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« …we are here, in our rightful place »
chant entendu là-bas et ici, hier et demain

Raconter ce qui nous arrive

Les récits de voyages aiment être accompagnés de photos. Ce qui compte, les voyageurs le savent, se laisse pourtant rarement capturer par les images. Nous n’attendons pas d’elles qu’elles parlent à notre place. Si nous les aimons c’est pour leur étrange pouvoir : réveiller des élans des corps qui, paradoxalement, leur échappent. À la suite des actions organisées en Allemagne par le réseau Ende Gelände en 2019, durant lesquelles ont été mises à l’arrêt une partie des infrastructures d’extraction du charbon et de production d’énergie de Garzweiler (Rhénanie), une proportion importante des clichés qui ont circulé se sont attardés sur la mine de lignite occupée. Spectaculaire éventrement de la terre long de plusieurs kilomètres, la mine est un lieu emblématique de la lutte anti-extractiviste. D’autres images donnent à voir des rails de chemins de fer, eux aussi occupés, ou encore le camp, espace de vie préfiguratif, où nous avons expérimenté d’autres manières de faire monde. Tous ces espaces comptent, chacun-e des 5000 à 6000 activistes compte, les liens que nous avons tissés là-bas, et qui nous attachent encore ici, comptent.

 Sur certaines photos on peut voir de longues colonnes de gens vêtus de combinaisons blanches et harnachés de sacs à dos ; des drapeaux de couleur flottent en tête de cortège. Ils permettent d’identifier les fingers, grandes cohortes indépendantes les unes des autres, qui sont les unités d’organisation de l’action de désobéissance civile portée par Ende Gelände. Les fingers sont composés de groupes affinitaires pouvant aller de 6 à 12 personnes, eux-mêmes formés de binômes. Dans le mode d’action proposé par Ende Gelände, l’unité de base est un agencement au cœur duquel le soin et l’attention sont des visées centrales : chaque personne se doit de s’assurer que quelqu’un-e qu’il / elle a choisi.e va bien, et mérite la réciproque. Les fils qui se tissent au cœur du binôme se prolongent dans les groupes affinitaires et se mêlent à tous ces autres fils qui constituent le liant des fingers. Les photos et les vidéos qui circulent sur internet ne donnent pas à voir les innombrables liens de confiance et de soin enchevêtrés qui ont fait tenir le grand corps de milliers de personnes qui est entré en mouvement du 21 au 23 juin 2019.

Plus ou moins resserrée, la constitution du binôme entraîne une vision arachnéide : plusieurs yeux presque toujours placés les uns à côté des autres, regardant dans des directions souvent similaires, mais ne voyant pas exactement la même chose. Le corps-araignée que nous étions s’est promené, sur des routes bitumées ou sablonneuses, dans un champ, dans une mine, devant un supermarché, dans des gares, dans un squat. Nous avons marché, nous nous sommes assis-e-s, souvent, puis nous sommes reparti-e-s ; nous avons traversé un cours d’eau à la nage, avons tourné en rond, fait demi-tour, couru ; nous sommes tombé-e-s, nous avons perdu et retrouvé confiance ; nous avons souffert du soleil dans un lieu terrifiant, chanté dans des fourgons de police et dansé pieds nus avec des ami-e-s.

Est-il possible d’écrire un texte araignée, à plusieurs paires d’yeux, plusieurs capteurs sensitifs sur un assemblage vivant dont les parties s’accordent pour prendre soin l’une de l’autre ? Ce texte part de notre expérience du binôme et parle de ce que cela nous fait que d’avoir vécu au cœur du gigantesque corps-araignée que nous avons été.

Parce qu’elle est frappante, l’image de ces centaines – devenant milliers – d’activistes1 franchissant les cordons de police pour entrer dans la mine à ciel ouvert a été beaucoup reprise. Là encore pourtant, l’image prise du ciel, si elle ne dit pas rien – elle est indéniablement belle et la beauté n’est jamais silencieuse – est loin de tout dire de l’épreuve qu’elle observe. L’oeil du drone ne voit pas les larmes. Ce moment où la mine m’est apparue, béance striée de noir et de gris à perte de vue, nous n’en avons pas parlé. De ces larmes qui me sont venues en voyant l’immensité de cette terre dévastée par la violence extractiviste, jusqu’ici, je n’ai pas dit un mot. Quelque chose comme de la honte probablement. Ce jour-là j’ai tourné la tête pour me soustraire à ton regard ; tes yeux-araignée, j’imagine, devaient eux aussi souffrir de cette vue glaçante.

Où avons-nous appris à avoir honte de ces émotions et pourquoi acceptons-nous encore de baisser les yeux quand les larmes viennent ?

La joie que nous avons eue, de l’autre côté du cordon de police, en voyant la foule déjà dans la mine et nous voyant nous-mêmes la rejoindre, cette joie, elle, ne s’est pas cachée. La joie ne sait pas se cacher. Je me souviens de beaucoup de rires, de sourires, de cris et d’amusement dans les corps maladroits qui dévalaient la pente en se tenant par la main. Assis ensemble dans la mine, en reparlant de ce moment, j’ai vu, par d’autres yeux descendus avant nous, la surprise de l’arrivée de notre groupe. J’imagine vos yeux qui se lèvent et l’image du nuage de poussière accompagnant nos corps-araignées – la terre qui avec nous se soulève. Je me souviens avoir entendu vos cris de joie se joindre aux nôtres et de la simplicité avec laquelle nos corps dispersés se sont retrouvés pour faire bloc2. Être traversé par autant de joie au cœur d’un lieu si triste : que doit-on comprendre du fait que, même là, au cœur de ce lieu infernal, la joie est possible ?           

Raconter est important mais ne suffit pas. Nous avons essayé, et essayons, de dire ce qui nous arrive ; mais nous ne pouvons nous défaire de l’impression que quelque chose manque à nos mots. Pourquoi est-ce si difficile de raconter ? Pourquoi se contenter des images frappantes de l’arrivée dans la mine est-il impossible ? Pourquoi la sensation d’avoir traversé « un autre monde possible3 » est-elle si délicate à retranscrire ? Que nous est-il arrivé là-bas ? Où étions-nous, et, surtout, où revient-on ? Qu’est-il arrivé à nos corps, quels plis se sont défaits, quels plis avons-nous pris ? Quels liens, quels attachements, désormais nous tiennent ? Nous voudrions écrire pour nous faire le relais d’une épreuve que nous pensons importante, donner à sentir, même confusément, que d’autres attachements, moins mortifères et immensément plus joyeux, sont à portée de main.

Reprendre souffle

Quand on vient de la ville, qu’on y a grandi, ce qui change très fort, et à quoi je me suis acclimatée à peu près instantanément, c’est le contact avec le sol ; son odeur, sa fraîcheur ou sa chaleur, son confort, son relief. Au camp ou dans l’action, sur l’herbe ou le béton, sur le sable ou le bitume, entouré-e-s de poussière, s’asseoir par terre, comme nous n’avons cessé de le faire, rend attentif-ve à ce sur quoi on fait davantage que passer. Cela devient ce qui nous porte. Et par quoi nous sommes touché-e-s.

Là-bas, dehors, j’ai vu d’autres choses, de façon plus transparente qu’à la ville : la quantité d’eau potable que des centaines et des milliers de gens consomment pour leurs besoins élémentaires, chaque heure, chaque jour. Ici, dans nos villes « riches », les dispositifs d’acheminement et de mise à disposition des « ressources » invisibilisent l’infinie préciosité de ce sans quoi nous ne pouvons vivre. Là-bas, j’ai redécouvert les couleurs du ciel au-dessus des arbres. Inversement, j’ai ressenti l’agression du bruit lancinant de l’autoroute lorsque seule la toile de tente nous sépare des attaques sonores. Comme des ricanements de monstres dans le lointain, des vrombissements ininterrompus, une obsession rendue infernale car le son ne se noie pas dans la ville, n’est pas contenu derrière des murs insonorisés, mais se frotte aux arbres, se propage sur les champs. Dehors ce qui se fait entendre se fait entendre, ne se dilue pas dans le vacarme urbain ni ne se voit refusé l’accès aux lieux qui ont les moyens de faire taire. Mais ce que je retiens aussi ce sont les innombrables chants d’oiseaux qui, le matin, entraient comme en lutte avec le bruit des voitures.

Des chants contre le bruit des machines.

J’ai lu quelque part que les oiseaux qui survivent– parce que les oiseaux qui vivent désormais survivent – dans les villes s’en sortent souvent mieux que ceux qui, victimes des activités humaines, périssent dans nos tristes campagnes. Est-ce à dire alors que nous avons désappris à entendre ceux qui chantent si nous ne les entendons plus ici où, pourtant, nous survivons avec eux ? Là-bas, de l’autre côté d’une autoroute, nous avons commencé à redevenir attentif-ve aux chants des oiseaux, nous avons chanté nous-mêmes ; nous avons réappris à entendre les cris et les revendications de ce qui respire encore, nous avons pris conscience que nous retenions notre souffle – et nos espoirs – depuis bien trop longtemps. Nous avons recommencé à respirer et à chanter la tempête qui s’annonce4.

Les attaches de la réalité

Tout est fait, là où nous vivons encore, pour détruire la confiance. En nous, en les autres, en l’autonomie, en les possibles. Après d’autres, nous nommons « unimonde » la réalité telle qu’elle se présente et se représente sans cesse sur le mode de la tautologie. L’éternelle répétition du même dont dépend une lutte acharnée contre les marges : comprimées, invisibilisées, annihilées – et les crimes que cela implique. Pour tenir, l’unimonde doit faire croire qu’il est le seul légitime à définir ce qui est réaliste et ce qui ne l’est pas5 ; il lui faut masquer sa contingence et sans cesse réaffirmer qu’il ne peut en être autrement que ce qui est. « Ce monde est le seul monde possible » est la vérité-guide que nous devons incorporer (déclinée sous de multiples formes : « le capitalisme est indépassable », « le chaos n’est contenu que par cet Etat, ces institutions », etc.). C’est sur un mensonge originel, une « sorcellerie »6, que repose la continuation de ce monde – et ses horreurs.

Or, ce qui devient évident dans les camps militants, comme dans les cabanes qui se multiplient sur les ronds-points, dans les arbres, à proximité d’un site d’enfouissement de déchets nucléaires ou sur le territoire d’un projet d’aéroport abandonné, c’est qu’il suffit de peu – juste un peu d’air, de la joie mêlée à un souffle d’espoir – pour démasquer les mauvais fétiches et briser le sortilège. Si la magie est l’art de changer la conscience, alors ces expériences sont magiques7. Ce qui se joue dans ces épreuves existentielles, dans ces actions, dans ces autres maisons, est tout simplement la possibilité de rendre sensible l’évidence (réaliste !) qu’il pourrait en être autrement que « leur monde ».

En ce sens, il n’y pas à douter que les expériences plus ou moins éphémères de résistances auront à faire face à une répression de plus en plus fréquente, de plus en plus violente. Elles auront à être défendues pour être cultivées. La joie libératrice que peut procurer la vision d’un sac de « grande marque » brûler en plein Paris, fétiche fraîchement arraché à son écrin par la foule, ou le bris d’une vitrine de banque sont déjà et continueront à être criminalisés8. Et comme toujours, cette criminalisation s’appliquera en lien avec les discriminations et les privilèges qui cisaillent l’espace social, ce qui fait que certain-e-s prennent immensément plus de risques que nous, qui écrivons ceci depuis une position privilégiée : nous sommes blanc-he-s, valides, cis-genres, nous avons fréquenté l’Université. Prendre acte des inégalités structurelles est une condition d’alliance pour apprendre à lutter contre ceux qui, en face, refusent de laisser nos corps déborder des cadres autorisés.

Mais nous débordons.

L’expérience que nous avons vécue avec Ende Gelände fut une expérience de ce type, une de ces expériences interdites, qui, sans prévenir, fait surgir l’évidence que le monde a toujours été bien plus vaste que nous le supposions. Un souffle nous porte de l’autre côté des murs entre lesquels nous avons grandi et apparaît alors, vu de l’autre côté, l’étroitesse et la fragilité du décor qui cachait un enclos.

Trouver et garder confiance

Soyons honnêtes, l’envers du décor révèle sa relative fragilité mais tous les murs qui nous entourent ne sont pas de carton-pâte. Et il est terrifiant de constater la vitesse à laquelle l’ennemi apprend à renforcer ce qui, hier, ne tenait pas encore si solidement. Terrifiant de voir la multiplication des sas de compression qui envahissent nos milieux de vie ; terrifiant de voir croître la présence, et la puissance, des dispositifs de surveillance ; terrifiant ce que devient la « justice » ; terrifiant l’accélération de l’occupation et de la répression policière9 ; terrifiants les murs et les barrages qui nous séparent des zones interdites, de l’étranger, de nos voisins, de celles et ceux que l’on aime…

Mais les brèches sont nombreuses.

Ce que nous essayons maladroitement de faire ici est de mettre des mots sur ces espaces et ces moments où les règles changent, s’inventent, se redéploient. Rendre sensible l’importance majeure de ces expériences. Plus que des preuves par les faits, je les vois comme des preuves par les liens. Puisqu’on nous prédit le chaos dès lors qu’on sortirait de l’unimonde10, c’est bien lorsqu’on constate que le monde qui s’invente va quand même, et qu’il va bien, que l’on remarque ces nouvelles attaches, qui bientôt s’invitent en nous.

Si l’on respire c’est aussi parce que, là-bas, nous est offerte la possibilité de libérer nos corps de l’emprise des dispositifs et milieux qui capturent nos attentions et contiennent nos forces. Ce qui ici nous contient, s’impose… là-bas se délite. Ou faut-il le dire dans l’autre sens ? Ce qui là-bas est permis, rendu possible, est écrasé ici, dans le monde uniforme que nous nous voyons quitter.

Il est un geste frappant, qui l’a été pour moi lorsque je l’ai fait pour la première fois, et qui l’est aussi, pour avoir entendu ce récit plusieurs fois, pour les observateurs-trices qui en ont été témoins. Un geste qui oblige à défaire en soi certaines « vérités » assimilées.  Au camp il y a une grande tente – un petit chapiteau – appelée « Info-Point », dans laquelle on trouve de multiples panneaux manuscrits exposant les informations logistiques, le programme, les orientations nécessaires aux arrivant-e-s et aux habitant-e-s du camp. C’est une ruche, un endroit de passage. C’est aussi le seul endroit de cet espace de vie dans lequel de l’électricité est mise à disposition. S’y trouve une immense station de charge constituée de dizaines de multiprises posées sur trois ou quatre tables : des centaines de smartphones abandonnés là un morceau de journée, qui manifestent par leur juxtaposition désordonnée que ces caractéristiques qui sont censées, ailleurs qu’ici, dire quelque chose de la personne qui les possède, sont vaines. Les observer là, loin de leur rôle d’ostentation et de la méfiance de leurs propriétaires, facilite ce geste au travers duquel j’ai ressenti quelque chose céder, celui si bénin de laisser là mon téléphone pour quelques heures. Faire confiance à un groupe mouvant, immense et anonyme qui chaque heure entre et sort de cette tente. Lui confier quelque chose qui m’est utile, y compris un objet aussi symbolique de notre contemporain malade que le smartphone, qui souvent nous capture, c’est faire acte contre la méfiance en nous.

Mais ce que nous avons appris de notre excursion, surtout, c’est la joie qu’on trouve à faire confiance et à prendre soin les un-e-s des autres ; à se sentir si fort-e-s de nos attachements. La joie de nous trouver, de nous retrouver, de faire foule. La joie encore d’apprendre à composer dans l’incertitude avec les envies et les limites propres de toutes les araignées. J’ai vu des gens très frustré-e-s de se sentir loin du « feu de l’action ». D’autres très traumatisé-e-s de s’y trouver, justement. Le défi est si simple au fond, et terriblement beau : trouver une place pour soi, pour l’être-araignée que l’on a accepté d’être, et apprendre à accueillir la multiplicité des désirs et des émotions qui se meuvent autour de nous. Composer un corps empuissanté aussi par nos fragilités et nos différences. Savourer la force et la vulnérabilité qui s’enroulent ensemble dans le geste de se donner la main (quand dit-on encore « prends ma main !», dans l’unimonde ?). Reculer avec celui qui recule, avancer pour qu’un-e ami-e puisse reculer, avancer parce qu’un-e ami-e, derrière, au camp, nous soutient.

Ressentir assez cette confiance pour s’enivrer du vertige de se trouver au bord de l’ancien monde. Puis dévaler la pente.

Je repense à une scène qui me trouble et me donne beaucoup d’espoir. Nous avancions dans le cortège sur un chemin bordant la mine. À notre gauche, la trouée ravagée s’étendant jusqu’à l’horizon, et entre nous et ce désert minier, quelques mètres de talus peuplés d’adventices et de policiers, postés là pour défendre la mine. Au signal, tout le monde a couru, se précipitant vers le bord de la mine. Il y a eu un moment de confusion quand nous avons passé le cordon de police. Nos mains se sont lâchées et nos regards se sont perdus – séparer ceux qui se tiennent ensemble, mettre la confiance à l’épreuve de la violence, c’est une des fonctions ignobles de la police11. Je ne crois pas que cela ait duré plus que quelques secondes, ni que nos corps se soient éloignés de plus que quelques mètres ; je me souviens cependant du vertige et de l’inquiétude avant que tu ne réapparaisses, finalement très proche. Et alors, de l’autre côté du cordon policier qui semblait respecter comme une frontière invisible, cette image incroyable de toi accrochée à une ronce. Fascinée. Il me semble qu’il aurait été facile de l’ignorer, de te laisser griffer et ne t’en rendre compte que bien plus tard. Mais tu t’es arrêtée. Vous vous êtes regardées. À quelques pas seulement de la police, tu t’es arrêtée pour observer une ronce qui te tenait par le bras. Vous vous êtes lâchées – je ne crois pas qu’elle t’ait griffée –, notre corps-araignée s’est recomposé et nous avons dévalé la pente. Dans la mine, nos mains ont trouvées d’autres mains, nos regards d’autres regards ; j’aime imaginer que cette ronce était avec nous, que nous formions quelque chose comme un grand corps-araignée-ronce. Hier nous fêtions la mise en échec d’un dispositif de séparation, demain nous reviendrons voir les ronces croître quand les mines auront fermé.

Chercher une brèche

Peut-être nos mots paraîtront bien légers, trop emportés, trop empreints de « sensiblerie » ou de « romantisme » pour ne pas trahir la gravité de la situation écologique actuelle et la violence concrète, innommable, de ceux qui s’opposent à tout changement conséquent. Peut-être prenons-nous le risque de paraître trop peu « sérieux » au regard de la « dure réalité », de nous voir qualifié-e-s de naïf-ve-s, de niais-e-s, ou tout simplement d’être disqualifié-e-s par avance. Nous savons ce risque, mais il nous est apparu que rendre sensible ce qui a tremblé en nous lors de cette excursion ne pouvait se raconter dans la langue froide et prétendument raisonnable du monde contre lequel nous luttons12. Il nous a semblé qu’ouvrir un passage, tendre un relais par le récit ne pouvait se faire qu’en prenant le risque d’une parole elle-même tremblante. Nous essayons de déplier et de nourrir cette parole sans cacher ni nos larmes ni nos joies ; nous cherchons des remèdes contre l’asphyxie, nos mots aussi ont besoin de souffle.

Nous cherchons.

Peut-être que certain-e-s, après avoir traversé les violences immenses que notre monde banalise et dont il se rend responsable, auront du mal à prendre au sérieux les consensus d’action, considérés comme insuffisants, de la désobéissance civile actuelle13. Et peut-être le rapport de force est-il encore dérisoire : quelques milliers de personnes contre un géant de l’énergie. À quoi avons-nous participé alors ? Un jeu ? Ailleurs dans le monde, pour faire la même chose que ce qu’on a fait, on « joue sa vie »14. Comment être araignée avec des gens pour qui le quotidien revient à risquer sa vie ou son intégrité physique sans que ce sentiment de jeu soit obscène ? Est-il encore temps de jouer ? Et est-ce qu’on n’arrête finalement jamais de jouer ? De toute façon, les enjeux écologiques renversent ce que j’ai appris à voir comme « les choses sérieuses ».

Comme dans beaucoup de jeux de stratégie, la majeure partie du temps, on attend. Que les autres bougent, que les autres jouent. Avec Ende Gelände la durée de l’action est intermédiaire, quelques jours, dans un grand jeu ambigu (on ne joue rien moins que l’espoir en l’avenir) où l’on se plie aux règles tout en ne faisant que chercher sans relâche la brèche. Une brèche pour s’extraire assez du jeu et faire exister un propos politique qui dépasse le stade de la négociation vaine avec un ennemi qui a, en ce moment, la plupart des pions traditionnels en main.

Cette attente est caractérisée par un état indéfini du militantisme qui se joue là-bas : ni une réelle occupation par l’habitat, ni une action ponctuelle marquée par un début et une fin très clairs, entre lesquels seules quelques heures s’écoulent. Je crois que cette attente est un autre de ces lieux honnis de la machine à sous qui sert à l’unimonde de moteur politique. Partout, il faudrait « réduire le temps d’attente ». Or, dans cette attente, cette lenteur des décisions, cette langueur, cet étirement du temps se joue aussi notre capacité collective à simplement se trouver ensemble. Le blocage des infrastructures et l’occupation de la mine sont des stratégies payantes : en juin dernier elles ont été mises à l’arrêt quarante-cinq heures durant. Mais c’est bien l’insistance sur le soin, et les liens que nous tissons, qui rend possible et déborde l’action elle-même. Elle contient une mise en déroute de l’imagerie héroïque traditionnelle qui voudrait que le héros ou l’héroïne soit celui ou celle qui met le dernier coup, éclipsant les heures de patience pour en arriver ; éclipsant toutes celles et ceux qui ont rendu possible l’ouverture de la brèche. Ce qui compte échappe aux secondes spectaculaires et aux images frappantes. Ce qui fait que le souffle reprend (des débordements en nous, des mots tremblants, des mains qui se tiennent, un possible qui croît…) se joue ailleurs et autrement. Je crois que je m’explique ainsi mon incapacité à admettre qu’il ne s’agit que d’un jeu.

Nous cherchons. Nous cherchons hors de leur emprise. Nous cherchons des modes d’action, des armes, des mots, des gestes dont nous ignorons encore presque tout – si ce n’est, peut-être, qu’ils seront tissés de fils d’araignées.

Revenir ?

C’est surprenant la rapidité avec laquelle on se défait de réflexes que nous pensions si solides. Surprenant la rapidité avec laquelle l’ancien monde s’éloigne et le nouveau s’apprivoise. Fascinant comment l’« impossible » devient évident, l’« irréaliste » réel. Ce qui est beaucoup moins drôle c’est la violence des lieux uniformes et « familiers » que l’on prend en pleine figure lorsque l’on « rentre ». (Où est la maison?) La station-service du trajet de retour en France toute de présentoirs débordants, de nourriture en plastique, remplie d’air glacial, est un exemple de ces sas de compression. Un rappel aux sens qu’arrivée en ville, dans l’unimonde, il allait falloir contracter encore un peu plus les élans en soi. Ce n’est pas si large un rayonnage de supermarché, quand on y pense.

Revenu « chez moi », quelque chose d’important m’échappe. À quelle frontière invisible sont retenus les évidences, les désirs, les espoirs avec lesquels j’ai marché et que j’ai appris à aimer ? Revenu-e-s à la maison quelque chose manque. Quelque chose de ce que nous sommes devenu-e-s là-bas, ici, ne trouve pas refuge. Mais c’est aussi le familier d’hier qui devient étrange. La sorcellerie perd de sa puissance. Quelque chose qui nous tenait ne tient plus, d’autres liens croissent, commencent à nous faire tenir autrement.

Hors-piste nous avons découvert la possibilité d’autres paysages. Pourquoi, alors, ne pas suivre vraiment un chemin ouvert par nous-mêmes entre – et avec – les ronces, ce chemin qu’on s’est mis à voir un jour de lutte, alors qu’on croyait que la route pavée était au fond le chemin le plus sensé à suivre, ou tout simplement le seul ? Faut-il revenir sur la piste dam(n)ée ou prendre le risque d’une bifurcation ? Est-il seulement possible de revenir en arrière ?

Les actions de désobéissance peuvent nous apprendre ça, en très condensé, en quelques jours, quelques heures : comment on coupe à travers champs pour échapper à la police et aller occuper un endroit, une voie de chemin de fer, un carrefour, le fond d’une mine. Et comment on peut réfléchir ensemble à la meilleure façon de rester, tou-te-s et collectivement, joyeusement, ne pas s’enfuir hors du sentier en ermite énervé, mais organiser le passage, puis les suivants.

On ne revient jamais tout à fait de ces épreuves. En ce sens, notre voyage était un aller simple. En nous habite désormais tout un peuple de gestes, de cris, de regards, de larmes et de joies. Et pourtant, c’est aussi comme si, revenus « à la maison », nos souvenirs se décomposaient, qu’il ne nous restait en mémoire qu’une succession d’images, en forme de livre animé, un dessin par page. Nos corps se souviennent et oublient. Quelque chose doit être cultivé pour continuer à croître. Chercher des mots, raconter, est aussi une manière de retenir ce qui échappe. Dire, peut-être, pour ne pas (se) perdre et ce alors même que les mots ne peuvent tout dire.

Les mots en effet sont puissants mais ils ne peuvent se substituer aux vibrations du vécu. L’apprentissage politique qui se noue dans ces espaces vient se loger dans nos yeux, dans nos mains, qui peuvent alors guider de nouveaux gestes, déceler où accrocher ensemble les liens de confiance qui naissent. L’image d’une toile n’est pas neuve15, mais dès le moment où la toile colle, j’imagine qu’on peut commencer à parler de la suite.

Tisser des toiles. Tendre la main. Devenir araignée-oiseau-ronce. S’enivrer du vertige de se trouver au bord de l’ancien monde. Puis dévaler la pente.

Les photos ont été tirées des albums du compte Flickr de Ende Gelände

Notes

  1. Au total, de 5000 à 6000 personnes ont participé aux actions durant les trois jours du 21 au 23 juin 2019, et environ 2000 personnes sont entrées dans la mine. Un nombre équivalent d’activistes ont bloqué les rails reliant la mine à la centrale, auquel il faut ajouter de multiples blocages de routes ou occupation de gares. Pour un compte-rendu détaillé de l’action de 2019 voir le site d’Ende Gelände : https://www.ende-gelaende.org/en/news/we-shut-shit-down/. Ces rassemblements et blocages ont lieu tous les ans depuis août 2015, parfois deux fois par an.[]
  2. Cela est facilité par la composition des fingers en groupes affinitaires. Ces groupes sont formés en amont du départ et jouent un rôle essentiel dans le déroulement de l’action : à la fois sur un plan pratique de regroupement après des moments de dispersion, mais aussi pour permettre la tenue de réunions autogérées de prise de décision, appelés spokescouncils, dont dépendent, en temps réel, le déroulement des actions. Pour plus d’information sur le fonctionnement des groupes affinitaires, voir : http://diffraction.zone/ressource/groupe-affinitaire/ []
  3. L’un des slogans très souvent repris pendant les actions est « We are unstoppable, another world is possible. » Isabelle Stengers et Philippe Pignare ont souligné l’importance de ce cri qui s’était déjà fait entendre pendant les manifestations altermondialistes de Seattle de 1999 : « “Un autre monde est possible !” est un cri. Sa puissance propre n’est pas celle d’une thèse ou d’un programme, dont la valeur se juge à la “plausibilité”. Il n’autorise aucune mise en perspective triomphale et ne propose aucune garantie. C’est pourquoi d’ailleurs le singulier “un autre monde” convient : il ne s’agit pas d’une allusion à un monde particulier, que nous pourrions définir, ni non plus à n’importe quel autre monde (tout mais pas ça). Il s’agit d’en appeler au possible contre l’allure inexorable du processus qui s’est installé et qui, bien sûr, continue aujourd’hui de plus belle. » (Isabelle Stengers et Philippe Pignarre, La sorcellerie capitaliste; Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, 2005, p. 10.) []
  4. Nous empruntons cette expression au titre du roman puissant et inspirant de Lola Lafon, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, Acte Sud, 2014.[]
  5. « Si on veut rebâtir les choses dans notre société, on doit accepter qu’il y a une hiérarchie des paroles. Je ne crois pas du tout à l’horizontalité là-dessus » : Il faut lire l’incroyable « confidence » d’Emmanuel Macron pour saisir comment  la fabrication d’une « hiérarchie des paroles » est avant tout une tentative de déposséder les peuples de leurs capacités de redéfinition et de transformation ce qui est : https://www.lepoint.fr/politique/emmanuel-berretta/macron-gilets-jaunes-eric-drouet-est-un-produit-mediatique-01-02-2019-2290611_1897.php[]
  6. Au sujet du capitalisme comme système sorcier (et son alliance avec l’État) voir : Isabelle Stengers et Philippe Pignarre, La sorcellerie capitaliste, op. cit. []
  7. C’est la magnifique définition de la magie donnée par Starhawk dans Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Éditions Cambourakis, 2015 pour la traduction française. []
  8. Sur les violences policières et les mutilations de manifestants depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes, voir le remarquable travail de David Dufresne. Au 14 septembre 2019  le bilan provisoire était de 2 décès (Steve Maia Caniço est comptabilisé), 315 blessures à la tête, 24 éborgné-e-s et 5 mains arrachées. (https://www.mediapart.fr/studio/panoramique/allo-place-beauvau-cest-pour-un-bilan) []
  9. Nous ne voulons surtout pas passer sous silence que la répression des actions d’Ende Gelände en Allemagne est incomparablement moins violente que celle de l’État français vis-à-vis des Gilets Jaunes, des ZAD, ou encore dans les quartiers populaires. L’incroyable répression du mouvement des Gilets Jaunes a conduit, aussi, à ouvrir les yeux sur des violences et des oppressions systémiques, de race et de classe notamment, qui ne sont pas nouvelles. Ce que nous avons appris, encore, est que notre sécurité, vis-à-vis des États actuels, est très fragile dès l’instant où une contestation devient conséquente. À ce sujet  lire : « À la marche pour Adama Traoré : “Nous sommes gilets jaunes depuis notre naissance”. » (https://www.bastamag.net/A-la-marche-pour-Adama-Traore-Nous-sommes-des-gilets-jaunes-depuis-notre). []
  10. Notons que ce qui paraît s’effondrer maintenant pour beaucoup n’avait jamais existé pour certain-e-s. L’expérience d’un monde « stable » n’a jamais été partagée par tou-te-s ; s’en souvenir c’est continuer de nourrir la colère envers les structures qui maintiennent à dessein dans certains lieux l’insécurité du chaos qu’elles prétendent éviter. []
  11. Si la confiance se perd dans de telles conditions, nous n’en voudrons jamais qu’à ceux qui œuvrent à la détruire. []
  12. D’une certaine façon, nous nous inspirons du pari d’Isabelle Stengers et Philippe Pignarre : « Pour que cela ait une chance de passer comme il fallait que cela passe, il fallait prendre le risque que cela casse » (La sorcellerie capitaliste, op.cit., p.194.) []
  13. Jusqu’ici – mais la discussion est ouverte pour  les prochaines actions – le consensus d’action d’Ende Gelände refuse de passer à l’étape du sabotage par exemple. « Est-ce suffisant ? » est une question légitime. []
  14. L’assassinat de l’activiste du Honduras Berta Cáceres en mars 2016 a suscité un peu d’attention médiatique, mais les chiffres de 2018 sont toujours accablants : trois militant-e-s écologistes sont tué-e-s chaque semaine en moyenne, la plupart au Brésil, en Colombie, en Inde et aux Philippines. Au moins 201 militants écologistes ont été assassinés dans le monde pour la seule année 2016. Le bilan était de 117 meurtres en 2014 et 185 en 2015. En 2017 164 meurtres ont été recensés. Pour un bilan mondial voir le rapport de l’ONG « Global Witness » : https://www.globalwitness.org/fr/campaigns/environmental-activists/enemies-state/ ; et au sujet de la situation au Honduras au moment du meurtre de Berta Cáceres, voir par exemple : https://reporterre.net/Au-Honduras-les-assassinats-de-militants-ecologistes-se-multiplient []
  15. Voir Starhawk, Chroniques altermondialistes. Tisser la toile du soulèvement mondial, Éditions Cambourakis, 2016 pour la traduction française. []