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Avant, je me réveillais avec les rayons du soleil qui brillaient à travers la fenêtre. Maintenant, c’est la frappe d’un missile deux rues plus loin qui me réveille. Il n’y a plus de matin désormais – plus de travail, plus d’école, plus d’heure pour les repas. Il n’y a que l’instant suivant et la peur de ne pas y survivre.

Même le ciel de Gaza a changé. Le soleil se lève, mais il n’apporte aucune chaleur. La nuit arrive, mais elle n’offre aucun repos.

Ce que nous appelions sommeil n’est plus du sommeil. C’est de la fatigue avec un seul œil ouvert. Nous faisons nos valises. Nous gardons nos enfants entièrement habillés. Chaque bourdonnement au-dessus de nos têtes suspend nos respirations. Lorsque le calme demeure pendant plus de dix minutes, nous nous détendons un peu.

La quatrième nuit après octobre 2023, le ciel s’est illuminé. Une ceinture de feu a balayé notre rue. J’étais allongé sur le sol à côté de mon frère. Nous avons entendu des cris perçants. Puis plus rien. Puis de la poussière et des hurlements. J’ai vu la poitrine de mon cousin s’ouvrir. Dans sa chute, son corps a fait un bruit indescriptible. Mon frère et moi avons rampé sous les éclats de verre. La moitié du bâtiment d’en face avait disparu. Nous n’avons pas eu le temps d’enterrer mon cousin comme il se doit. Pas de tissu. Pas de lumière. Pour la première fois, je me suis interrogé sur l’équité de la survie. Quelque chose s’est figé en moi, puis s’est brisé. Je n’ai pas pleuré. Je suis resté brisé. Après tout, la guerre n’avait pas cessé. Me reconstruire ne signifierait que me préparer à être à nouveau brisé.

Dans un abri, un enfant pleurait son père, mort le matin même. Sa mère, silencieuse et impassible, le tenait entre ses bras, raides comme de la pierre. « Maman, pourquoi tu ne pleures pas ? » demanda l’enfant. La mère s’effondra. J’aurais préféré ne rien voir, ne pas voir son visage se décomposer ainsi.

Autrefois, j’étudiais à la lumière d’une lampe. Je lisais des livres. Je rêvais de la vie. Aujourd’hui, la lueur de mon téléphone me fait sursauter. Une bougie est une cible. Une allumette, une trahison. Les drones sont en quête de lumière. Je me souviens de la nuit où la lampe torche d’un voisin lui a coûté sa maison. L’avion a décrit un cercle. Puis la lumière est apparue. Puis la destruction.

Nous couvrons nos fenêtres. Nous ne parlons plus qu’en murmures. J’apprends par cœur chacun des recoins de notre appartement détruit. Le nombre de pas entre le couloir et l’évier. Le motif des fissures sur le sol. L’odeur de brûlé au loin.

Les enfants jouent à des jeux de silence. Je prends la main de ma mère pour m’assurer qu’elle existe. Nous ne posons plus de questions. Les réponses sont implacables : aucun lieu n’est sûr, aucun être n’est indemne.

En décembre 2023, nous nous étions réfugiés dans une zone industrielle. Les chars tournaient autour. Aucune issue. Aucun futur. Mon père m’a dit : « Maintenant, cours. » J’ai vu la poussière sous les chenilles des chars. J’ai senti leur odeur d’acier. Je ne sais pas comment nous avons réussi, mais ce moment ne me laisse rien d’autre qu’un fait – nous avons survécu – et un sentiment – la culpabilité que d’autres n’aient pas eu cette chance.

J’ai peur de la lumière. J’ai peur de l’obscurité. J’ai peur du silence. Je crains le bruit. Quand les explosions s’arrêtent, la peur grandit encore. Le silence n’est qu’un prélude. Chaque seconde est comme une attente. Qu’attendons-nous ? Nous ne le savons pas.

Au bord du précipice qui précède chaque instant, deux voix me parlent. L’une dit : « Tu as survécu. » L’autre : « Cela va recommencer. »

Une part de moi veut croire au lendemain. Une autre se prépare à une nouvelle nuit.

Avant, je concevais le temps comme un calendrier, un projet, un objectif. Aujourd’hui, le temps n’est plus que quelque chose que l’on endure.

Parfois, je ferme les yeux et j’imagine un lever de soleil qui m’évoquerait le café plutôt que la peur. Je rêve d’ouvrir une fenêtre sans y penser pour sentir la brise, de lire un livre sans le bruit des drones au-dessus de ma tête. Je rêve des nuits à Gaza telles qu’elles étaient autrefois : des amoureux qui marchent le long des rues éclairées par la lune, des enfants qui jouent. Mais je ne crois pas à ces rêves.

Je me demande qui je serai si tout cela s’arrête. Est-ce que je pourrai un jour m’asseoir près d’une lampe sans frémir ? Les enfants de mes enfants pourront-ils un jour faire confiance à la lumière ? Il n’y a pas de métaphores à Gaza. Il n’y a plus que ce qui a disparu et ce qui demeure : cette vie entre les ombres et un souvenir, celui d’une autre lumière.

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