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Deux traits majeurs caractérisent l’époque que nous vivons : l’accroissement des inégalités et le dérèglement de la planète. Des richesses générées en 2017 dans le monde, 82 % ont profité aux 1 % les plus riches, alors que les 3,7 milliards de personnes qui forment la moitié la plus pauvre de la planète n’en ont rien vu3. 9 personnes détiennent plus de richesse que cette moitié la plus pauvre de l’humanité. Et la France suit ce mouvement mondial de contre-révolution des riches, avec une multiplication par 12 en 20 ans de la fortune totale des plus grandes richesses françaises alors que le nombre de personnes pauvres a augmenté de 1,2 million.

L’autre marqueur de notre temps, c’est l’ampleur des dégâts causés au climat (jamais aussi chaud depuis 125.000 ans) et aux fonctionnements terrestres par ce modèle de développement qui ne profite plus qu’à une minorité. Nous qui croyons simplement vivre une « crise écologique » sommes à présent face à un déraillement géologique : nous avons quitté l’Holocène pour entrer dans un nouvel état de la planète4. Ces dérèglements planétaires rendent la Terre moins habitable, mettent annuellement sur les routes des millions de migrants climatiques (l’ONU en prévoit 250 millions par an à l’horizon 2050 sur la tendance actuelle des émissions de gaz à effet de serre). En durcissant la géopolitique mondiale, en fournissant le prétexte au renforcement des réflexes égoïstes, des logiques sécuritaires et des appareils militaires, le dérèglement du système terre menace les perspectives d’un monde pacifique, juste et solidaire. Il ne s’agit donc plus d’un problème « environnemental » sectoriel, mais d’une menace pour la démocratie et pour la valeur de la vie humaine au XXIe siècle.

Bref, plus encore que le capitalisme fordiste ou l’industrialisme soviétique d’antan, le modèle de modernisation actuellement imprimé à la terre par la mondialisation financiarisée nous mène dans un mur écologique et un désastre humain. Plutôt que de remettre en question ce modèle, ses oligarques se raidissent : Trump nie le changement climatique, des PDG comme Elon Musk se construisent des îles réservées ou visent la colonisation de mars, Poutine et la Chine forent l’Arctique… et Emmanuel Macron envoie 2500 militaires expulser la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.

Le moment présent est donc celui de la radicalisation d’une guerre des mondes. Subversion – après que le capitalisme industriel et sa technoscience ait entrepris de transformer la Terre en une «deuxième nature » techno-naturelle, ordonnée, quantifiable et lucrative – d’une « troisième nature » qui déjoue le contrôle de la deuxième, surgit et la déborde. Violence d’un climat déréglé contre des victimes chaque année plus nombreuses. Violence d’une élite qui ne veut plus partager le même monde que la plèbe terrestre. Violence du « développement » ou de l’« aménagement » des territoires qui détruit le vivre ensemble et concourt au détournement géologique de la Terre. Si dans les années 1990 des penseuses et penseurs imaginaient un « contrat naturel » ou une cosmopolitique de la nature pacifiant humains et non-humains, la radicalisation des dérèglements écologiques et climatiques, comme des fractures sociales et géopolitiques, les a aujourd’hui éloigné de ces visées iréniques. D’une part la dimension environnementale et territoriale des fractures et dominations sociales n’est plus escamotable, rendant illusoire la construction d’une « humanité » unifiée sommée de se réconcilier avec « la nature ». D’autre part, (l’invocation de) la nature divise. Elle-même traversée de tensions gigantesques, la – première ou troisième – nature ne saurait être posée comme une norme du stable ou du « normal », faisant de la science moderne une vérité extérieure au politique. De ce fait, les clivages sociaux et les conflits politiques apparaissent pour ce qu’ils sont (depuis au moins la colonisation occidentale et capitaliste du monde) : des conflits ontologiques5.

Avec Bruno Latour, on peut considérer que cette guerre des mondes oppose les « modernisateurs » et les « peuples des terrestres » (ou terriens)6. Les modernisateurs sont ceux qui, se concevant comme séparés de la « nature », entendent poursuivre le processus de modernisation et de mondialisation. Les terrestres sont ceux qui assument une appartenance à la Terre dans la diversité des mondes vécus par ses différents êtres.

Regardons cette opposition depuis Notre-Dame-des-Landes. La résistance a fini par y contraindre les modernisateurs à renoncer à la construction d’un nouvel aéroport. Mais ils ne renoncent pas pour autant à la « mise en valeur » de cette zone : ils travaillent en effet aujourd’hui à faire déguerpir les habitants « non productifs » (ceux-là mêmes qui ont le plus œuvré à protéger la zone d’un aéro-bétonnage), et à réinstaller les gros agriculteurs productivistes soutenus par la Chambre d’Agriculture et la FNSEA, qui après avoir vendu leurs terres pour l’aéroport souhaitent à présent les récupérer pour agrandir et intensifier leur exploitation. Or la singularité du territoire de l’actuelle ZAD, et des gestes qui l’habitent, tient à la suspension des activités à caractère productiviste qui, partout ailleurs, gouvernent notre rapport à la terre7 : avec le blocage depuis plus de 40 ans des remembrements, laissant ici un bocage qui ailleurs a disparu, puis avec l’arrivée de nouveaux occupants « ZADistes » pratiquant des agricultures plus collectives et écologiques, et avec le travail d’enquête populaire des Naturalistes en lutte qui a fait de la ZAD la biodiversité la mieux documentée de France8. 1500 hectares ont ainsi été soustraits à l’arasement des haies et des talus au comblement des mares, au drainage des zones humides. C’est cette suspension des logiques productivistes (d’un agro-capitalisme appuyé par un État modernisateur), qui a permis à toute une faune et flore de ne pas disparaître, à toute une série d’attentions et d’alliance entre humains et autres qu’humains de se perpétuer ou renaître.

En annulant le projet d’aéroport, le gouvernement et son ministre de l’écologie ont bien pris soin de n’annoncer aucune mesure de préservation du bocage et de la biodiversité du lieu une fois levé son statut protecteur de « Zone d’Aménagement Différé ». C’est qu’à Notre-Dame-des-Landes comme ailleurs, les modernisateurs sont ceux qui croient savoir que la Terre leur appartient et qui entreprennent de la coloniser en une « deuxième nature ». Et les terrestres apprennent à être de cette nature qui se défend, cette « troisième nature » selon le mot de l’anthropologue Anna Tsing9, celle qui résiste, ignore, subvertit et déjoue les plans de la deuxième nature des modernisateurs10.

La ligne de front n’est donc pas l’ancien clivage nature/société, mais entre différentes compositions du monde. Les modernisateurs sont un assemblage d’humains, mais aussi d’objets techniques conçus pour mobiliser/standardiser/approprier/exploiter d’autres êtres, et en troisième lieu d’êtres vivants non humains élaborés selon un script similaire (par exemple des OGM brevetés).

Quant aux terrestres, ce ne sont pas seulement les forces et êtres non-humains récalcitrants de la troisième nature. Ce sont aussi d’innombrables collectifs humains et leurs créations low-tech, désertant le mythe moderne de l’arrachement pour expérimenter la relation : collectifs indigènes refuznik du « développement », collectifs alternatifs et décroissants, ou habitants de territoires en résistance.

Ce que j’ai donc appris à la jonction de mes lectures et de la ZAD, c’est que face aux modernisateurs qui pressurent toujours plus violemment les êtres et la Terre, les terrestres paraissent acculés à la légitime défense de leurs territoires en lutte devenus zones sacrifiées, colonisées, contaminées. S’ils entendent atterrir, « revenir sur l’idée de progrès, rétrogresser » (Latour) et être de cette (troisième) « nature qui se défend », s’ils entendent fragmenter l’Uni-monde conçu pour l’ « intérêt général » des puissants (Escobar), les terrestres ne sont pas les défenseurs réactionnaires des terroirs, des patries et des dogmes naturalisants d’antan : les luttes indigènes et afro-descendantes au Sud, comme les alternatives et mouvements anti-productivistes et autonomes au Nord, expérimentent des formes avancées d’émancipation et d’autogestion démocratique11.

Devenir terrestre exige de laisser sous le sol, dans la lithosphère, l’essentiel des ressources fossiles et minérales pour et par lesquelles on met à sac la planète, de s’émanciper des illusions d’échappatoires extra-terrestres, et même de cesser de penser prioritairement les enjeux écologiques depuis un savoir d’en haut (celui des chiffres, des institutions de gouvernement et des satellites). Car entre la lithosphère et la stratosphère, il y a cette fine couche de vie, cette écologie éclairée des attentions et solidarités à tout ce qui fait lien, monde et territoire. À la Zad de Notre-Dame-des-Landes cette fine et fragile trame de vie est si attachante que plus d’un pied s’y est ancré, si féconde que plus d’un rêve s’y est coloré.

 


1 On trouvera cette petite intervention ici.

2 Bidouillages dénoncés peu après par un rapport du Comité d’experts mandatés par le gouvernement.

3 Rapport Oxfam, janv. 2018.

4 C. Bonneuil et J-B. Fressoz, L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous (Points Seuil, 2016)

5 Arturo Escobar. Sentir-Penser avec la terre. L’écologie au-delà de l’Occident (Seuil, 2018).

6 Bruno Latour, Face à Gaïa Huit conférences sur le nouveau régime climatique (La découverte, 2015). Voir aussi son Où atterrir (La découverte, 2017). Partant des luttes autochtones et afro-descendantes au Sud, l’anthropologue Arturo Escobar y voit l’affrontement d’un bloc développementiste au nouvel archipel des luttes territoriales.

7 Sophie Gosselin et David gé Bartoli, « La condition terrestre en luttes: Zads, écolos, paysans, autonomes, migrants, indigènes », sur Mediapart. Voir aussi une version plus développée sur ce site

9 Anna L. Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme (La Découverte, 2017).

10 Sur les lignes de fractures présentes, voir notamment deux ouvrages récents d’auteurs engagés dans les luttes : Jean-Baptiste Vidalou, être forêts. Habiter des territoires en lutte (La découverte, 2017), et Josep Rafanell i Orra, Fragmenter le monde (éd. Divergences, 2017)

11 Arturo Escobar. Sentir-Penser avec la terre. L’écologie au-delà de l’Occident (Seuil, 2018).