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Des rencontres sur le thème « S’organiser contre l’information de la société » auront lieu en Limousin du 27 au 29 juin 2025.

Depuis son rachat par Elon Musk en 2022, la plateforme numérique Twitter – rebaptisée X pour l’occasion – est rapidement devenue une machine de propagande au service de son nouveau propriétaire, de Donald Trump, et d’une idéologie de droite extrême, ouvertement brutale et haineuse, mêlant xénophobie, suprémacisme blanc, exaltation de la puissance conférée par les armes et les technologies, masculinisme, libertarianisme, eugénisme, et transhumanisme1.

Quelques appels à déserter ce « réseau social » avaient déjà fusé à l’époque de cette acquisition, mais c’est avec la réélection de Trump en novembre 2024 qu’ils se sont multipliés, suscitant des débats dans le monde entier, y compris en France, de l’extrême-gauche jusqu’au centre. Des citoyens ordinaires, des militants et intellectuels de renom, des collectifs, voire de grands titres de la presse européenne (The Guardian, Mediapart…) ont « quitté X », et appelé les autres à en faire autant, pour signifier leur désaccord avec les choix idéologiques de son propriétaire, et contribuer ainsi à limiter l’influence d’un Musk désormais installé au cœur du pouvoir politique étasunien.

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Pour autant, même dans le sillage de la campagne (en ligne) de désertion concertée, « HelloQuitteX », nous ne voyons aucun débat d’envergure émerger sur la pertinence d’utiliser les réseaux sociaux en général. Si nous écrivons ce texte, c’est parce nous sommes aussi frappés par les refus dûment motivés de quitter X que par les départs plus ou moins satisfaits… vers d’autres plateformes, où le ciel serait plus bleu.

Ainsi, nous sommes dépités par la prise de position d’un media comme Reporterre, qui n’imaginait pas, dans un premier temps, continuer d’informer sur la dégradation des milieux naturels et des rapports sociaux sans des tweets réguliers2. Alors encore aux manettes de la rédaction, Hervé Kempf – pourtant l’auteur d’analyses percutantes sur le capitalisme transhumaniste – ne fera volte-face que suite au lancement de l’initiative collective « HelloQuitteX»3, en appelant à la formation de « réseaux de service public » et d’une « autodéfense numérique populaire », qui sont à nos yeux d’authentiques chimères. Mais nous sommes aussi heurtés par le communiqué des Soulèvements de la terre, qui présente leurs motifs politiques de quitter X en faisant comme si leur « présence » sur Facebook ne posait pas les mêmes problèmes, eu égard à l’évolution idéologique récente de Mark Zuckerberg, et à la contribution de sa plateforme à l’état du monde depuis vingt ans. Des options apparemment différentes, donc, mais une optique commune : continuer d’investir Internet, pour y faire vivre une « sphère de gauche (…) plus puissante que la Fachosphère4 ».


N’est-il pas temps aujourd’hui de dresser un bilan des dispositifs numériques ? Qu’ont-ils apporté, à qui et à quel prix ? Qu’ont-ils enlevé ou détruit ? Qu’ont-ils transformé ?

En 2011, quand l’ensemble des médias et des milieux militants célébraient les « révolutions Facebook » dans le monde arabe, nous faisions partie des sceptiques. L’idée, alors répandue, que les réseaux sociaux favorisaient en eux-mêmes l’émergence de nouvelles aspirations démocratiques et d’une intelligence collective susceptible de faire « dégager » plus facilement les vieux dictateurs, nous semblait dénuée de fondement5. Pour autant, nous n’imaginions pas non plus que ces réseaux allaient jouer un rôle crucial dans « la montée en puissance, partout dans le monde, de mouvements (ou régimes) autoritaires, nationalistes et intégristes religieux6 ».

N’est-il pas temps aujourd’hui de dresser un bilan – politique, écologique, humain – de ces dispositifs numériques ? Qu’ont-ils apporté, à qui et à quel prix ? Qu’ont-ils enlevé ou détruit ? Qu’ont-ils transformé ? Même face à des constats sanitaires et écologiques catastrophiques7, même face à l’évidence du rôle des réseaux sociaux dans la promotion des idées et des ethos d’extrême-droite, il y a un refus obstiné, à gauche, de tirer les conclusions qui s’imposent. À commencer par la plus élémentaire : admettre que ces réseaux impliquent, du seul fait que des milliards de gens en font un usage ordinaire, une concentration du capital et du pouvoir extra-ordinaire.

Le triomphe du Nombre

Les principes de fonctionnement des réseaux sociaux ne datent évidemment pas de la prise de contrôle de X par Elon Musk. Comme le souligne le mathématicien David Chavalarias8 : « Par construction, les réseaux sociaux – que ce soit Twitter, Facebook, n’importe lequel – sont basés sur l’engagement, c’est-à-dire qu’ils essaient de maximiser le nombre de partages, de likes, etc.9 » Nous retrouvons là une caractéristique essentielle du mode de production capitaliste, pointée par Marx en son temps : qu’il s’agisse de produire des jouets ou des bombes, le travail, lorsqu’il est destiné à produire en masse, devient une quantité abstraite, un nombre d’heures équivalent à une somme d’argent. De la même façon, un message sur les réseaux sociaux ne vaut pas par sa qualité, mais par la quantité de « réactions » qu’il suscite. Peu importe que ces réactions soient pâmées ou haineuses, lapidaires ou argumentées, qu’elles découlent d’une lecture attentive ou non… C’est le nombre de ces manifestations digitales qui compte, pas leur contenu10.

À ce principe de gestion quantitative de leur trafic, les plus gros réseaux sociaux adjoignent des règles léonines, obscures et rétroactives : l’invisibilisation de certains propos selon des critères idéologiques, l’espionnage des comportements en ligne, le fichage des internautes. Des règles qui soulèveraient plus d’opposition pour un service de messagerie physique… Ainsi que le résume Chavalarias, tout se passe comme si « la Poste vous disait : « Je peux lire votre courrier, je peux l’ouvrir, je peux le modifier, décider de le distribuer ou pas, et tout le contenu des lettres que vous recevez ou que vous envoyez, j’ai un droit exclusif de l’utiliser comme je veux. » » Dans de telles conditions, comment des idées et des courants critiques pourraient-ils devenir hégémoniques dans ces « espaces » ? Comment espérer subvertir, sur les réseaux, un capitalisme dominé par les géants du numérique ?

La technocritique contemporaine hérité des bris de machines (luddisme) du XIXe siècle.
Vitrail à Westhoughton, représentant l’attaque luddite contre le moulin de Westhoughton en 1812. Crédit : Plucas58 CC BY-SA 4.0.

Cette quantité abstraite est optimisée au moyen d’un tri algorithmique : si votre message ne fait pas réagir en masse, rapidement, il va passer à la trappe. Automatiquement, les messages qui font appel aux émotions (négatives) tendent donc à remplacer ceux qui demandent du temps. Principe de l’audimat télévisuel, désormais assisté par la puissance de calcul des ordinateurs. C’est ainsi que s’étend le règne de la logique quantitative, le renforcement d’un « monde dominé par le Nombre », comme l’écrivait déjà Georges Bernanos au sortir de la Deuxième Guerre mondiale.

La parole humiliée

Mais le problème est encore plus profond. L’utilisation massive de plateformes fonctionnant selon les principes rappelés ci-dessus bouleverse notre rapport au monde, aux autres, à nous-mêmes. Depuis l’internaute lambda cherchant à exister sur la toile, jusqu’aux communicants professionnels (journalistes inclus) guettant les dernières nouveautés algorithmiques dans le souci de doper leur audience et leur impact en ligne, tout le monde est devenu « producteur de contenus » dans une économie prédatrice de « l’attention numérique » – en l’occurrence, il serait plus juste de parler d’économie de l’inattention, tant cette dépendance aux réseaux entraîne un étiolement rapide de la faculté à se concentrer sur le moindre sujet. La concurrence pour le temps de cerveau des influençables est acharnée, elle mène fatalement à une surproduction de messages. Il faut publier plus, plus vite. C’est-à-dire publier n’importe quoi, pour occuper le cyberespace.

Sur les écrans, les images finissent de liquider le texte. Or, même si un flux d’images est constitutif de notre esprit animal, notre pensée d’être humain s’incarne avant tout dans le verbe. À mesure que le rythme de production-publication s’accélère, les messages sont de plus en plus brefs ; les images elles-mêmes sont de plus en plus dynamiques, « multimédia », synthétiques. En conséquence de cet aplatissement, les représentations collectives deviennent de plus en plus schématiques.

Dans ce contexte déjà très problématique, l’apparition récente des logiciels de génération automatique de textes, d’images et de sons ne constitue ni une rupture, ni une dérive. Les agents conversationnels, Chat GPT et cie, s’inscrivent dans la continuité des moteurs de recherche, des « systèmes experts » des entreprises, et des chatbots de nombreux sites Internet depuis plusieurs années. Ils sont un résultat du productivisme informationnel que nous venons de décrire, et ne peuvent que l’alimenter. Partant, ils vont approfondir les logiques psychiques, sociales et politiques déjà à l’œuvre avec les réseaux sociaux, c’est-à-dire le déploiement d’une société de l’absence11, où le monde est de plus en plus livré à domicile12 aux individus, et où une place inédite est laissée à la dimension pulsionnelle de nos existences.


Il est grand temps de réaliser que sur les réseaux prétendument sociaux, les extrême-droites sont
chez elles.

Après s’être jetée, à la fin des années 2000, sur les réseaux sociaux et les smartphones, une partie importante de la population se jette désormais sur « l’intelligence artificielle ». Ce sont près de 12 millions de Français qui utiliseraient déjà des agents conversationnels de type Chat GPT, pour y trouver des réponses aux divers problèmes qui se posent à eux dans leur journée13. Plus que jamais, nous nous trouvons face au succès spontané de technologies qui cherchent à réduire, au prix de dépenses insensées d’électricité et de métaux rares14, l’écart entre la réalité et nos projections, entre nos besoins (ou désirs) élémentaires et les moyens de les réaliser. C’est pourtant de cet écart – de l’épaisseur du réel – que naît pour chacun la nécessité et la volonté de transformer sa situation, et le monde. Ainsi, les voix spectrales des agents conversationnels, et autres assistants vocaux, s’annoncent comme une arme redoutable au service de la paresse, de la sédentarité des corps et de l’affaiblissement du goût de la vie – mais aussi du goût de la lutte. Comme une bonne partie de ce que propose l’Internet depuis ses débuts, elles vont dans le sens d’un abandon progressif de soi-même à la machinerie universelle et anonyme, générateur de comportements grégaires et d’une réceptivité accrue aux discours autoritaires.

La prime à la brutalité

Il est grand temps de réaliser que sur les réseaux prétendument sociaux, les extrême-droites sont chez elles. Le problème n’est pas que les « forces progressistes » (syndicats, associations, partis politiques, médias alternatifs…) n’ont pas assez investi Internet et les plateformes ; bien au contraire, elles l’ont fait en premier, pensant que le réseau universel permettrait le triomphe de leurs idées. Mais une fois la majorité des populations connectées, d’autres acteurs s’y sont imposés et ont habilement profité des règles de fonctionnement algorithmique des plateformes, règles favorisant la simplification des questions, la brutalité des propos et le fonctionnement en meute. C’est ce qu’ont compris notamment les services de renseignement et d’influence russes, les entrepreneurs terroristes de l’État islamique, les nationalistes hindous, puis un nombre croissant d’idéologues d’extrême-droite, européens comme américains.

Les résultats édifiants de cette évolution se trouvent dans un reportage récent du Monde diplomatique sur les campagnes et les petites villes d’Allemagne de l’Est, où l’auteur constate la banalisation d’une sous-culture masculiniste, à base d’images virilistes et de références explicites au régime nazi et son idéal de pureté raciale. Le journaliste explique :

À cette toile militante s’ajoute la toile numérique : très tôt l’extrême droite a massivement investi dans une communication calibrée sur les réseaux sociaux les plus usités chez les jeunes, en particulier TikTok mais aussi Instagram, Snapchat, Whatsapp et Youtube. La Junge Alternative jongle habilement avec l’algorithme de TikTok pour susciter un maximum de viralité, quel que soit le degré de véracité des messages – on sait que les plus clivants suscitent souvent le plus de clics, notamment ceux qui touchent à la question migratoire. (…) Le résultat se mesure en termes de visibilité mais aussi de centralité : isolée dans le jeu politique institutionnel, l’AfD n’incarne pas aux yeux des jeunes sympathisants ce parti extrémiste dont on se méfie. On ne se cache plus d’y adhérer (…). Adolescents et post-adolescents ne sont pas nécessairement convaincus par ses thèses : beaucoup ont simplement envie d’« en être », d’intégrer un groupe de jeunes attirant, qui a ses habitudes, ses codes vestimentaires, son langage, son humour, ses dirigeants charismatiques, sa réputation, ses filles blondes au regard bleu assuré et ses garçons aux cheveux très courts. « Aujourd’hui, c’est trop cool ou tout à fait normal d’afficher des slogans d’extrême-droite dans son garage ou dans sa chambre », affirme M. Ocean Hale Meissner, un jeune activiste anti-AfD de la petite ville de Döbeln en Saxe.15

Même type de constats, à propos de l’affaire Andrew Tate, anglo-américain crapuleux accusé dans plusieurs pays de trafic d’êtres humains, de viols et d’abus sexuels, capable de déclarer publiquement « Je suis un homme qui bat les femmes, alors attention à vous, parce que vous êtes les prochaines », et pour la libération duquel Donald Trump est intervenu personnellement :

Au Royaume-Uni, Andrew Tate a un écho considérable auprès des adolescents : 84 % des 13-15 ans ont déjà entendu parler de lui. Des études ont montré que la hausse des violences faites aux femmes dans le pays était liée à la radicalisation des jeunes en ligne sous l’influence de personnes comme Andrew Tate. Les accusations de viol ne font pas baisser la côte de popularité de ces masculinistes, au contraire : la communauté d’Andrew Tate est restée solidaire derrière lui, criant au complot. Des rassemblements ont même été organisés, notamment à Athènes, pour demander la libération de « Top G » [un de ses surnoms]. Au niveau international, Andrew Tate était l’homme le plus googlé au monde en 202216.

Rétrécissement du monde commun et repli sur soi

Face à des régressions d’une telle ampleur, il convient, pour savoir que faire, de se demander d’abord comment on a pu en arriver là. Ni la persistance d’une matrice raciste et patriarcale dans les sociétés du monde entier, ni l’habileté d’un certain nombre de communicants et d’intellectuels d’extrême-droite ne sont des explications suffisantes à nos yeux. Pour comprendre ce qui nous arrive, il est indispensable de s’intéresser à la Grande transformation numérique qui bouleverse en profondeur (et de plus en plus vite) les psychés, les rapports humains et les manières d’être au monde depuis une vingtaine d’années. Ce que nos camarades du journal Le Postillon nomment « le grand refroidissement technologique », dont ils comparent la gravité à celle du réchauffement climatique : « le fait qu’avec l’invasion des technologies, le monde devient de plus en plus « froid », distant, robotique, désincarné, ce qui ne peut que renforcer le repli sur soi, l’individualisme, la montée des tensions et donc au final des partis d’extrême-droite17. »

Comme il y a un siècle, le succès de mouvements qui assument un autoritarisme et une brutalité décomplexés ne peut pas être dissocié d’une évolution sociale générale, des effets du capitalisme industriel sur la situation économique des populations mais aussi sur les esprits et sur la texture du monde vécu. Ainsi, tout ce que Hannah Arendt avait décrit dans Les Origines du totalitarisme comme propice au développement de comportements totalitaires – l’isolement au travail et dans la vie quotidienne, la perte du monde commun dans une société de masse, le brouillage des faits dans l’affrontement des propagandes –, tout cela, on le retrouve en pire dans la société sans contact, où une grande partie des gens travaillent en ligne, s’informent en ligne, consomment et paient en ligne, utilisent les services de l’État en ligne, etc. L’addiction collective à Internet, aux réseaux sociaux et aux jeux vidéo, est à la fois un produit et un facteur aggravant de l’isolement profond de millions de personnes, qu’elles soient pauvres ou non ; de la désertification des centres-villes ; de la disparition des guichets de services publics, aussi bien que des bars et des épiceries.


Dans la continuité des intuitions d’un Pier Paolo Pasolini dès les années 1970, le renouveau du fascisme doit être compris comme un aboutissement de la matrice productiviste et consumériste des sociétés industrielles.

C’est pourquoi Boris Grésillon, le reporter du Monde diplomatique en Allemagne de l’Est, ne se contente pas, pour expliquer la popularité de l’AfD chez les adolescents, de déplorer l’habileté de sa stratégie sur les réseaux sociaux. À la fin du passage précédemment cité, il ajoute : « L’emprise des mouvements d’extrême droite a été facilitée par la fermeture de lieux de culture et de sociabilité, ainsi que par la disparition de bon nombre d’associations et de maisons des jeunes, autant de microstructures susceptibles de proposer une alternative à l’ Alternative [für Deutschland]18. »

Dans la continuité des intuitions d’un Pier Paolo Pasolini dès les années 1970, le renouveau du fascisme doit être compris comme un aboutissement de la matrice productiviste et consumériste des sociétés industrielles. À plus court terme, nous le voyons comme un résultat de la marchandisation et de la numérisation foudroyantes des deux décennies écoulées, qui ont accouché d’un monde où les êtres humains se trouvent massivement isolés dans leur foyer et sur leurs écrans lumineux, dépendants d’algorithmes pour leur sociabilité comme pour leur information. Un monde où les subjectivités, les désirs et les émotions collectives sont manufacturées en série par le marketing et les industries culturelles.

1984 est un spot publicitaire réalisé par Ridley Scott pour le lancement en 1984 du premier ordinateur Macintosh. La voix off indique : « Le 24 janvier, Appel présentera Macintosh et vous comprendrez pourquoi 1984 ne sera pas comme 1984. »

On se trompe probablement en voulant combattre les idées d’extrême-droite comme autant de mauvaises solutions à discréditer. Beaucoup, à gauche, pensent encore qu’il faut leur faire barrage pour qu’elles ne rentrent pas dans les têtes, comme on ferait barrage à une nuée d’oiseaux malfaisants. Or, la situation politique présente n’est pas seulement le résultat d’une offensive idéologique : elle est aussi et surtout le fruit d’une désintégration sociale, d’un réaménagement des rapports humains par l’argent et la technologie, qui cultivent les affects les plus déplorables chez les habitants de la terre, comme l’a parfaitement décrit Pacôme Thiellement19 : insécurité, dépendance, impuissance, rage et mépris de soi, cynisme, voyeurisme.

Mais alors, que faire ?

On nous dit : « votre critique du numérique est (globalement, partiellement ou entièrement) juste, mais il faut tenir compte de la situation politique grave. Nous ne pouvons pas déserter un terrain, celui des réseaux sociaux et d’Internet, où l’extrême-droite est à l’offensive, où elle tend à devenir hégémonique. Il faut être présent et contre-attaquer. »

Non : les extrême-droites ne reculeront pas sans que le monde change, sans que les sociétés (re)prennent une autre texture ; les discours de haine, d’intolérance, d’appels à la violence et aux guerres civiles ne seront pas refoulés sans que crève la bulle numérique qui enferme de plus en plus d’humains. Prétendre combattre ces phénomènes identitaires sur le terrain des formats courts, des clashes en ligne et des vidéos à adrénaline, est une illusion, et peut même aggraver la situation d’éclatement de la société que nous connaissons.

Nous savons bien que notre appel à quitter au plus vite tous les réseaux sociaux ne peut que susciter gêne et étonnement au vu des habitudes prises par beaucoup. Mais une nouvelle fois, nous ne pouvons que mettre en garde : s’il n’y a pas aujourd’hui une prise de conscience conséquente, si l’on ne saute pas du train maintenant, ce sera encore plus nécessaire et encore plus difficile, dans deux ans, dans cinq ans, dans dix ans…


Que faire, sinon engager la réflexion de manière honnête, individuellement et collectivement ? Aller le plus loin possible dans le retrait de la sphère numérique…

Nous n’avons aucune recette-miracle à proposer pour faciliter cette tâche politique et culturelle urgente de désintoxication numérique pour toutes et tous. Que faire, sinon engager la réflexion de manière honnête, individuellement et collectivement ? Aller le plus loin possible dans le retrait de la sphère numérique – aussi loin que les contraintes (entre autres financières) pesant sur les personnes, les associations ou les entreprises le permettent. En faire une tâche prioritaire, existentiellement et politiquement. Et en parallèle, investir toutes les initiatives susceptibles de retisser, de rapiécer le monde réel, de lui redonner une consistance permettant de desserrer l’étau numérique dans lequel tant de gens se sentent pris – ou se complaisent. Réapprendre à faire circuler des idées dans le monde réel, aussi abîmé et désertifié soit-il : aller chercher les jeunes (et les moins jeunes), dans la rue, sur les murs, dans les transports en commun, sur les rond-points, devant les lycées, les stades et les centres commerciaux… Rejoindre les oppositions existantes à la numérisation des services publics, des écoles et des universités20.

On prête à Étienne de La Boétie ces mots : « ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux ». À l’heure du technofascisme, la maxime de notre servitude volontaire peut se décliner ainsi : « ils ne sont si puissants que parce que nous sommes rivés à nos écrans ». Cela crève les yeux, mais jusqu’ici, rien ne bouge.

Pour finir, citons le regretté Sebastiàn Cortès :

Pour nous, l’expression « antifascisme radical » voudrait donc dire qu’on ne résout un problème qu’en empêchant qu’il se pose à nouveau, c’est-à-dire en l’éradiquant à sa source, pour qu’il n’ait plus jamais la possibilité matérielle et idéologique d’exister. […] L’équation est simple : le fascisme vient de l’industrialisme, tout comme la consommation naît de la production. N’agir que sur le fascisme sans s’attaquer à sa racine, c’est comme se livrer à la consommation « équitable » ou à la redistribution des richesses sans s’inquiéter des conditions de production ; c’est oublier que ce qui existe en aval naît en amont. Et c’est bien en amont qu’il faut attaquer le germe du fascisme.

Ce totalitarisme prend actuellement – depuis quinze à vingt ans – la forme des nouvelles technologies de l’information et de la communication, du numérique, de l’omniprésence de l’ordinateur dans toutes les activités humaines, de l’overdose d’informations inutiles que tout un chacun avale chaque jour, de la gestion managériale antihumaine dans les entreprises comme dans la société, de l’autonomisation généralisée qui « remplace » le travail humain et pousse ainsi nombre de travailleurs dont la dignité est niée et de chômeurs ainsi créés vers le Front national et autres groupuscules fascistes, etc.21

Ces lignes ont été écrites il y a dix ans exactement. N’attendons pas dix années supplémentaires pour en tirer les conséquences.

Image d’ouverture : Van Gogh, La Nuit étoilée, 1889.


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Notes

  1. Pour des raisons de place, il s’agit d’une version écourtée, la version complète est disponible auprès des éditions La Lenteur.Cet article prolonge l’éditorial « Il ne faut pas seulement quitter X mais refonder des communautés politiques hors-réseau », du journal Le Chiffon n°16, printemps 2025.[]
  2. Voir le texte « Pourquoi Reporterre ne quitte pas X », 3 décembre 2024.[]
  3. « Reporterre quitte X », 17 janvier 2025.[]
  4. Selon l’expression de Pierre Plottu et Maxence Macé, les auteurs de Pop fascisme. Comment l’extrême-droite a gagné la bataille culturelle sur Internet (Divergences, 2024).[]
  5. Voir Groupe MARCUSE, La Liberté dans le coma. Essai sur l’identification électronique et les motifs de s’y opposer, La Lenteur, 2019 (première édition, 2012), p. 44.[]
  6. Matthieu Amiech, L’Industrie du complotisme. Réseaux sociaux, mensonges d’État et destruction du vivant, La Lenteur, 2023, p. 32.[]
  7. Voir Guillaume Pitron, L’Enfer numérique. Voyage au bout d’un like, Les Liens qui Libèrent, 2021 ; et Jonathan Haidt, Génération anxieuse. Comment les réseaux sociaux menacent la santé mentale des jeunes, Les Arènes, 2025.[]
  8. Par ailleurs co-initiateur de la campagne « HelloQuitteX » et auteur de Toxic data, comment les réseaux sociaux manipulent nos opinions. Si l’essayiste rappelle comment ses derniers fragilisent nos régimes parlementaires, il ne remet pas fondamentalement en question leur déferlement.[]
  9. Extrait d’une interview de David Chavalarias sur la chaîne Youtube Limit, 21 avril 2024.[]
  10. Voir Giuliano da Empoli, Les Ingénieurs du chaos, Gallimard, 2023 (première édition, 2019), p. 84.[]
  11. Ce terme est employé par la très modérée fondation Jean Jaurès, dans son rapport « Réhumaniser la société de l’absence » (décembre 2024), dont nous recommandons la lecture.[]
  12. Expression de Günther Anders dans son analyse des débuts de la radio et de la télévision, dans L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme humaine à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2002 [1956], p. 117 à 187.[]
  13. Source : Médiamétrie, « L’année Internet 2024 », communiqué de presse du 13 février 2025.[]
  14. Voir Célia Izoard, « L’esprit qui dévorait la matière. L’IA, une technologie insatiable », Écologie & politique, n°69, 2024, p. 73-84.[]
  15. Boris Grésillon, « Quand l’extrême-droite cible la jeunesse », Le Monde diplomatique n°850, janvier 2025.[]
  16. « Andrew Tate, Donald Trump et les autres : le masculinisme comme projet politique », <contre-attaque.net>, 11 mars 2025.[]
  17. Lire « L’éléphant (du déferlement technologique) dans la pièce (de l’anti-fascisme) », texte de la rédaction du Postillon (dans le n°74, hiver 2024-2025), complémentaire de celui-ci.[]
  18. Boris Grésillon, op. cit.[]
  19. Pacôme Thiellement, Infernet, Massot/Blast, 2023.[]
  20. Voir Ecran total, Manifeste contre la numérisation et la gestion de nos vies, à paraître pendant l’été 2025.[]
  21. Sebastiàn Cortés, Antifascisme radical ? Sur la nature industrielle du fascisme, Éditions CNT-RP, 2015, p. 16-17 et 39-40.[]