoi celle-ci est spécifique ?

D’après les témoignages du syndicat qui avait pour habitude de faire des piquets de grève, cette grève se démarque par un fort soutien extérieur. Ils n’ont jamais vu ça, un soutien aussi fort et qui a un impact psychologique sur les gens dans les ateliers.

Souvent, certains se disent qu’ils ne sont pas chauds pour faire grève, qu’il n’y a personne [en grève], que de toute façon cela ne va pas se voir. Mais quand il y a des gens, devant, qui manifestent, cela joue dans la décision de se mettre en grève. On se dit qu’on va au moins faire la grève du zèle2. Les éboueurs sont devenus le symbole de ce mouvement et on a tout de suite senti le soutien qui est arrivé et qui a vraiment alimenté la grève dans ce secteur.

Pourquoi les grèves des éboueurs sont si spectaculaires, pourquoi les gens sont si choqués à ce moment-là ?

C’est la saleté. C’est très visible, c’est dérangeant. Quand c’est un beau quartier où ils se plaignent à la mairie dès qu’il y a une canette par terre en disant : « vous ne pouvez pas intervenir ? j’ai un truc en bas de ma rue », la grève fait que, là, il y a leur propre saleté qui leur saute à la figure.

C’est une sacrée arme quand même.

Oui, bien sûr. C’est malheureux que lorsque les autres secteurs professionnels, qui sont pourtant des secteurs estimables, arrêtent de bosser, cela ne saute pas autant aux yeux et cela ne dérange pas autant.


  1. NDLR : Le ripeur est chargé de la collecte des déchets sur la voie publique et de leur transport jusqu’à un centre de tri, d’enfouissement, d’incinération ou de compactage[]
  2. NDLR : Dans ce mode d’action, les travailleur·ses se contentent d’exécuter à la lettre les consignes de travail, sans fournir aucun effort supplémentaire. Le travail repose aussi sur un ensemble d’actions tacites, non prises en charge par leur contrat, et que les travailleur·ses effectuent pour mener à bien leur tâche. La grève du zèle entraîne donc de fait des dysfonctionnements qui entravent le cours normal du travail[]