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À propos de Josep Rafanell i Orra, Fragmenter le monde. Contribution à la commune en cours (préface de Moses Dobruška), Paris, Divergences, 2017.

Avec Fragmenter le monde, Josep Rafanell nous offre un petit livre vibrant de puissance sensible, inspiré et fort inspirant. Fondé sur l’ample expérience de son auteur, notamment comme thérapeute ou en tant qu’animateur d’enquêtes et de séminaires collectifs, ce livre contient l’ébauche d’un Plan, le nôtre, face à celui du Capital. Un Plan qui, certes, demande à être précisé et déployé dans la multiplicité des analyses et des pratiques auxquelles il invite ; mais, en la matière, s’entendre sur la manière de concevoir un tel Plan est déjà une bonne partie du chemin et l’ouvrage, en écho avec d’autres, apporte à cet égard de précieuses suggestions.

Je commencerai par présenter, trop succinctement et au risque d’en perdre la force de pensée, les principaux apports du livre, avant d’amorcer la discussion autour de la notion même de fragmentation, revendiquée par le titre de l’ouvrage.

Le parti de la multiplicité

Le geste que le titre du livre affirme avec vigueur consiste à assumer le caractère positif du fragment. Il s’agit ainsi de récuser une logique de totalisation et de congédier toute nostalgie de l’Un. Ce qui est visé ici c’est une pensée de l’Un, inscrite dans la longue durée de l’histoire occidentale, qui appréhende ses objets à partir d’un principe unique. Elle sous-tend notamment toute la politique classique, celle qui s’incarne dans l’État moderne et dans la forme-Parti qui lui est associée : de fait, cette politique-là repose sur une conception de l’unité dont la mise en œuvre concrète implique une quête de l’hégémonie et/ou homogénéisation. Cette logique de l’Un, c’est aussi celle de l’universalisme de la modernité qui élabore une conception abstraite de l’homme (au demeurant dissocié de la nature), pour mieux imposer ce qui n’est en réalité qu’un universalisme particulier, européen, lié à la généralisation planétaire de la domination occidentale1. Le problème est ici que les politiques de l’émancipation, qui se sont affirmées de façon dominante depuis plus d’un siècle, ont établi leur relation antagoniste au capital sur les bases mêmes de celui-ci, en assumant cette logique de l’Un, incarnée dans l’État, dans l’universalisme européen, mais aussi dans l’identification d’un sujet révolutionnaire unifié comme classe (au prix de l’esquive d’autres clivages, tels ceux du genre et de la domination coloniale) et pensé comme « masse » conduite par une avant-garde éclairée. C’est cette configuration qu’il s’agit de défaire, ou plutôt dont il s’agit d’acter la déroute.

Il convient alors, comme y invite Josep Rafanell, de prendre « le parti de la multiplicité ». La multiplicité dont il est question ici procède du déploiement de « manières singulières d’habiter des lieux » eux-mêmes singuliers (tant qu’ils n’ont pas été entièrement saccagés ou banalisés par la normalisation économique). Ce sont aussi des « manières différentes de faire communauté », ce dont résulte une prolifération de « milieux fragmentaires ». Le parti de la multiplicité est celui qui entend reconfigurer la politique – c’est-à-dire la lutte pour nous soustraire à la tyrannie de l’Économie – à partir de l’affirmation de la multiplicité des formes de vie.

Laissons Josep Rafanell le dire à sa manière : « Fragmenter le monde n’est rien d’autre que retrouver des formes de vie par lesquelles être au monde c’est le façonner, faire un monde. Le monde où nous habitons. Inversons la formule : retrouver des formes de vie c’est fragmenter le monde de la totalité qui en dénie la possibilité dans la forme universelle du monde-marchandise. Nous pouvons redevenir des terriens, des habitants de cette Terre, pris dans les rets de notre incommensurable cohabitation avec d’autres êtres. Vivre c’est un enchevêtrement, à chaque fois singulier, de gestes éthopoïétiques. Singulariser les communautés des êtres du vivant que nous sommes, ce n’est rien d’autre que pluraliser le monde. Et le rendre ainsi ingouvernable. Contre l’utopie capitaliste de l’administration du désastre dans le monde unifié de la marchandise, faire émerger des lieux : fragmenter le monde pour retrouver les voies multiples d’une politique inséparable de sa localisation. Il ne s’agit pas d’apprendre à vivre dans les ruines, raffinement épistémologique d’un constructivisme de mauvais aloi, mais de ruiner le projet d’unification du monde » (p. 37).

Ne pas oublier l’antagonisme, visualiser la ligne de front politique

Mais Josep Rafanell ne se contente pas de l’affirmation de la multiplicité ; il s’emploie aussi à déjouer les risques d’une vision seulement soucieuse de la prolifération de toutes les différences possibles. C’est pourquoi il récuse fermement une politique de composition des différences qui oublierait de « se manifester contre la composition des institutions capitalistes » (p. 62). Car « le compositionnisme sans la diffraction antagoniste des différences devient le nouveau visage de l’administration policière d’une écologie des milieux. Une ingénierie de la multiplicité où toutes les différences sont également intéressantes, puisqu’elles ont lieu, puisqu’elles tissent des mondes situés entre des acteurs et leurs réseaux : un laboratoire pharmaceutique, une centrale nucléaire, le Tribunal Constitutionnel, la COP21… et pourquoi pas Frontex.»2. Bien dans l’air du temps, la posture « compositionniste » entend faire place, par principe, à toutes les différences, mais elle omet de s’inquiéter des antagonismes fondamentaux à l’œuvre dans le monde d’aujourd’hui. En outre, elle récuse toute nomination des logiques du monde de l’Économie, au prétexte qu’il est impossible de subsumer sa complexité et la diversité de ses manifestations dans une conceptualisation unifiée (comme si une conceptualisation digne de ce nom n’avait pas pour objet de permettre de saisir un tant soit peu la diversité produite par son objet). Josep Rafanell écarte ce scrupule compassé et ne se prive pas de donner son nom à l’ennemi – capitalisme – moyennant quelques précisions sur ce qu’il faut entendre par là (il est à la fois la prédation en quête de profits et un pouvoir appliquant un plan et servi par d’efficaces militants). Il célèbre même le fait que la « mauvaise habitude (…) de nommer l’ennemi [soit] de retour » (p. 47).

Il n’hésite pas à affirmer que la classe des capitalistes existe toujours (même si certains ne manqueront pas de faire valoir que ses limites sont indécises et que la propriété du capital s’est en partie diluée dans les fonds de pension). De l’autre côté de l’antagonisme, la question est plus délicate, mais Josep Rafanell situe résolument, face à la classe du capital, une « anti-classe » ou « classe de la multiplicité »3. Et cet oxymore lui sert à affirmer ceci : « le ‘deux’ de la division politique c’est le n-1 de la pluralité des formes de vie contre le Un de l’ennemi ». Il y a là une manière on ne peut plus pertinente de faire jouer une modalité spécifique d’articulation de l’Un, de la dualité et de la multiplicité : dès lors qu’elle doit s’affronter au monde de l’Un qui en dénie la possibilité, l’affirmation de la multiplicité des mondes doit se combiner nécessairement à la binarité du combat politique.

Entre ce Un-là et ce multiple-là, se joue une lutte à mort. Et c’est ce qui conduit Josep Rafanell à revendiquer la politique, contre toute forme de naturalisation de l’ordre social. Du politique, entendu non comme substance ou sphère séparée mais comme dimension ou qualité de l’affrontement. Il y a du politique parce que nous luttons contre un ennemi et que, pour cela, il nous faut tisser des liens entre « amis de la politique antagonique ».

Un autre aspect important du chapitre 2 (« Construire l’ennemi ») tient à la critique de la notion d’identité. S’appuyant sur l’opposition entre appartenance et identité chez Isabelle Stengers, Josep Rafanell se réfère aussi au concept de désidentification, proposé par Jacques Rancière4. Il en montre les limites et souligne qu’il faut plutôt penser l’affirmation des formes de vie qui font exister la communauté, car c’est l’ensemble des interactions entre des êtres hétérogènes, humains et non-humains, qui singularise les formes de vie de la communauté, entendue dans sa dimension cosmopolitique. « Il faut oser altérer l’humanité du militant politique ».

Une politique située : autonomie, enquête, commune

La politique que convoque Josep Rafanell est une politique située. Les conflits qui s’y déploient sont engagés dans la partialité d’une pluralité de mondes. Mieux, « c’est en affirmant des modes d’existence de l’expérience que la politique réinstaure la division » (p. 51). La politique située est donc une manière d’engager l’antagonisme à partir des créations collectives singulières, à partir de l’affirmation des formes de vie. Le fait qu’un devenir politique commun puisse se nouer entre elles n’est pas donné d’avance et Josep Rafanell fait observer qu’avoir le même ennemi ne crée pas ipso facto une communauté. Toutefois, « les associations à partir de la différence » sont souhaitables et peuvent se construire à travers les rencontres et moyennant un effort de traduction entre les mondes. Elles permettent d’intensifier chaque expérience, en amplifiant un mode d’existence relationnel qui « fait monde avec d’autres mondes contre le monde qui en dénie la possibilité » (p. 53).

C’est à partir de cette affirmation de « mondes singuliers » – intrinsèquement politique en ce qu’elle implique un rapport antagoniste avec le Monde-Un – qu’il est possible d’engager « une nouvelle entente de l’autonomie politique ». Je ne peux ici que faire mienne une démarche qui s’emploie à comprendre l’autonomie comme politique de la multiplicité, partant de l’hétérogénéité des lieux et des formes de vie. Plus précisément, je veux dire que ma propre tentative pour entendre ce qu’autonomie veut dire dans l’expérience zapatiste s’est grandement enrichie de réflexions comme celles que Josep Rafanell avance dans cet ouvrage5.

Je relève surtout son insistance sur la dimension hétéronome de l’autonomie : « il n’y a pas, il n’y a jamais eu d’autodétermination ; il n’y a que des formes hétéro-déterminées d’existence » (p. 86). Il est bien clair que l’autonomie politique dont il est ici question suppose de récuser l’autonomie de l’individu moderne, auto-fondé et a-relationnel. C’est à un mode d’existence relationnel que Josep Rafanell réfère l’expérience de l’autonomie (et on pourrait ajouter que la conception même de la personne qui lui convient ne peut qu’être relationnelle). Je proposerais cependant une infime nuance lexicale en qualifiant ceci de dimension hétérotrophe de l’autonomie (afin de distinguer l’autonomie même – le fait que nos formes de vie ne nous soient pas imposées par d’autres – de tout ce par quoi l’autodétermination se nourrit des interactions avec d’autres que nous). Mais quelle que soit l’option lexicale retenue, l’important est de souligner que « si notre parti est celui de la multiplicité des formes de vie, seules des associations pourront répondre à la partialité de l’autonomie » (p. 88). L’autonomie ne vise évidemment pas à s’enfermer dans une expérience close et figée ; elle implique de multiplier les passages et tout ce que Josep Rafanell appelle les transversales de l’autonomie : « la part hétéronome de l’autonomie collective, ce sont les rencontres qui restent à faire ».

Permettre des rencontres entre les mondes, engager le travail de traduction que cela suppose, tel est précisément ce à quoi entend œuvrer la politique de l’enquête qu’explore Josep Rafanell6. C’est là une manière d’ouvrir la question qui découle du parti pris de la multiplicité. Comment mettre en relation des mondes hétérogènes ? Comment « trouver les langues de la traduction à partir d’univers de références hétérogènes » ? Comment rendre partageables des expériences situées ? Certainement pas sur la base d’une universalité postulée, ni par la recherche de l’exemplarité. Assumant l’hétérogénéité de chaque cas particulier, la politique de l’enquête se donne pour arme le récit des singularités, pour raconter chaque monde, ainsi que les rencontres possibles, ou impossibles, entre ces mondes multiples. Enquêter porte donc sur des situations spécifiques et suppose d’abord de prendre soin de celles-ci, tout comme cela suppose de prendre soin des relations qui permettent d’habiter une situation commune et de construire les conditions de son partage.

Enfin, l’épilogue entend apporter une « contribution à la commune en cours ». Ce à quoi peut donner lieu l’affirmation des formes de vie, dans une perspective susceptible de destituer le pouvoir qui s’emploie à les rendre impossibles, on peut le nommer communes ou « expériences communales ». Encore faut-il préciser qu’il ne s’agit pas d’invoquer un « commun déjà là », mais de contribuer aux « communautés à faire ». « Il n’y a pas de monde commun, mais seulement des formes de communisation », précise Josep Rafanell. Le commun ne préexiste jamais aux processus de communisation, sans cesse à reprendre ; la commune, comme l’autonomie, met à l’épreuve la formation d’un commun toujours provisoire. « Le commun du communisme ne précèdera jamais ce qui en vérifie la possibilité » (p. 89).

L’ennemi, entre Un et multiple

J’en viens maintenant à quelques éléments de discussion. Tout en partageant entièrement le parti pris de la multiplicité, le refus des logiques de l’identité et la compréhension de l’autonomie comme politique située, on peut se demander s’il n’y a pas quelques risques à tout miser sur la fragmentation. Au demeurant, qu’entend-on exactement par là7 ? Et, d’abord, où se situe exactement notre ennemi, entre logique de l’Un et multiplicité ?

Sur ce dernier point, le chapitre 1 trace un clivage qui rend les choses (un peu trop?) aisées, en dessinant trois figures de l’ennemi. Toutes se situent du côté de l’Un, de sorte que l’antagonisme avec le parti de la multiplicité s’affiche en toute clarté. La première n’est pas la plus attendue mais n’en est pas moins pertinente : il s’agit du récit dominant de l’Anthropocène qui, s’il rompt avec certains présupposés de la modernité (la dissociation Homme/Nature), produit une perception indifférenciée de « l’espèce humaine », propulsée au rang d’Acteur central de la nouvelle période géologique qui porte son nom. S’installe ainsi un nouveau récit de totalisation du monde, avec Gaïa « dans le rôle principal du monothéisme gestionnaire ». Bien entendu, Josep Rafanell n’ignore pas les lectures critiques de l’événement anthropocène ou de l’intrusion de Gaïa8, mais il a raison de viser ces nouvelles figures d’une unification dépolitisée de la Terre, bien à même de transformer le désastre écologique en terrain d’expansion d’une gouvernementalité plus que jamais appuyée sur les techno-sciences.

La seconde figure est celle de la Métropole comme milieu tentaculaire qui s’étend partout, en annulant la différenciation entre villes et campagnes et en combinant dynamique des flux et fixités policières. Notons au passage que, dans la métropole, le milieu c’est « le réseau global », de sorte qu’« être autonome c’est être connecté » (p. 41).

La troisième, la plus totalisante, est l’Économie capitaliste elle-même. L’utopie néolibérale se pense comme une conquête sans reste du monde, unifié par les flux globaux du capital, non sans s’employer à installer la fatalité selon laquelle il n’y aurait nul autre monde possible. Plus profondément, l’Économie fonctionne comme « un régime général d’équivalence » dont le fonctionnement repose sur la quantification abstraite et homogénéisatrice de la valeur (quelle que soit la conception qu’on puisse se faire de celle-ci). Au total, l’ennemi soumet tout à l’Un : il détruit la spécificité des lieux, l’hétérogénéité des milieux, la singularité des formes de vie. Nous les défendons et voulons qu’elles puissent s’épanouir, ce qui impose de lutter contre la logique de l’Un. Ce monde qu’il nous faut fragmenter, c’est celui de la marchandisation du monde, c’est le Monde-Un de l’Économie. Et le fragmenter, c’est faire en sorte qu’il soit détruit.

Mais l’ennemi est-il tout entier totalisant ou aussi, par lui-même, fragmenté et fragmentant ? Le doute s’immisce dans l’épilogue où Josep Rafanell fait valoir que « les politiques moléculaires ont déjà largement été absorbées par les gouvernements » et prend soin de se démarquer « du merveilleux monde du multiple, multiple mais sans divisions », prôné par « les experts de l’expertise ». Notons aussi que, pour rendre compte des évolutions du capitalisme néolibéral, le sous-commandant Marcos a forgé un utile oxymore en parlant de « globalisation fragmentée » : « l’homogénéité est très loin d’être la caractéristique de ce changement de siècle et de millénaire. Le monde est un archipel, un puzzle dont chaque pièce se transforme en un autre puzzle et la seule chose qui soit réellement globalisée c’est la prolifération de l’hétérogène » (en référence notamment à l’accentuation des inégalités et des formes de dualisation sociale, à la division de nombreux États, à l’affirmation des passions identitaires, nationalistes, ethniques ou autres, à la multiplication des murs de toutes sortes face à l’amplification des migrations)9.

Quant à l’amical préfacier du livre, il propose une description du monde actuel inspirée du principe d’anarchie de Reiner Schürmann. Pour lui, il n’y a plus aucun principe hégémonique dans ce qui advient, hormis le fait qu’il n’y en ait plus. Chaque phénomène parle sa propre langue. Il va même jusqu’à affirmer que ceux qui cherchent un principe d’unification ne perçoivent plus rien. Autrement dit, le monde de l’Un se désagrège ; il est déjà en fragments. S’il en est bien ainsi, une autre configuration se dessine alors : elle consiste moins à opposer la multiplicité à l’Un qu’à comprendre comment nous approprier – d’une autre façon – la fragmentation créée par le monde de l’Un.

J’ajoute une difficulté supplémentaire. La fragmentation est, depuis les années 1980, l’étendard de la postmodernité, dans sa guerre contre la totalité (marxisante) et la métaphore de l’archipel en est l’une des figures par excellence10. Or, si cette pensée a pu comporter initialement un certain potentiel critique (relativement aux mythes fondateurs de la modernité), elle s’est convertie en un ensemble de représentations qui accompagnent à merveille la reconfiguration néolibérale du capitalisme, par un délétère mélange de relativisme épistémologique, d’atomisation des perspectives et des luttes, de dépolitisation et de résignation – l’ensemble concourant notoirement à la catastrophe ambiante.

Communiser dans l’hétérogène

Deux questions semblent ainsi ouvertes, au sujet desquelles j’avancerai quelques remarques sommaires, dans l’espace restreint de cette recension. La première concerne l’ennemi. Où passe en lui la ligne de crête entre les deux versants de l’oxymore, entre ce qui produit de l’Un et ce qui tend à la fragmentation ? Et de quelles logiques, s’il y en a, relève l’articulation de ces deux versants ? On peut d’abord observer que l’unification promue par l’Économie semble pouvoir se combiner aisément avec l’affirmation des différences dans les registres culturel, religieux ou ethnique. C’est une bonne part de ce que recouvre l’expression de « globalisation fragmentée ». On peut se demander si la relation entre ces deux versants est d’opposition ou de connivence. D’un côté, les mobilisations d’identités nationales, ethniques ou religieuses semblent constituer autant de formations réactives d’une antimondialisation identitariste. De l’autre, elles apparaissent éminemment fonctionnelles. Comme le souligne la préface, cette compréhension pernicieuse de la fragmentation qu’on résume habituellement par la notion de « politique de l’identité » constitue l’une des meilleures garanties du maintien de l’ordre impérial, tant elle contribue à la segmentation des perceptions et des luttes, y compris entre hommes et femmes, blancs et non-blancs (p. 23).

Une deuxième tension est interne à l’Économie. L’homogénéisation par la valeur n’entraîne pas seulement la standardisation ; elle se combine aussi avec la diversification croissante des gammes de produits, puisqu’il faut bien que le monde étincelant de la consommation fasse tout son possible pour convaincre les individus qu’elle contribue à leur désir d’affirmer leur singularité (et ce, contre toute évidence). De façon plus générale, la place des différences culturelles dans les modèles de développement promus par les organismes internationaux a été depuis longtemps théorisée. On peut ainsi observer, dans un Chili toujours à la pointe du néolibéralisme, un système public de santé faisant place aux pratiques chamaniques, selon des modalités qui impliquent de toute évidence une marchandisation de l’ethno-santé11. Dans cette insolite combinaison, il n’est pas trop difficile de démêler ce qui l’emporte, de la reconnaissance des différences ou de la logique d’homologation.

On observe donc d’un côté des différences faibles, voire factices, mises au service de l’équivalence généralisée de la marchandise. De l’autre, les différences sont plus fortes (on s’entre-tue volontiers pour elles). Elles contribuent à un chaos que le maintien de l’ordre sait mettre à profit tant qu’il n’est pas débordé par lui. Surtout, en masquant les enjeux véritables, elles empêchent la remise en question du monde de l’Économie. On tendrait ainsi à conclure – mais la réflexion doit être poursuivie – que l’ensemble de ces différences concourent in fine à l’affirmation du monde de l’Un. En tout cas, il est certain que ces différences, entendues comme des identités fermées et excluantes, sont étrangères à notre propre conception de la multiplicité, fondée sur la perception d’ensembles ouverts et constitués par les relations.

La deuxième question consiste à se demander s’il convient de récuser entièrement toute modalité de l’un (minuscule, cette fois). Il nous faut fragmenter le Monde-Un de l’ennemi ; mais face à la fragmentation-atomisation qu’il produit, ne convient-il pas de faire émerger du commun ? Assurément, si le commun est à certains égards une modalité de l’un, il l’est tout autrement que l’Un abstraitement affirmé qui concourt à l’occultation des différences concrètes. C’est ainsi qu’a fonctionné l’Universel (européen) : comme une machine à dénier (et à détruire) les différences – et les différent(e)s. Loin du Un-contre-les-différences, il y a peut-être le un (minuscule et partiel) qui s’éprouve dans l’hétérogène. Loin du Un du Monde-Un, il y a peut-être le un d’un commun qui émerge à partir de la multiplicité et peut faire passerelle entre les mondes. C’est ce que me semblent suggérer les zapatistes lorsqu’ils invitent à construire « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes ». C’est leur manière de prendre le parti de la multiplicité et de penser l’autonomie comme la modalité du politique qui convient à ce parti-là. Mais il ne faudrait pas négliger le « un monde » qui donne un tour oxymorique à l’énoncé. Ce « un monde », cela peut être le commun à éprouver dans les rencontres entre les mondes. Mais c’est aussi, au vu du degré de dévastation produit par l’ennemi, la nécessité partagée de prendre soin et de réparer le(s) monde(s), dans la particularité des lieux singuliers mais aussi à l’échelle de la Terre (puisque la question de savoir si les effets du réchauffement climatique peuvent être enrayés à temps pour qu’elle demeure habitable se pose à cette échelle-là). C’est ici  l’ennemi qui nous oblige à ce souci du « un monde » sans lequel il n’y aurait plus aucune multiplicité possible ; mais notre manière de nous en soucier – radicalement opposée au Monde de l’Un – ne saurait en aucun cas être dissociée de l’affirmation de cette multiplicité.

Josep Rafanell appelle avec force à prendre le parti de la multiplicité. Tout en s’y ralliant pleinement, il a semblé utile de faire émerger deux interrogations. D’une part, l’affirmation du fragmentaire n’est peut-être pas sans péril et demande au moins – ce qui n’est pas toujours aisé – à distinguer le fragmentaire que nous revendiquons et celui qui sert l’ennemi. D’autre part, il convient sans doute de ne pas récuser entièrement tout ce qui relève de l’un : certaines manières de nouer l’un et l’hétérogène peuvent nous convenir, voire nous être nécessaires. La bataille se joue peut-être sur deux fronts : il faut fragmenter l’homogène, l’Universel, le Monde de l’Un. Mais il faut aussi lutter contre l’atomisation des identités exclusives, des entités closes et des mondes incommunicables. Il s’agit de récuser tout autant l’universalisme abstrait qui nie les différences et le particularisme identitaire qui les absolutise. Pour sortir de cette alternative mortifère qui submerge le Monde de l’Un, celui de la globalisation fragmentée, affirmer le désir d’un monde où il y ait place pour de nombreux mondes ne manque pas de pertinence.

Notes

  1. Immanuel Wallerstein, L’universalisme européen. De la colonisation au droit d’ingérence, Paris, Démopolis, 2008.[]
  2. La critique vise sans le nommer les thèses de Bruno Latour. On peut prolonger cette salutaire mise en garde par la lecture de « Bruno Latour: le conseiller sans Prince. A propos de “Où atterrir ? », Lundimatin, 148, 7 juin 2018, https://lundi.am/Bruno-Latour-le-conseiller-sans-Prince-Ou-l-homme-qui-avait-peur-de-ne-plus.[]
  3. Je note, sans pouvoir développer, que cette anti-classe de la multiplicité est ce que les zapatistes nomment « humanité » (dans un emploi non humaniste, non moderne et non unanimiste du terme). Une humanité qui n’a de sens qu’à être pensée dans son hétérogénéité, en dehors de toute dissociation d’avec le terrestre non humain, et en tant qu’elle doit s’affirmer dans l’antagonisme d’une guerre contre ce qui tend à la détruire. Je renvoie à mon livre La rébellion zapatiste, Paris, Champs-Flammarion, réédition mise à jour, 2019.[]
  4. Voir aussi Giorgio Agamben, La communauté qui vient, Paris, Seuil, 1990 (qui élabore l’idée d’une communauté inessentielle, sans condition d’appartenance).[]
  5. Je renvoie à mon article, « L’autonomie ou l’art de     s’organiser sans l’État. À propos de l’expérience zapatiste », dans Collectif, Misère de la politique, Paris, Divergences, 2017, p. 121-165.[]
  6. Voir dernièrement Josep Rafanell i Orra (coord.), Itinérances, Paris, Divergences, 2018.[]
  7. La préface apporte de précieuses remarques en soulignant que l’idée de fragmentation est avant tout « une machine de perception » (p. 18). Elle permet de déjouer la perception occidentale qui voit dans chaque personne ou chaque chose une entité close sur elle-même, enfermée dans ses limites apparentes, alors qu’elle est bien plutôt un chaos de forces, un ensemble de flux et d’interactions qui la traversent et la nouent à d’autres temps et à d’autres existants. Assurément décisive, cette approche que l’on peut dire relationnelle (au sens le plus fort du terme), gagne-t-elle à être associée aux autres phénomènes désignés par la notion de fragmentation ?[]
  8. Notamment Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement anthropocène, Paris, Seuil, 2013 ; Armel Campagne, Le capitalocène, Paris, Divergences, 2017 ; Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, Paris, La Découverte, 2009.[]
  9. Nuestro siguiente programa: ¡Oximoron!, avril 2000 (EZLN. Documentos y comunicados, México, Era, 2001, vol. 4, p. 427-444).[]
  10. Par exemple Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979 et Gianni Vattimo, La société transparente, Paris, Desclée de Brouwer, 1990.[]
  11. Guillaume Boccara, « Tous homo œconomicus, tous différents. Les origines idéologiques de l’ethno-capitalisme », Les Amériques indiennes face au néolibéralisme, Actuel Marx, 56, 2014, p. 40-61.[]