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La croissance est un Janus à deux têtes. Considérée comme nécessaire, voire vitale pour la continuité des sociétés industrielles, sa poursuite est pourtant impossible. C’est un dilemme. Que la langue anglaise résume fort bien sous le terme de predicament. Nous sommes entrés dans l’Age des ruptures. Le monde de demain sera fort différent de celui que nous connaissons. Ce sont les schèmes mêmes d’explication sociale qui sont frappés d’obsolescence. Aujourd’hui il ne s’agit pas tant de changer d’interprétation du monde, que de constater que ce sont les bouleversements du monde qui nous obligent à changer.

Or nous sommes frappés de dissonance cognitive. Pour assurer notre confort psychique, nous renonçons à considérer la vérité qui nous embarrasse. Pour nous en sortir, nous devons d’abord décrypter le paradigme économique dominant. Dans une première partie, Gilbert Rist montre que la crise sociale et environnementale est celle de la science économique dominante. L’auteur du Développement. Histoire d’une croyance occidentale (4e édition, 2013) et de L’Économie ordinaire entre songes et mensonges (2010) aux Presses de Sciences Po, remonte aux sources de la pensée économique pour expliquer l’origine de la crise sociale et environnementale d’aujourd’hui. « Le double impensé de la pensée économique dominante » s’explique, d’une part, par l’ignorance involontaire des premiers économistes envers les pratiques économiques d’autres continents créant ainsi un « biais européocentriste ». En outre, à l’époque où les problèmes écologiques n’existaient pas, les premiers économistes affichent une « relative insouciance à l’égard des dons de la nature et des conséquences à long terme de leur usage » qui est sans doute due à « l’impression généralement partagée de leur abondance et de leur infinie disponibilité ». La nature est ainsi « rendue muette et gratuitement disponible ». Ricardo n’était guère plus conscient que Smith de l’importance des ressources naturelles. Karl Marx était plus éclairé sur l’importance des ressources naturelles malgré l’immense espoir qu’il plaçait dans le développement des forces productives. La production capitaliste épuise à la fois la terre et le travailleur. Aucun peuple n’est propriétaire de la terre. Il faudra attendre William Stanley Jevons pour pointer l’éventuel tarissement des ressources naturelles.

Anachronisme de la doxa

Cette insouciance des premiers économistes, qui mettent hors champ les nuisances industrielles, est renforcée par la rhétorique de la mécanique newtonienne qui augmente la validité du paradigme en lui donnant une apparence scientifique : « masse » monétaire, « balance » du commerce, « équilibre » du budget, « atomicité » des acteurs sur le marché, « circuit » des échanges, « élasticité » de l’offre ou de la demande. Le marché s’apparente à un parfait cosmos. La doxa économique repose sur un décalage, un anachronisme : tout se passe comme si la science économique contemporaine permettait d’expliquer le monde d’avant la révolution industrielle. Les premiers économistes ignorent la seconde loi de la thermodynamique – la loi de l’entropie – selon laquelle l’énergie se dégrade de façon irréversible et de manière chaotique. Ils raisonnent dans l’ignorance  des réalités biophysiques des cycles naturels et des stocks non renouvelables formés par les énergies fossiles. Les tenants de cette économie dominante mettent hors-champ le pionnier de la décroissance Nicholas Georgescu-Roegen, le penseur de l’entropie en économie qui a pointé que l’objet de l’économie ne concerne pas des transactions monétaires, mais l’usage et la dissipation de l’énergie-matière. Le paradigme économique dominant est donc obsolète et animé d’une « docte ignorance » aussi préjudiciable que suspecte. C’est aussi un paradigme contingent. Rist cite les travaux de Thomas S. Kuhn : les sciences « normales » connaissent elles aussi des transitions dès lors qu’un paradigme est en état de crise, transitions qui font l’objet de réticences. En l’occurrence, selon Gilbert Rist, le paradigme économique dominant relève du dogme religieux dont la doxa est contenue dans le petit manuel de Paul A. Samuleson, qui obtint le prix Nobel d’économie en 1970 (tandis que celui-ci fut refusé à Nicholas Georgescu-Roegen). Il est impossible d’étudier l’économie sans passer par « le » Samuelson selon lequel « l’économie recherche comment les hommes et la société décident, en faisant ou non usage de la monnaie, d’affecter des ressources productives rares à la production à travers le temps de marchandises et services variés et de répartir ceux-ci à des fins de consommation présentes ou futures entre les différents individus et collectivités constituant la société » (Samuelson, L’économique, Armand Colin, 1962, t.I, p.22).

L’économie, un construit social

Pourtant, on ne saurait reprocher aux économistes d’aujourd’hui d’ignorer les conséquences environnementales des processus productifs, sauf qu’ils visent à concilier l’activité productive et ses effets sur l’environnement, restant ainsi toujours à l’intérieur de l’ancien paradigme. Nombre de parades sont déployées pour allumer des contre-feux et occulter les désastres entraînés par le consumérisme productiviste. Le principe pollueur-payeur établit des droits à polluer, c’est-à-dire garantit la croissance économique tout en compensant ses conséquences désagréables. L’idée de donner un prix à la nature propose de la doter du statut de capital naturel reposant sur un système de compensations dites écologiques. Quant aux services écosystémiques, ils peuvent êtres cotés et titrisés en bourse.

Le problème du paradigme économique dominant tient à l’énormité de ses effets, alors qu’il n’est fondé sur aucune validité scientifique. Les effets du dogme néolibéral se sont traduits par une répartition inégale du surplus, outre les dévastations écologiques qu’il a entraînées.

Dès lors, c’est sur ses conséquences politiques et sociales que l’économie doit être jugée. Avec une grande clarté, Gilbert Rist déploie une généalogie des concepts qui alimente le construit social qu’est l’économie. Il rappelle que les pères fondateurs de l’économie n’envisageaient pas une croissance illimitée, voire pronaient la recherche d’un état stationnaire permettant d’atteindre le suffisant en termes matériels pour s’en libérer et cultiver un art de vivre, selon John Stuart Mill. Dans son ouvrage précédent, Rist démontrait déjà à quel point le mythe de la rareté alimente la croissance, censée la contrecarrer. Paradoxalement, l’abondance des biens devaient répondre à la pénurie. Or ce sont les inégalités qui ont prévalu, sans que la paix sociale soit instaurée, sinon par l’avènement d’un Etat-Providence aujourd’hui mis à mal. Rist considère ainsi l’économie comme représentation du monde, comme une construction sociale, imaginée par et pour ceux qui en profitent.

Axiomatique de l’intérêt

Etonnamment, les effets négatifs de la croissance sont passés inaperçus jusqu’à aujourd’hui du fait que les facteurs de production de richesse n’incluent pas l’énergie, que les externalités non-quantifiables en termes monétaires ne sont pas prises en compte, et que l’économie n’est pas considérée comme un sous-ensemble de l’écologie, selon Rist. Surtout, comprendre l’emprise de ce système et de ce construit social requiert d’élucider à qui il profite. Le premier facteur racine de la croissance, c’est la propriété privée. Parce que le titre de propriétaire repose sur la dynamique du crédit, il faudra faire croître les revenus des propriétaires pour faire face aux échéances bancaires. La généralisation et la sacralisation bourgeoise de la propriété privée est à l’origine de l’obligation de croissance dans une dynamique d’emprunt qui sert le créancier. Tout comme la croissance, l’économie (ou la spéculation) financière permet d’accroître les profits. Elle procure un revenu sans travailler, accroît les inégalités et concentre la richesse.

Il en résulte une omniprésence de « l’axiomatique de l’intérêt », inhérente aux cultures occidentales, alors que, comme le souligne le sociologue Jacques Godbout, les populations non contaminées par le capitalisme ignorent l’axiome de l’égoïsme intéressé et préfèrent la confiance mutuelle et la coopération. A fortiori, l’individu tel que se le représente la théorie économique dominante n’est jamais qu’une abstraction bien éloignée des réalités anthropologiques. Quant au marché, il est indissociable de l’intérêt individuel et constitue la matrice de la plupart des échanges. On a désormais affaire à une économie-fiction qui a fait le choix d’ignorer les pratiques sociales pour justifier la croyance théorique que le marché constitue la solution optimale de l’échange. L’Acte unique européen de 1986 et l’abrogation en 1999 du Glass-Steagall Act de 1933 ont fait sauter le cloisonnement entre banques de dépôt et banques d’investissement. L’argent appelle l’argent. La doctrine économique est hors sol et engendre le malheur social et la destruction de la nature. Il s’agit de désincarcérer l’économie de son paradigme simplificateur. Il faut prendre acte de la finitude. Et commencer à penser autrement car cette vision enchantée d’un monde toujours plus prospère n’est désormais plus recevable : elle est devenue suicidaire.

gilbert rist la tragedie de la croissance

Comme Georgescu-Roegen l’a démontré, le système économique est un système ouvert qui doit prendre et rendre constamment à la Nature de l’énergie et de la matière, c’est-à-dire transformer irrémédiablement la matière et l’énergie en déchets.

Le fétichisme de la croissance repose d’abord sur une longue accoutumance collective aux effets considérés comme positifs qu’elle a entraînés dans les pays riches depuis fort longtemps. Même si l’on commence à ressentir certains de ses effets indésirables, à commencer par la pollution urbaine, c’est la nostalgie qui l’emporte : puisque la croissance passe pour la solution à tous les problèmes, il faut donc la retrouver, la faire revenir, la susciter. Alors, il faut penser l’après-croissance. D’abord changer les conditions structurelles qui rendent la croissance nécessaire, ensuite imaginer les caractéristiques d’un autre type de société qui ne serait plus hors-sol. Si la croissance repose sur l’intérêt individuel, la propriété privée et les marchés, comment déjouer cet ensemble de contraintes ?

Défaire la croissance

Première piste : puisque la généralisation de la propriété privée constitue l’un des plus puissants moteurs de la croissance, il convient d’imaginer d’autres régimes institutionnels capables d’inverser la tendance. Voilà pourquoi restaurer les communs est désormais une revendication largement partagée dans les milieux qui se réclament de la décroissance. Rist préfère utiliser le terme d’ « institution communautaire » afin de ne pas dissocier les biens communs des groupes sociaux qui en ont l’usage. Ainsi, le commun implique un « rapport social fondé sur la réciprocité, mais aussi une relation de connivence avec la Nature, liée à un sentiment de coappartenance ». Rist considère que l’État n’est pas un bon administrateur des biens, que le jeu des intérêts particuliers l’empêche de jouer son rôle d’arbitre théoriquement impartial constituant ainsi une forme d’expropriation qui prive la collectivité du droit qu’elle exerçait. A la différence des biens publics gérés par l’Etat, il convient de ne pas dissocier les biens communs des groupes sociaux qui en ont l’usage. « Le commun est donc une construction politique, une forme d’autogouvernement qui combine la co-activité et la co-décision et qui assure la reproduction de la ressource ». Quant aux communaux planétaires (les biens publics mondiaux, le patrimoine commun de l’humanité), Gilbert Rist critique la « solution raisonnable » que propose Joseph Stiglitz visant à instaurer une gestion publique mondiale, un ensemble de « réglementations planétaires sur les usages et les actes qui provoquent des externalités planétaires. » Cette solution revient à transformer les communaux planétaires en biens publics, livrés à la discrétion des États, et à les faire entrer dans la logique marchande, loin des véritables communs gérés par leurs ayant-droits. Rist propose d’ouvrir un nouvel espace sous la forme d’une catégorie juridique qui échapperait aux pièges de la propriété privée tout autant qu’à la toute-puissance de l’Etat qui est loin de toujours promouvoir l’intérêt général.

La deuxième proposition phare de La Tragédie de la croissance est d’en finir avec le crédit et la dette. Aujourd’hui, la dette publique de l’ensemble des pays de l’Union européenne s’élève à près de 90 % de leur PIB, contre 30% en 1970. Depuis quelques décennies, les dettes publiques explosent dans la plupart des pays notamment parce que dans l’Union européenne on a interdit aux banques centrales nationales de créer de la monnaie en réservant ce privilège à la Banque centrale européenne. L’endettement explose pour alimenter la croissance. La multiplication de la monnaie de crédit créée par les banques entraîne une obligation de croissance économique. Ainsi, le système s’autoalimente par des boucles de rétroactions positives (croissance, circulation d’argent, endettement) qui entraînent l’exploitation effrénée de la Nature considérée comme un « actif négociable sur les marchés ». Surtout, personne ne s’imagine sérieusement que la dette sera remboursée : le capital public net serait tout juste suffisant en France pour rembourser les dettes publiques. Le remboursement de cette dette est une illusion : dans la métaphysique néo-libérale, créance et croyance sont des termes voisins. La dette est d’abord un instrument de domination du prêteur sur l’emprunteur, et l’endettement public empoisonne la vie sociale. Une mesure radicale soutenue par les tenants de la décroissance consisterait à supprimer purement et simplement la possibilité de créer de la monnaie par le mécanisme du crédit bancaire ce qui allègerait des intérêts la dette publique. Sortir de la domination des banques suppose d’accorder le monopole de la création monétaire à la Banque centrale et interdire la « privatisation » de la monnaie par les banques commerciales. Les Etats ne seraient plus otages des banques et ne seraient plus contraints de les recapitaliser en cas de défaut.  Cela permettrait de réduire largement la dette publique. La dette privée serait également allégée puisque les emprunts spéculatifs seraient interdits et surtout, la monnaie ferait partie à nouveau des biens communs.

Troisième piste : repenser l’échange en dehors du cycle utilitariste. La société n’est pas réductible au marché, et une société de marché, c’est un marché sans société. Le marché constitue le degré zéro du lien social. Ce sont les gestes désintéressés qui rendent le « vivre ensemble » possible, la réciprocité ou « le cycle du don » . A mesure que s’accroît l’austérité, les services mutuels d’entraide prennent plus d’importance. D’un côté, le marché représente une transaction bilatérale quasi instantanée et impersonnelle, de l’autre, le don enclenche une série de relations faites de reconnaissance, d’obligations et de réciprocité, qui se prolongent dans le temps, créant une société solidaire, de collaboration et d’entraide. Les formes anciennes de l’échange repérées par Karl Polanyi subsistent aujourd’hui malgré l’omni-marchandisation.

Au temps de l’Anthropocène, période de surcroissance et de dette inouïe vis-à-vis de la Nature, il reste à écouter la voix des « collectifs muets » (les animaux, domestiques ou non, la biosphère, la couche d’ozone, les rivières, les glaciers, les océans, les plantes, les microbes etc.) et à accorder à la Nature une reconnaissance et un statut juridique. Pour Rist, cette grande transformation. – récupération des communs, maîtrise de la monnaie, revalorisation de la réciprocité et de la redistribution, inclusion de la Nature dans les délibérations – ne peut être réalisée sans le concours de l’Etat. Car seul l’Etat peut réformer le système de l’impôt, taxer ou interdire les transactions financières spéculatives, modifier la répartition des subventions agricoles. Ce qui n’empêche pas de constituer des souverainetés partielles pour reconquérir une forme de pouvoir.