Alors que les vents contraires soufflent de plus en plus fort sur l’écologie politique, aidez-nous à faire vivre cet espace éditorial et politique unique, où s’imaginent et s’organisent les écologies radicales.

Merci ! On compte sur vous !


Temps de lecture : 27 minutes

Cet article est la version française et enrichie de « The Making of a Coal Boycott. Inside the campaign to break the toxic relationship between Colombian mining and Israeli militarism », une enquête parue dans la revue JewishCurrents en octobre 2025. La traduction a été réalisée par la co-autrice.

Le 1er novembre 2023, trois semaines après le début de la guerre israélienne contre Gaza, cinq jours après l’entrée des chars dans la bande de Gaza, le lendemain de l’ensevelissement de plus de 150 Palestinien·nes sous un immeuble d’habitation à Nuseirat – dont environ la moitié étaient des enfants, beaucoup jouant au football à proximité de la maison au moment des bombardements –, un acteur fait son entrée en scène depuis l’autre côté de l’Atlantique : Sintracarbón, le syndicat des mineurs de charbon colombiens. Dans un communiqué, Sintracarbón qualifie les événements de « génocide » et appelle le gouvernement colombien à « suspendre les exportations de charbon vers Israël »1.

« Nous sommes conscients que notre travail actuel est cause de souffrance, de douleur et de mort pour nos frères et sœurs en Palestine, nous confie quelques mois plus tard Juan Carlos Solano, mineur de charbon et membre de Sintracarbón. Nous avons vu comment Israël utilise l’énergie que nous produisons pour fabriquer toute cette technologie de pointe et ces logiciels, tous ces instruments de guerre. Nous avons dit aux entreprises que nous ne voulons pas que notre travail ait cet effet dans une autre partie du monde. C’est pourquoi nous signons ces documents pour protester contre la guerre d’extermination. »

Plus proche du bain de sang, Leyla, une militante palestinienne, est galvanisée par cet appel. Originaire de Gaza mais vivant à Amman en Jordanie, Leyla, qui a souhaité conserver l’anonymat, travaille pour Disrupt Power, un collectif de recherche militant palestinien en quête de moyens pour enrayer la machine de mort. Pour elle, le charbon est la cible idéale : « Le charbon importé en Israël est directement injecté dans son réseau électrique unifié. Il alimente les colonies de Cisjordanie, l’intelligence artificielle utilisée pour bombarder Gaza, les usines d’armement, les bases : tout fonctionne à l’électricité », nous explique-t-elle lors d’un entretien en juin 2025. En collectant des données, Leyla et ses collègues découvrent que plus de 60 % de ce charbon provient de Colombie. Après avoir identifié les navires qui transportent le charbon et les ports où ils accostent, ils transmettent leurs recherches à l’Institut Palestinien de Diplomatie Publique (PIPD), une ONG basée à Ramallah.

Au printemps 2024, Amira, une militante du PIPD qui a également requis l’anonymat, quitte la Cisjordanie avec une mission : convaincre le gouvernement colombien de ne pas exporter son charbon vers Israël.

À ne pas rater !

L'infolettre des Terrestres

Toutes les deux semaines, dans votre boîte mail : un éditorial de la rédaction, le résumé de nos dernières publications, un conseil de lecture des Terrestres et des articles tirés de nos archives, en écho à l'actualité.

Adresse e-mail non valide
En validant ce formulaire, j'accepte de recevoir des informations sur la revue Terrestres sous la forme d'une infolettre éditoriale bimensuelle et de quelques messages par an sur l'actualité de la revue.J'ai bien compris que je pourrai me désinscrire facilement et à tout moment en cliquant sur le lien de désabonnement présent en bas de chaque email reçu, conformément à la RGPD.

Le décret 1047, préambule à l’arrêt des exportations de charbon colombien vers Israël

Lorsque la Grande-Bretagne occupa la Palestine à partir de 1917, elle apporta avec elle une économie fonctionnant aux combustibles fossiles. Principale source d’électricité, le charbon joua un rôle crucial dans l’accélération de la colonisation de la région. Au début du XXe siècle, les colonies juives bénéficièrent d’un accès privilégié au réseau électrique palestinien nouvellement établi2. À la fin du mandat britannique, en 1948, le Yishouv – les Juifs présents en Palestine mandataire avant la création de l’État d’Israël, majoritairement des colons récemment établis – représentait un tiers de la population, mais consommait 90 % de l’électricité. Jusqu’au début du XXIe siècle, le charbon importé demeura la principale source d’électricité produite et distribuée sur les territoires conquis en 1948 et en 1967.

Mais à l’aube du nouveau millénaire, du gaz fut découvert dans les eaux de la Palestine historique, et Israël intensifia rapidement son extraction afin d’alimenter ses centrales électriques avec cette ressource. Ce fut un succès mitigé3 : à la veille du génocide à Gaza, entre un cinquième et un quart de l’électricité du pays provenait encore de la combustion du charbon extrait en grande partie de terres violemment dépeuplées en Colombie4. En 2023, les entreprises fossiles colombiennes ont expédié pour près de 447 millions de dollars de charbon vers Israël, ce qui représente environ 5 % des exportations de charbon de la Colombie et près de la moitié des importations de cette énergie fossile pour Israël.

À la veille du génocide à Gaza, entre un cinquième et un quart de l’électricité israélienne provenait de la combustion du charbon, extrait en grande partie de terres violemment dépeuplées en Colombie.

C’est avec cette réalité en tête qu’Amira se rend à Bogota début 2024, espérant convaincre la Colombie de mettre fin à une collaboration qui a ravagé de nombreuses vies des deux côtés de l’Atlantique. Elle veut s’adresser à un gouvernement colombien qui, pour la première fois de son histoire, est composé de forces de gauche. En 2022, Gustavo Petro, ancien membre du Mouvement du 19 avril (M-19), organisation de guérilla d’extrême gauche, a été élu président de la Colombie. Il a été soutenu par une multitude de mouvements sociaux, dont Sintracarbón, les groupes indigènes et les organisations environnementales. Petro avait fait campagne avec le slogan « la politique de vie » et avec un programme de refonte de l’économie colombienne, prévoyant notamment – et c’est là le plus audacieux – de la sevrer des énergies fossiles. Après sa victoire, le gouvernement a rapidement lancé le programme de transition le plus radical jamais mis en œuvre dans un pays producteur d’énergies fossiles : interdiction totale de toute nouvelle infrastructure liée aux énergies fossiles5. Aucun contrat ne serait délivré pour l’ouverture d’une mine de charbon, le forage de pétrole ou la prospection de gaz. Alors que la COP30 de 2025 a abouti à un accord qui ne fait aucunement mention des énergies fossiles, la Colombie fait ainsi figure d’exception mondiale.

Lire aussi | Il faut détruire les infrastructures des énergies fossiles・Andreas Malm (2023)

L’une des architectes de ce programme est Susana Muhamad, première ministre de l’Environnement de Petro jusqu’au début de l’année 2025. Lorsque nous la rencontrons en avril 2025, elle nous confie se préparer à mener sa propre campagne présidentielle. Figure emblématique de la justice climatique et de la protection de la biodiversité en Colombie, elle est également palestinienne, petite-fille d’un immigrant ayant fui la conscription dans l’armée britannique en 1925.

Susana Muhamad a renoué avec la Palestine lors d’un voyage en Cisjordanie en 2009. « Mon grand-père n’est jamais retourné en Palestine, mais il est resté en contact au fil des ans par courrier, notamment avec sa femme et les deux enfants qu’il avait laissés derrière lui. J’avais des dizaines de cousins éparpillés autour de Ramallah qui savaient que j’existais. Ils n’arrêtaient pas de me demander : ‘Pourquoi n’es-tu pas venue plus tôt ?’ Ces liens familiaux transcendent le temps et l’espace », nous raconte-t-elle.

Manifestation et concert de soutien à la Palestine devant le palais présidentiel de Bogotá en 2024. Wikimedia.

C’est donc à Susana Muhamad qu’Amira, l’activiste du PIPD, choisit de rendre visite. Lorsqu’elles se rencontrent autour d’un café à Bogotá, la militante expose sa mission à la ministre. Susana Muhamad est horrifiée d’apprendre le rôle crucial que joue le charbon colombien dans le génocide en cours : «  J’ai dit : « Il faut absolument que le président Petro soit au courant » – et j’ai ouvert la voie aux mouvements sociaux palestiniens pour qu’ils transmettent directement leur message au président. » Petro, qui a toujours affiché sa solidarité avec les Palestiniens, est aisément convaincu6. En juin 2024, le président annonce que la Colombie cessera ses ventes de charbon à Israël7. En août, il publie sur Twitter une brève explication : « Le charbon colombien sert à fabriquer des bombes pour tuer des enfants palestiniens »8, accompagnée de la copie d’un décret : le décret 1047, qui inscrit l’interdiction d’exportation vers Israël dans la loi9. Citant le cas du génocide sud-africain, il souligne que la Constitution colombienne « garantit le droit à la propriété privée » mais qu’« en cas de conflit entre des droits, les intérêts privés doivent céder le pas aux préoccupations publiques et sociales ».

Outre-Atlantique, la décision de Petro de se désengager concrètement du génocide commis par Israël fait des vagues. Il s’agit de la plus grande victoire à ce jour pour la campagne en faveur d’un embargo énergétique contre Israël, voire pour le mouvement de boycott dans son ensemble. Le Front populaire de libération de la Palestine et le Hamas saluent cette initiative10, publiant des communiqués élogieux à l’égard du président colombien. Pour la gauche du monde entier, les actions de Petro offrent un aperçu d’une véritable solidarité internationaliste avec la Palestine11. Enfin, un modèle à suivre ! Comme l’écrit la militante des droits humains Rula Jamal dans Jacobin : « La Colombie étant le premier exportateur de charbon vers Israël, cette décision n’est pas seulement une victoire symbolique, mais elle démontre l’impact considérable qu’un embargo énergétique plus large pourrait avoir pour mettre fin au génocide israélien à Gaza. »12

Outre-Atlantique, la décision de Petro de se désengager concrètement du génocide commis par Israël fait des vagues. Il s’agit de la plus grande victoire à ce jour pour la campagne en faveur d’un embargo énergétique contre Israël, voire pour le mouvement de boycott dans son ensemble.

En réaction à l’annonce de l’embargo, la Compagnie israélienne d’électricité, principal fournisseur d’électricité du pays, déclare être en négociations avec des « fournisseurs alternatifs » d’énergie afin d’« élargir sa marge de manœuvre ». Il n’empêche que l’asphyxie des approvisionnements colombiens menace de laisser Israël à bout de souffle en matière d’énergie.

Plus tard, il s’avéra pourtant que l’extraction minière alimentant Israël ne s’interrompit pas si rapidement. Même après l’interdiction de Petro, des navires continuèrent de quitter les ports colombiens à destination des territoires occupés, les compagnies d’extraction de charbon trouvant le moyen de contourner la loi. Le décret 1047 n’a donc pas fait cesser les exportations, mais il marqua le préambule de leur arrêt.

L’enclave charbonnière de Colombie

Avril 2025, région de Cesar au nord de la Colombie. En traversant le « couloir minier » colombien, nous nous heurtons à des murs camouflant les immenses cratères. D’imposants remparts de pierre et de scories ont été construits par les compagnies fossiles pour dissimuler ces terres désolées. Un glissement de terrain inopiné a creusé un point de vue surplombant la fosse, nous permettant d’admirer le paysage : une cuvette s’enfonçant à des centaines de mètres sous terre, des terrasses noires serpentant sur les flancs de la mine pour le passage des camions. Rien ne peut pousser, rien ne peut vivre sur cette terre. Pour reprendre les mots de l’universitaire et militant colombien Felipe Corral Montoya, qui nous accompagnait lors de ce voyage : « C’est un désert mort ».

Mine Drummond, La Loma, Cesar. Photo Maxy Guedes.

Autrefois, racontent les habitants, cette région était baignée de bleu et de vert et l’on s’adonnait aux activités de pêche, de culture et d’élevage. Mais tout a basculé avec l’arrivée des multinationales minières. La plus grande entreprise de la région est Drummond, dont le siège social se trouve à Birmingham, en Alabama. Elle gère la ville de La Loma comme un mini-État virtuel, devenu le prototype de la ville minière : un seul grand employeur, un réseau de maisons à un étage pour les travailleurs et leurs familles. L’entreprise s’est implantée à Cesar en 1993 et a aussitôt entrepris de défricher les terres par la force13. Nombre d’habitant·es ont été contraints de vendre leurs terres : « On les a pratiquement forcés à les céder », explique une habitante de La Loma, sous couvert d’anonymat. Beaucoup se sont ensuite retrouvés dans l’impossibilité de revenir, leurs champs ayant été réduits en cendres14. Une prise de terres brutale qui s’est traduite par « la mort d’innocents, des viols, des déplacements de population. Dieu seul sait combien de paysans gisent ensevelis ici », poursuit l’habitante. « Le charbon qui sort de cette terre est taché de sang », conclut-elle.

Plus au nord, les habitant·es de la région de La Guajira ont subi le même sort15. Ici, les Wayuu — un peuple autochtone qui a survécu à la colonisation espagnole grâce à une combinaison de chance, d’adaptation, de diplomatie et de guérilla — ont subi de plein fouet la terreur16. Dans les années 1990, ce peuple a fait face à des expulsions massives et à une vague d’atrocités commises par les paramilitaires. Cela jusqu’à ce que la région puisse se vanter de posséder la plus grande mine à ciel ouvert d’Amérique latine, propriété du négociant en matières premières anglo-suisse Glencore.

« Dieu seul sait combien de paysans gisent encore enterrés ici… Le charbon qui sort de cette terre est taché de sang. »

Une habitante du village de La Loma, dans la région charbonnière de la Colombie

L’arrivée des géants miniers dans les années 1990 a coïncidé avec une intensification du conflit armé qui ravageait la Colombie depuis plusieurs décennies, opposant paramilitaires d’extrême droite et guérillas d’extrême gauche. Les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et l’Armée de libération nationale (ALN) sont nées des révoltes paysannes contre la concentration des terres entre les mains de grands propriétaires terriens. Ces groupes s’en prirent alors aux infrastructures de l’industrie charbonnière, faisant sauter des trains de charbon, kidnappant des cadres et des ingénieurs. En réponse, Drummond créa sa propre force paramilitaire sous l’égide de la milice d’extrême droite existante, les Autodefensas Unidas de Colombia (AUC)17. La compagnie basée en Alabama engagea des centaines d’hommes armés, leur fournissant des terrains d’entraînement et se coordonnant avec eux pour sécuriser le périmètre de ses mines de charbon. On installa des points de contrôle le long de la voie ferrée convoyant le charbon depuis les mines jusqu’au au port. Les gardes privés qui y étaient affectés pouvaient tirer sur toute personne jugée « suspecte ». Les paramilitaires qualifiaient alors leur mission de « nettoyage social », une stratégie visant à pousser la population à fuir par les menaces et les meurtres.

Gigantesques pneus pour les véhicules des mines, La Loma. Photo Maxy Guedes.

C’est ainsi que s’est constituée l’enclave charbonnière en Colombie18. Après avoir forcé à l’exode quelque 300 000 personnes, dont plusieurs milliers ont péri, Glencore et Drummond se sont emparé de l’extrême nord du pays. Les habitants expulsés furent empêchés de revenir : leurs champs avaient été transformés en terrils de charbon.

La Colombie est ainsi un cas paradigmatique d’échange écologiquement inégal, ses ressources naturelles étant constamment extraites pour alimenter le marché mondial19. La conquête de ces deux entreprises a consolidé ce schéma. La part du minerai exporté vers d’autres pays oscille entre 90 % et 97 %. L’anthracite, un charbon solide à faible teneur en soufre, est très demandé par les centrales électriques, des Pays-Bas à Israël20. « L’homme blanc mange du charbon », a déclaré une femme Wayuu à la chercheuse Aviva Chomsky : « Ni nous ni nos animaux ne mangeons de charbon, ce n’est pas notre mode de vie. »21

Situé à deux pas de Santa Marta, la première ville construite par les colons espagnols en Colombie, le « port Drummond (Puerto Drummond) » est une voie ferrée qui longe le rivage et se prolonge au-dessus de l’eau, soutenue par d’épais piliers en ciment22. De loin, la structure ressemble à une paille d’acier aspirant les matières premières de la Colombie. De près, c’est un monument noirci par la suie, symbole de l’inertie. Quelques bateaux de pêche s’approchent prudemment de l’installation, surveillée par des agents de sécurité privés.

Pêcheurs devant le port Drummond, Santa Marta. Photo Maxy Guedes.

Depuis le port, nous remontons la voie ferrée, le long de la côte de La Guajira. Elle traverse le territoire d’une communauté Wayuu. Sur cette terre aride et poussiéreuse, la population vit de l’élevage et de la pêche. Maria Dolores en est l’autorité matriarcale traditionnelle. Elle déplore la pollution du réservoir d’eau par les particules de charbon projetées depuis les trains. À cela s’ajoute le changement climatique. « Aujourd’hui, le soleil est beaucoup plus chaud qu’avant », constate-t-elle. Son fils Luis Carlos ajoute : « Quand la pluie arrive, nous sommes heureux, car nous pouvons semer, les fleurs éclosent et nos animaux ont de l’eau à boire. Mais aujourd’hui, les pluies sont faibles et rares. Le désert nous encercle. »

Maria Dolores, autorité matriarcale traditionnelle d’une communauté Wayuu, La Guajira. Photo Maxy Guedes.

En empruntant les routes sinueuses qui mènent aux montagnes de la Sierra Nevada, nous rencontrons une autre communauté autochtone : celle du peuple Kankuamo, dans la ville de La Mina. Les Kankuamo ont survécu aux génocides perpétrés par les conquistadors en se réfugiant dans les hauteurs. Près d’un demi-siècle plus tard, la guerre civile et le charbon les ont rattrapés. Des centaines de Kankuamo ont été assassiné·es, des familles entières déplacées, plusieurs sites sacrés de la communauté ont été perdus au profit de l’expansion des mines. La poussière de charbon a contaminé l’eau et la terre. « Lorsque nous avons commencé à revendiquer la possession ancestrale de ces territoires, le conflit armé s’est intensifié et les demandes de titres miniers se sont multipliées dans la région. Ils voulaient nous déplacer pour mener à bien leurs mégaprojets, car les montagnes sont riches en or et en charbon. Le peuple Kankuamo a été menacé d’extermination », nous raconte Daniel Maestre Villazón, tout en frottant régulièrement le « poporo » traditionnel, une calebasse évidée contenant de la poudre de coquillages broyés.

Daniel Maestre Villazón avec son ‘poporo’, communauté Kankuamo de La Mina. Photo Maxy Guedes.

Les Kankuamo ont réagi en affirmant leur identité et en rappelant leurs droits. « Nous sommes actuellement en train de retrouver la culture et les traditions que nous avions abandonnées », explique Maestre Villazón. Les Kankuamo entretiennent une relation spirituelle avec la « nature sacrée », constamment menacée par l’extractivisme et désormais aussi par le changement climatique. « Le climat est devenu instable. Pendant de longues périodes, il ne pleut presque pas, puis il y a des cyclones beaucoup plus violents qu’avant. Même ici, dans les montagnes, le climat n’est plus ce qu’il était. » Il montre du doigt un sommet montagneux : « Avant, il était recouvert de neige. »

Glencore et Drummond figurent toutes deux sur la liste du Guardian des 100 entreprises qui ont le plus contribué à embraser la planète sous l’effet des énergies fossiles23.

Dans ces zones sacrifiées résultant de la mainmise sur les ressources naturelles, une litanie de malheurs s’est abattue24 : effondrement de l’agriculture ; pénuries d’eau dues au détournement de dizaines de rivières par les mines25 ; pollution atmosphérique attaquant les poumons, les yeux et d’autres organes ; maisons fissurées par les explosions souterraines ; animaux et humains tués par les trains de charbon. Lorsque la contamination atteint des niveaux intolérables, les communautés déjà déplacées doivent être à nouveau « réinstallées ». Ces dépossessions alimentent l’extrême pauvreté dans le pays le plus inégalitaire du continent.

Lieu sacré de la communauté Kankuamo de La Mina. Photo Maxy Guedes.

L’implication d’Israël dans le conflit armé en Colombie

Israël est profondément impliqué dans cette histoire d’extraction destructrice. Tout au long du conflit armé colombien, des acteurs israéliens ont contribué à ouvrir la voie à Drummond et Glencore, en assistant et en équipant les forces militaires de droite. Une histoire d’implications sordides largement documentées, et encore vive dans les mémoires en Colombie26. Comme le soulignait le syndicat Sintracarbón dans son premier appel en novembre 2023, le charbon envoyé aujourd’hui dans les centrales de la machine génocidaire est « lié au rôle d’Israël dans la formation de groupes militaires et paramilitaires impliqués dans le conflit armé qu’a subi notre pays ». D’autres pays qu’Israël ont certes acheté davantage de charbon à la Colombie. Mais aucun n’a laissé une empreinte aussi déterminante sur le développement sanglant de cette industrie.

D’autres pays qu’Israël ont certes acheté davantage de charbon à la Colombie, mais aucun n’a laissé une empreinte aussi déterminante sur le développement sanglant de cette industrie.

Il est un nom que les souvenirs de cette période évoquent inévitablement. C’est celui de Carlos Castaño, le fondateur de l’AUC, les « forces d’Autodéfense Unies de Colombie » – une milice d’extrême droite. Au début des années 1980, ce jeune Colombien anticommuniste s’installe en Israël pour deux ans. Il suit des cours dans des écoles militaires ainsi qu’à l’Université hébraïque. Dans son autobiographie, il décrit cette expérience en termes élogieux : « Je n’ai pas seulement appris l’entraînement militaire en Israël. C’est là que j’ai acquis la conviction qu’il était possible de vaincre les guérilleros en Colombie. J’ai commencé à comprendre comment un peuple pouvait se défendre contre le monde entier. (…) De fait, j’ai repris des Israéliens l’idée d’autodéfense [par la large diffusion] d’armes ; chaque citoyen de ce pays est un soldat en puissance. »27

À son retour chez lui, Castaño entre dans l’armée et gravit les échelons des paramilitaires. En 1997, il les unifie sous le commandement de l’AUC, dont l’une des branches s’est spécialisée dans le défrichage des terres pour Drummond. En 2001, ses membres assassinent trois dirigeants syndicaux28 à la demande du PDG de l’entreprise29. Glencore en profite également. En 1997, des hommes armés font irruption dans le village de Santa Fe en clamant : « Nous sommes de l’AUC et Carlos Castaño est notre commandant. Nous allons rester ici pour procéder à un nettoyage social. »28 Après l’exécution sommaire d’un garçon de 13 ans, les habitants prennent la fuite. Leurs biens sont déclarés « abandonnés » et vendus aux enchères. Une grande partie des terres finissent par être intégrées à la concession de Glencore. À l’échelle nationale, ce sont les AUC qui commettent la majeure partie des massacres et des déplacements massifs pendant la guerre.

Israël a fourni près de 40 % des armes utilisées par l’armée pour combattre les guérilleros en Colombie.

L’implication d’Israël dans le conflit armé dépasse largement le cas de Carlos Castaño. Au milieu des années 1980, des rebelles des FARC, alliés à des syndicalistes et des intellectuels de gauche, fondent un parti politique appelé Unión Patriótica (Unité patriotique). L’État colombien réagit en anéantissant physiquement le parti, tuant plus de 6 000 de ses membres – cadres, maires, candidats à la présidentielle – en l’espace de vingt ans. L’opération à l’origine de ces meurtres est en partie conçue par Rafael Eitan, agent du Mossad et ancien conseiller à la sécurité nationale du Premier ministre Yitzhak Rabin. Par ailleurs, l’AUC elle-même a bénéficié d’un entraînement intensif dispensé par Yair Klein30, un autre vétéran et mercenaire israélien qui a également prêté ses services aux escadrons de la mort du cartel de Medellín, l’organisation criminelle de narcotrafic fondée par Pablo Escobar31. (En 2001, le gouvernement colombien a demandé son extradition d’Israël, en vain32.) Israël a également fourni près de 40 % des armes utilisées par l’armée pour combattre les guérilleros26 : le drone Hermes, testé pour la première fois sur les champs de bataille de Gaza33, était particulièrement apprécié en Colombie34, tout comme le Galil, un fusil automatique de fabrication israélienne.

Ancienne résidence de Pablo Escobar, juste à côté du port Drummond à Santa Marta. Photo Maxy Guedes.

À l’opposé du spectre politique, on trouve l’image quasiment en miroir de ces intrications : une partie de la gauche colombienne a créé des liens avec la résistance armée palestinienne. Dans les années 1970, le groupe de guérilla M-19 a envoyé ses combattants s’entraîner dans les camps de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). « Durant notre lutte armée, mes camarades sont allés au Sahara s’entraîner avec l’OLP. C’est là qu’est né notre amour pour la Palestine », nous a confié le président colombien Gustavo Petro, lui-même ancien membre du M-19, qui ne regrette pas ce passé35. En 1981, le M-19 a manifesté sa solidarité avec l’OLP en attaquant l’ambassade d’Israël à Bogota36. Après le massacre de Sabra et Chatila en 1982, le groupe a attaqué l’ambassade une seconde fois.

La position de Gustavo Petro est en tout point opposée à celle de ses prédécesseurs, issus de la droite.

En avril 2025, nous avons retrouvé Petro dans le palais présidentiel, en face de la Cour suprême. C’est cette même cour qui fut prise d’assaut par les commandos du M-19 voilà 40 ans, lors de leur action la plus spectaculaire en 1985, au cours de laquelle 300 personnes avaient été prises en otage, dont des juges. Dans le raid de l’armée qui a suivi, près de 100 personnes sont mortes. Un mois plus tôt, Gustavo Petro avait été arrêté, condamné pour possession d’armes, emprisonné et soumis à la torture. Aujourd’hui, il a aménagé son bureau de président comme le foyer confortable d’un militant de gauche, rempli de livres marxistes. Sur un meuble trône une colombe coiffée d’un keffieh.

La position de Petro est en tout point opposée à celle de ses prédécesseurs, issus de la droite. En 2013, le président Juan Manuel Santos s’était rendu à Jérusalem pour serrer la main de Netanyahu et signer un accord de libre-échange entre les deux pays. Dans le journal Haaretz, il s’est dit « très fier » que la Colombie soit qualifiée d’« Israël de l’Amérique latine »37. Évoquant l’utilisation d’équipements militaires israéliens, Santos – qui avait été ministre de la Défense au plus fort de la guerre menée par l’État contre les guérillas marxistes – affirmait aux dirigeants israéliens : « Grâce à votre technologie et à nos ressources, nous pouvons créer une synergie considérable. » Son successeur, Ivan Duque, a repris le flambeau. En novembre 2021, Duque a visité à son tour Israël, où il a assisté à un exercice naval, fait l’éloge de l’accord de libre-échange, inauguré le premier « bureau du commerce et de l’innovation » colombien hors du pays, et s’est entretenu avec des responsables israéliens au sujet des menaces supposées du Hezbollah à la frontière vénézuélienne38.

Gustavo Petro, avec sa colombe parée d’un keffieh dans son bureau du palais présidentiel. Photo Maxy Guedes.

Désormais, le camp de gauche pro-palestinien est au pouvoir en Colombie. Mais jamais Israël et la Palestine n’ont cessé de peser sur les luttes internes dans le pays.

Le sang qui a coulé en Colombie continue d’être associé à cette terre lointaine. « Ils sèment la mort et la destruction partout où ils passent », déclare une ancienne combattante des FARC, en pointant le lien entre les compagnies charbonnières, les États-Unis et Israël. La plupart des membres de cette guérilla se sont démobilisés depuis l’entrée en vigueur de l’accord de paix en 2016. Ils mettent désormais leur conscience marxiste au service de projets autres que la lutte armée, comme la transition énergétique. Lors d’un cours sur la transition énergétique équitable qui se tient dans une université populaire de Fonseca, à La Guajira et auquel nous assistons, un participant déclare : « Nous sommes du côté de ceux qui souffrent de la guerre. Nous sommes du peuple. Nous soutenons la décision de Petro d’arrêter d’exporter du charbon ».

Lire aussi | Face aux pénuries d’énergies fossiles・Charles-François Mathis (2022)

Un vice caché dans le décret ? Campagne de boycott, saison 2

En août et septembre 2024, juste après la signature du décret 1047, les exportations de charbon vers Israël ont chuté à zéro. En octobre de la même année, la compagnie Glencore a expédié un dernier navire, puis s’est tourné vers d’autres clients pour vendre le charbon extrait de La Guajira. Depuis ses mines et ses quais de chargement portuaires sud-africains le négociant en matières premières a continué de transporter le carburant vers Israël — et l’on ne peut exclure un détournement du charbon colombien depuis d’autres ports. Selon toute apparence, la société a cependant respecté l’interdiction, peut-être usée par la pression militante39 de longue date40. Mais la compagnie Drummond a agi différemment.

Face à la résistance des élites économiques et aux ressources limitées du nouveau gouvernement, les mouvements sociaux colombiens ont été mis à contribution pour surveiller le respect de l’embargo par les compagnies charbonnières41. À Bogota, l’Institut palestinien de diplomatie publique (PIPD) a chargé Helena Müllenbach Martínez, cofondatrice de la campagne internationale Resist Glencore, de veiller au respect de la loi. Avec des militants de Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS) Colombie, elle a identifié 28 navires de Drummond se dirigeant directement vers Hadera et d’autres ports israéliens, entre octobre 2024 et avril 2025. Au total, un million de tonnes de charbon colombien auraient ainsi été injectées dans le réseau d’export vers Israël, soit environ les deux tiers de la quantité moyenne d’avant l’embargo. Près d’un an après le décret 1047, les navires de Drummond avaient donc fait en sorte que la Colombie reste le principal fournisseur de charbon de l’occupation. Alors que Glencore et Drummond se partageaient auparavant la chaîne d’approvisionnement à parts égales, cette dernière l’a monopolisée sans grande difficulté, tout en évitant d’attirer l’attention sur cette activité ou sur ses anciennes relations avec les paramilitaires.

Près d’un an après le décret 1047, les navires de Drummond avaient fait en sorte que la Colombie reste le principal fournisseur de charbon de l’occupation.

La compagnie fossile a non seulement profité de l’absence de contrôle gouvernemental, mais aussi d’une faille dans le décret lui-même. Selon l’article 3 du décret 1047, l’interdiction d’exporter ne s’applique pas aux contrats signés avant l’entrée en vigueur de la loi, c’est à dire au milieu de l’année 2024, comme c’est le cas pour le contrat liant Drummond à Israël. C’est cet article que le ministère du Commerce a invoqué lorsque le PIPD et la branche colombienne du mouvement BDS ont exigé des explications sur la possibilité pour Drummond de bafouer l’interdiction. « D’une certaine manière, le décret se contredit. D’un côté, il privilégie les droits humains à la propriété privée. De l’autre, il considère les obligations commerciales comme sacrées. Techniquement, Drummond n’enfreint donc peut-être pas le décret », nous a expliqué Helena Müllenbach Martínez, cofondatrice de la campagne internationale Resist Glencore, lors d’un entretien en juin, visiblement frustrée.

Dès lors, la coalition hétéroclite d’acteurs qui avait mobilisé le soutien au boycott initial se remet à l’action. Le PIPD transmet aux ministères concernés les données recueillies sur le contournement du décret. En mai, la Garde indigène Wayuu – un réseau de protection communautaire non armé – se joint à divers groupes alliés pour bloquer les mines de charbon de Cesar et La Guajira pendant une journée, brandissant des drapeaux palestiniens et réclamant un embargo effectif. Des groupes Wayuu et des syndicats organisent des réunions avec des représentants du gouvernement pour leur faire part de leur opposition au contournement de l’interdiction. Sintracarbón publie un communiqué véhément réitérant son appel au boycott – communiqué signé également par le syndicat des travailleurs du pétrole et la fédération nationale des peuples autochtones42.

À son siège de La Loma, Drummond sent la pression monter. La société publie un communiqué pour contester sa culpabilité : « Les exportations de charbon vers Israël ont été effectuées conformément à l’autorisation accordée par le gouvernement national », affirme-t-elle, soulignant que ses expéditions ont été approuvées par le ministère du Commerce, conformément à l’article trois.

Panneau Drummond, La Loma, Cesar. Photo Maxy Guedes.

Jusqu’à cette vague de protestations, Petro semble ne pas avoir été informé de la subversion de son décret. « Drummond nous trompe peut-être », lâche-t-il lors de notre entretien. Mais face à cette campagne dénonçant le mépris de Drummond pour son ordre, le président revient sur le devant de la scène. Mi-juillet 2024, il fait recouvrir le palais présidentiel de drapeaux palestiniens. Le 23 du même mois, il prononce un discours – érudit et quelque peu décousu comme il en a l’habitude – sur la catastrophe climatique, s’attardant sur la question du boycott du charbon43. Il semble désormais bouillonner de rage. « Ne suis-je qu’une coquille vide, une marionnette dans un théâtre qu’ils appellent la politique, alors que le véritable pouvoir se trouve ailleurs ?… L’exportation de charbon vers Israël est interdite. C’est un ordre du président de la République. » Il interpelle Drummond, l’accusant d’avoir assassiné des travailleurs et d’avoir bafoué une décision démocratique. Le président blâme également son ancien ministre du Commerce, Carlos Reyes – un libéral, qui l’aurait « trompé » en insérant l’article trois dans le décret –, le qualifiant de « complice du génocide à Gaza ». Il jure de ne plus laisser « une seule tonne de charbon » atteindre Israël, et appelle les ouvriers et les Wayuu à bloquer les mines et les ports si les exportations se poursuivaient44.

Cependant, dès le lendemain du discours de Petro, Drummond envoie un autre navire : le Fortune quitte son port colombien chargé de près de 100 000 tonnes de charbon, à destination d’Israël45. Petro perd alors son sang-froid. En tant que commandant en chef des forces armées colombiennes, il ordonne à la marine46 d’intercepter toute nouvelle cargaison47. Si la compagnie tente de contourner la loi, elle se heurtera à l’intervention de navires de guerre. Une telle annonce est sans précédent dans l’histoire des initiatives de boycott ; peut-être l’est-elle aussi dans l’histoire des relations entre États et capitaux étrangers. Helena Müllenbach Martínez accueille favorablement la nouvelle : « Tant que les navires se trouvent dans les eaux colombiennes, il est en droit d’envoyer la marine, déclara-t-elle. C’est incroyable pour les autres pays de voir qu’une telle chose est possible. » Depuis l’ordre donné à la marine, PIPD n’a enregistré aucun départ de navire. Un approvisionnement de plusieurs décennies vers Israël s’est brutalement interrompu.

En juillet 2025, Petro ordonne à sa marine d’intercepter toute future livraison à Israël – une annonce sans précédent dans l’histoire des initiatives de boycott, et peut-être aussi dans celle des relations entre États et capitaux étrangers.

Le 20 août 2025, une autre raison de se réjouir survient pour les activistes : la présidence publie un second décret, le n°094948, qui annule l’article 3 du décret 1047 et instaure une interdiction totale des exportations de charbon vers Israël. En un seul trait de stylo, les contrats que Drummond avait signés avec Israël avant 2024 – et qui couraient jusqu’en 2036 – sont tous rendus caducs.

Mais cette loi n’est probablement qu’un épisode de plus dans une lutte de longue haleine. Après le décret 1047, Glencore et Drummond ont intenté 17 procès au gouvernement colombien, réclamant à chaque fois des millions de dollars en arguant le respect d’accords de libre-échange. Désormais, « il y aura encore plus de procès, car Drummond comptait sur une décennie de ventes supplémentaires et les contrats ont maintenant été annulés », déclare Helena Müllenbach Martínez.

Port Drummond, Santa Marta. Photo Maxy Guedes.

Plus incertaine encore sera la situation en 2026, lorsque la Colombie élira un nouveau président. Les derniers sondages offrent une lueur d’espoir d’un maintien de la gauche49, mais la droite, voire l’extrême droite, reste susceptible de le reconquérir50. Parmi les principaux candidats figure Abelardo de la Espriella, qui aspire à devenir le Donald Trump colombien51. Après une rencontre avec le ministre israélien des Affaires étrangères, il a annoncé que, s’il devenait président, il établirait l’ambassade de Colombie à Jérusalem, et promouvrait une alliance stratégique avec Israël et les États-Unis comme pierre angulaire de sa politique étrangère et de sécurité52. Une position très éloignée de celle de l’actuel président Petro qui annonçait encore en octobre 2025 l’expulsion des diplomates israéliens du pays, ainsi que la rupture des accords de libre-échange avec Israël, après l’arrestation de deux citoyens colombiens voyageant à bord de la flottille humanitaire à destination de Gaza53.

À peine l’encre présidentielle était-elle sèche que des parlementaires conservateurs et des candidats à la présidence exigeaient que la Cour suprême colombienne abroge le décret 094954. Selon Müllenbach Martínez, « ce nouveau décret peut être annulé en 24 heures s’ils obtiennent gain de cause ».

Lire aussi | Total face au réchauffement climatique (1968-2021)・Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet et Benjamin Franta (2021)

Quel que soit l’issue de l’initiative colombienne de boycott, celle-ci a inspiré de nombreux acteurs des mouvements pour la Palestine et le climat. « Enfin un gouvernement qui a pris des mesures contre Israël. Beaucoup de pays du Sud étaient censés faire bien plus pour la Palestine, pour perturber économiquement la machine génocidaire. Mais jusqu’à présent, et nous sommes en septembre 2025, seule la Colombie s’y emploie », déplore Mohammed Usrof. Le Gazaoui, qui vit au Qatar, a participé à la création de l’Institut palestinien pour la stratégie climatique. Ces dernières années, il est devenu le visage de la jeunesse palestinienne lors des Conférence des Nations Unies sur le changement climatique. Usrof, qui a perdu 70 membres de sa famille lors des massacres de Khan Younis, fonde de grands espoirs sur les enseignements du boycott colombien. Il n’est pas le seul : les efforts pour pérenniser et diffuser cette expérience se sont multipliés.

Quel que soit l’issue de l’initiative colombienne de boycott, celle-ci a inspiré de nombreux acteurs des mouvements pour la Palestine et le climat.

Lors de la récente COP30 au Brésil, la campagne pour un embargo énergétique s’est concentrée sur ce pays : le Brésil s’est officiellement engagé à la fois à atténuer le changement climatique et à mettre fin à sa complicité avec le génocide. Toutefois, alors que les syndicats de travailleurs du pétrole ont exhorté le président Luiz Inácio Lula da Silva à suivre l’exemple de Petro55, le président du syndicat des travailleurs pétroliers de Rio de Janeiro a indiqué que les compagnies brésiliennes ont vraisemblablement poursuivi leurs livraisons vers Israël via l’Italie56. Réagissant au rapport publié par l’ONG Oil Change International à l’occasion de la COP3057, retraçant l’origine de plus de 21 millions de tonnes de carburant envoyées à Israël lors de son offensive contre Gaza, Mohammed Usrof y voit une confirmation de

« ce que les Palestiniens et les mouvements pour la justice climatique affirment depuis longtemps : les chaînes d’approvisionnement en combustibles fossiles sont des armes de guerre. Les gouvernements et les entreprises qui continuent à vendre du pétrole, du diesel et du kérosène à Israël, même par le biais d’intermédiaires, alimentent le génocide. Les États doivent imposer un embargo énergétique total et combler les lacunes juridiques qui rendent la complicité profitable. Les peuples doivent se soulever contre les États complices et imposer un embargo énergétique populaire. Lors de la COP30, nous devons définir ce qu’est le leadership climatique, et sa seule définition est de fermer les pipelines de la guerre, et non de les dissimuler derrière la comptabilité carbone. »

Du point de vue de militants du collectif palestinien Disrupt Power comme Leyla, le modèle de l’embargo colombien est pourtant mûr pour être mis en place par d’autres pays. Elle détaille les ingrédients de ce boycott réussi : « Un syndicat a lancé le mouvement, puis des mouvements de solidarité se sont mobilisés et des décideurs politiques ont pu être influencés. Un embargo énergétique venant de la base peut réellement aboutir. Le défi consiste désormais à le mettre en œuvre dans d’autres pays, comme l’Afrique du Sud, le Brésil et la Turquie. Ces chaînes d’approvisionnement ne seront pas démantelées en un jour. »

En effet, en Afrique du Sud par exemple, devenue l’un des fronts du mouvement de boycott58, la Fédération sud-africaine des syndicats (SAFTU) s’est bien indignée de la poursuite des échanges commerciaux avec Israël59, mais cela n’a pas empêché le pays de continuer d’y exporter du charbon. Ses livraisons ont même progressé, ce qui vaut au gouvernement d’être accusé de « double discours », puisqu’il a dans le même temps saisi de la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye d’une plainte contre Israël, affirmant que ce dernier violait la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide60.

L’eau rare et polluée près de la communauté Wayuu, La Guajira. Photo Maxy Guedes.

De façon plus abstraite, cet épisode peut être perçu comme une illustration frappante du conflit entre deux dialectiques.

La première est une dialectique de destruction. Le charbon colombien a alimenté l’occupation et le génocide en Palestine61, tandis que le militarisme israélien a contribué aux déplacements de population et aux destructions en Colombie, ces deux forces alimentant ensemble le dérèglement climatique. Vu depuis le nord de la Colombie, le génocide actuel à Gaza apparaît comme un aboutissement de cette dialectique : l’anéantissement physique de la Palestine est la conséquence directe d’un système mondial conçu pour détruire le plus grand nombre au profit d’une minorité. Petro l’a d’ailleurs souligné dans son discours du 23 juillet 2025 : « Que font-ils à Gaza ? Ils nous montrent comment le pouvoir du carbone peut tous nous anéantir si nous ne nous rebellons pas. (…) Monsieur Carbone détient le pouvoir mondial. (…) Nous devons détruire Monsieur Carbone, sinon il nous détruira tous, ainsi que tous les êtres vivants qui nous entourent. »43

D’un autre côté, il y a une dialectique de résistance. Le boycott du charbon est né d’une remarquable réciprocité entre les mouvements sociaux en Colombie et en Palestine et – fait unique – d’un pouvoir exécutif de gauche. Une fois au gouvernement et à la présidence, Muhamad et Petro ont fièrement répondu aux appels des campagnes extraparlementaires et ont, à leur tour, encouragé les militants. Cette situation est néanmoins exceptionnelle, et nécessite une lutte constante pour la maintenir dès lors qu’un appareil d’État bourgeois s’efforce de perpétuer le statu quo et qu’une droite revancharde est prête à reconquérir le pouvoir. Les mouvements ont actionné le frein d’urgence du train du charbon. Reste à savoir s’ils parviendront à l’arrêter.

Image d’accueil  : mine de Cerrejón, Colombie du nord, 2013. Wikimedia.

SOUTENIR TERRESTRES

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

Soutenez Terrestres pour :

  • assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
  • contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
  • permettre le financement des deux salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
  • pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant

Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..

Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.

Merci pour votre soutien !

Notes

  1. Sintracarbón, « Nuestra posición sobre la agresión de Israel a Gaza », 2023. Communiqué de presse.[]
  2. https://www.ucpress.edu/books/electrical-palestine/paper[]
  3. https://www.somo.nl/powering-injustice/[]
  4. https://en.globes.co.il/en/article-israelis-pay-for-delay-in-replacing-coal-fueled-power-stations-1001431911[]
  5. https://jacobin.com/2025/08/colombia-fossil-fuels-climate-petro[]
  6. https://www.presidencia.gov.co/prensa/Paginas/President-Petro-The-unleash-of-genocide-and-barbarism-on-the-Palestinian-people-is-what-awaits-the-exodus-231201.aspx[]
  7. https://apnews.com/article/colombia-israel-coal-exports-467a61fed8c0779f27a3179629717436[]
  8. https://x.com/petrogustavo/status/1825200803415515506?lang=en[]
  9. https://www.mincit.gov.co/getattachment/be2ca966-58d6-444c-bcb1-6ed057e6975e/Decreto-1047-del-14-de-agosto-de-2024.aspx[]
  10. https://english.almayadeen.net/news/politics/hamas-commends-colombia-s-ban-on-coal-exports-to–israel[]
  11. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/0377919X.2025.2457884 ; https://jacobin.com/2024/06/colombia-coal-embargo-israel-war-gaza[]
  12. https://jacobin.com/2024/06/colombia-coal-embargo-israel-war-gaza[]
  13. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/21624887.2024.2416850[]
  14. https://journals.librarypublishing.arizona.edu/jpe/article/id/5280/[]
  15. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/14747731.2022.2054511[]
  16. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2214629621004655[]
  17. https://paxforpeace.nl/publications/the-dark-side-of-coal/[]
  18. https://www.taylorfrancis.com/chapters/oa-edit/10.4324/9781003044543-18/political-economy-coal-light-climate-mineral-energy-policies-lina-mar%C3%ADa-puerto-chaves-felipe-corral-montoya[]
  19. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0921800905005252?casa_token=ck0OQ-cubZgAAAAA:U3YnHovFzeLJJBXP4rI3WHae_28HyexBbBBZCtwNywHS8ChmEH9T_XTXd61e_cQ81SJhSfsLysA[]
  20. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0921800916315373?casa_token=Hgb0PEMWNegAAAAA:Q3piThJR3luXFyJH5UIE_0-xDtPbmkDl6ARLFHBdcQp45PWxV_m1C99s3B6Ip9xoB-CvdLiyBh8[]
  21. https://read.dukeupress.edu/labor/article-abstract/13/3-4/197/42294/Empire-Nature-and-the-Labor-of-Coal-Colombia-in[]
  22. L’entreprise prétend que le port figure parmi les ports « ayant la plus grande capacité de chargement au monde ». Voir https://drummondltd.com/en/our-operations/the-port/puerto-drummond/[]
  23. https://www.theguardian.com/sustainable-business/2017/jul/10/100-fossil-fuel-companies-investors-responsible-71-global-emissions-cdp-study-climate-change[]
  24. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0921800915004012?casa_token=KXZmCSzqyF4AAAAA:RKrAxGCx6yG1Tzp1OMK_B_Vo9-Isv4id87CtNFqFP0MeXqrEDMdooHlwC9vhQVpHwFKPwlTaah0[]
  25. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0016718522000185 ; https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0016718522000185[]
  26. https://www.cambridge.org/core/journals/latin-american-research-review/article/colombiaisrael-nexus-toward-historical-and-analytic-contexts/09B58D46CBCD3DFFD963C7435D5094E5[][]
  27. https://misionverdad.com/traducciones/el-rol-de-agentes-israelies-en-el-genocidio-politico-colombiano[]
  28. https://paxforpeace.nl/wp-content/uploads/sites/2/import/import/pax-dark-side-of-coal-final-version-web.pdf[][]
  29. https://colombiareports.com/late-us-coal-tycoon-personally-ordered-union-killings-in-colombia/[]
  30. https://www.democracynow.org/2000/6/1/who_is_israels_yair_klein_and[]
  31. https://timesmachine.nytimes.com/timesmachine/1989/08/26/612589.html?pageNumber=5[]
  32. https://www.ynet.co.il/article/4020290[]
  33. https://www.versobooks.com/products/2684-the-palestine-laboratory?srsltid=AfmBOorPuILE1pCf28ND7nrk483UK96hPSfpAAvI8612V2gZzofgSGRq[]
  34. https://www.ainonline.com/aviation-news/defense/2012-08-17/colombia-orders-mixed-fleet-hermes-450-and-900-uavs[]
  35. https://www.infobae.com/colombia/2024/03/27/gustavo-petro-reitero-que-el-m-19-era-aliado-de-los-arabes-miembros-del-grupo-entrenaron-con-milicias-palestinas/[]
  36. https://www.semana.com/nacion/articulo/crisis-diplomatica-con-israel-la-historia-de-como-el-m-19-atento-dos-veces-contra-embajada-de-ese-pais-cuando-petro-militaba-en-esas-filas/202345/[]
  37. https://www.haaretz.com/2013-06-16/ty-article/.premium/proud-to-be-the-israel-of-latin-america/0000017f-f7a0-d318-afff-f7e337760000[]
  38. https://www.timesofisrael.com/hezbollah-planned-to-murder-israeli-in-colombia-to-avenge-soleimani-report/ ; https://www.gov.il/en/pages/president-herzog-meets-with-colombian-president-ivan-duque-marquez-8-november-2021[]
  39. https://londonminingnetwork.org/2024/06/glencore-showing-improvement-in-self-presentation/[]
  40. https://realmedia.press/resisting-glencore/[]
  41. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/0377919X.2025.2457884[]
  42. https://www.instagram.com/p/C7hrbOwIpRu/[]
  43. https://www.presidencia.gov.co/prensa/Paginas/Palabras-del-presidente-Gustavo-Petro-Urrego-en-la-Primera-Cumbre-de-Financiamiento-para-las-Transiciones-250724.aspx[][]
  44. https://www.instagram.com/reel/DMdwacjo0xe/[]
  45. https://bdsmovement.net/news/Colombia-Drummond-Continues-To-Fuel-Israels-Genocide[]
  46. https://www.business-humanrights.org/en/latest-news/colombian-president-gustavo-petro-orders-navy-to-block-coal-shipments-to-israel-alleging-that-shipments-have-continued-despite-ban-including-due-to-corporate-pressure/[]
  47. https://www.middleeastmonitor.com/20250725-not-a-single-ton-colombian-president-orders-navy-to-ban-coal-shipments-to-israel/[]
  48. https://www.mincit.gov.co/getattachment/7f172db2-0189-4fb6-9af7-eecdf9a4d909/Decreto-0949-del-28-de-agosto-de-2025.aspx[]
  49. https://latinamericareports.com/first-poll-in-months-sheds-light-on-contentious-2026-colombian-elections/12839/[]
  50. https://jacobin.com/2025/04/colombia-petro-election-pacto-historico[]
  51. https://www.youtube.com/watch?v=L1Xyi4l_3Z8[]
  52. https://www.infobae.com/colombia/2025/11/26/abelardo-de-la-espriella-afirma-en-mi-gobierno-instalare-la-embajada-en-jerusalen/[]
  53. https://latinamericareports.com/colombia-expels-israeli-diplomats-ends-trade-agreement-following-flotilla-detentions/12501/[]
  54. https://www.infobae.com/colombia/2025/09/04/radicaron-una-demanda-ante-el-consejo-de-estado-para-tumbar-el-decreto-que-prohibe-la-exportacion-de-carbon-a-israel/[]
  55. https://www.middleeasteye.net/news/brazilian-oil-trade-unions-urge-government-impose-oil-embargo-israel[]
  56. https://www.esquerdadiario.com.br/Como-o-petroleo-brasileiro-vira-combustivel-na-Italia-pra-abastecer-Israel-e-o-genocidio[]
  57. https://oilchange.org/news/countries-fueling-gaza-genocide/[]
  58. https://mg.co.za/the-green-guardian/2024-11-20-sa-accused-of-double-standards-for-selling-coal-to-israel-while-condemning-genocide-in-gaza/[]
  59. https://africa.businessinsider.com/local/markets/south-african-unions-demand-action-after-un-report-accuses-israel-of-genocide-in-gaza/ccbflsh[]
  60. https://passblue.com/2025/04/21/coal-from-south-africa-keeps-flowing-to-israel-despite-the-icj-genocide-case/[]
  61. https://www.un.org/unispal/document/a-hrc-59-23-from-economy-of-occupation-to-economy-of-genocide-report-special-rapporteur-francesca-albanese-palestine-2025/[]