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Le désastre écologique est-il le résultat d’une série de conjonctions malheureuses ou l’effet de choix politiques ? Faut-il mettre cette destruction des conditions de vie sur Terre sur le compte de l’incertitude scientifique, de l’indifférence de l’opinion publique, de l’inertie du monde économique ou de la médiocrité du personnel politique ? Depuis vingt ans, des enquêtes minutieuses ont réuni une impressionnante documentation sur l’histoire longue de nos savoirs environnementaux. Elles révèlent que l’actuelle trajectoire climatique avait été anticipée et modélisée avec un niveau de preuve raisonnable dès les années 1970. Il y a maintenant plus de trois décennies que les sciences climatiques confirment la réalité d’un réchauffement climatique d’origine humaine1.

Certes, depuis 1950, des controverses ont animé les communautés scientifiques. Mais les relevés, observations et modélisations démontraient une tendance nette, générale et continue à l’augmentation du taux atmosphérique de CO2 depuis la fin du XIXe siècle. La période 1965-1975 ouvre le bal d’une série – ininterrompue jusqu’à aujourd’hui – de publications alertant sur ces enjeux : rapports remis à la Maison Blanche (1965), dossier commandé par les Nations unies pour la conférence de Stockholm et rapport du Club de Rome (1972), mais aussi des articles scientifiques ainsi que des études publiées par plusieurs compagnies pétrolières. De méticuleux travaux d’historiennes et d’historiens ont permis de démontrer les connaissances scientifiques dont disposaient alors les principaux majors. Ces derniers ont allumé de nombreux contre-feux pour entraver la connaissance du grand public et retarder l’action politique2.

Au cours de la même séquence, les principaux pays riches sont traversés par d’intenses vagues de politisation. En réaction, une partie des classes dirigeantes opte pour de multiples stratégies afin de déminer, par la disqualification et la neutralisation, la charge explosive de ces mobilisations scientifique et politique. Depuis cinquante ans, sur la question du réchauffement climatique, et depuis au moins le XVIIIe siècle pour les enjeux écologiques, les principales institutions et puissances économiques ont mené, directement ou indirectement, une politique de guerre anti-écologique. Divers lobbys, industriels et think tank ont utilisé une large palette d’outils pour disqualifier et paralyser les voix de scientifiques qui démontraient le lien entre utilisation des énergies fossiles et réchauffement climatique 3. Par l’organisation du déni, la domestication des critiques et l’avalanche de promesses illusoires (autorégulation du marché, innovations, marché carbone, etc.), elles ont acheté du temps pour maintenir leur domination. Même lorsque l’évidence de la catastrophe devient indéniable et que l’idéologie de la croissance frappe le mur des limites biophysiques de la planète, la reformulation des enjeux dans des termes assimilables par le capital entravent l’action politique4.

Gagner du temps, obtenir un délai, procrastiner pour continuer à accomplir méfaits et forfaits. Gagner des profits, conserver les pouvoirs, se maintenir en tant que puissances économiques et géopolitiques : les raisons sont plurielles, mais toutes conduisent, dans les faits, à chercher à différer le moment d’une réappropriation politique et égalitaire de nos vies. La relance d’une dynamique d’émancipation nécessite un réexamen de l’héritage philosophique et politique moderne, afin d’identifier dans les différentes traditions à gauche ce qui fait obstacle à des perspectives et des pratiques écologiques5.

À travers leur matrice chrétienne, l’Occident, le capitalisme et l’idéologie du progrès sont liés à une conception optimiste du temps et de l’histoire qui a posé l’avenir comme rédempteur. Au lieu de faire du politique le lieu d’expression des antagonismes et des conflits,les modernisateurs prêtent au futur la capacité de réguler et de corriger les contradictions du capitalisme industriel – foi dans la science, solutionnisme technologique, gouvernement des experts et des normes. Les discours sur l’avenir ont pour fonction centrale de pacifier le présent en étouffant nos désirs de nouveaux départs.

Ce consensus industriel, productiviste et progressiste est alors hégémonique et largement transpartisan. Pourtant, dès 1970, le dossier était suffisamment instruit pour tout arrêter, réfléchir et agir. En 2000, la morphologie de la catastrophe écologique était assez nette pour harceler les pouvoirs et faire dérailler la locomotive industrielle. En 2020, le ravage écologique perle sur nos fronts et prépare les morts de masse de demain. Cet horizon hante quantité de chercheurs des sciences climatiques et écologiques qui sont effrayés par les résultats de leur recherche, au point que des chercheuses et chercheurs ne savent que faire du vertige existentiel et politique qui s’ouvre sous leurs pieds6. Et nous devrions encore attendre 2030-2050 et un énième rapport d’experts censé permettre d’atténuer le désastre – c’est-à-dire de nous adapter à lui7. Véritables hochets du pouvoir, la neutralité carbone et la transition écologique constituent une des principales digues idéologiques contre une réappropriation dès maintenant de notre temps politique. Devant les périls, le discours médiatique et politique dominant promet de colossaux investissements « verts » sans jamais interroger le paradigme sur lequel il repose8.

Les pensées du progrès, de Voltaire à Hegel en passant par divers marxismes, ont fait de l’avenir un horizon de consolation et d’acceptation des souffrances présentes. Depuis dix ans, l’entrée fracassante dans l’espace public de la notion d’Anthropocène est le plus souvent qu’une énième déclinaison de ce grand récit dépolitisant9. Ce régime de promesses tend à abolir le temps et l’action proprement politique. Se réapproprier le présent devient alors un geste révolutionnaire, et la virulence des contre-feux que la bourgeoisie médiatique et politique dresse contre la voix de Greta Thunberg qui ne fait rien d’autre que dire la vérité et identifier les responsables en témoigne10. Refuser d’être consolé implique de récuser le rapport politique d’autorité qu’instaurent doublement le temps du progrès et le temps de la catastrophe. C’est ainsi qu’on peut comprendre et soutenir le geste de celles et ceux qui cimentent des machines pour endiguer le flot du désastre et du fascisme. Les actions contre les industries polluantes ou pour la réappropriation des forêts visent un même objectif : enrayer l’infernale cycle économique et politique actuel pour que rien ne continue comme avant11.

Notes

  1. Catherine Jeandel, « Vers une terre en surchauffe », Terrestres. Revue des livres, des idées et des écologies, 15 octobre 2018.[]
  2. Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet et Benjamin Franta, « Total face au réchauffement climatique (1968-2021) », Terrestres. Revue des livres, des idées et des écologies, 26 octobre 2021.[]
  3. Michael E. Mann, « Le Jour de la Terre et la Crosse de hockey : un singulier message », Terrestres. Revue des livres, des idées et des écologies, 10 juillet 2019.[]
  4. Nelo Magalhães, « Les structures cachées des empreintes cachées », Terrestres. Revue des livres, des idées et des écologies, 17 mai 2021.[]
  5. Serge Audier, « Qui sont les ennemis de l’écologie politique ? », Terrestres. Revue des livres, des idées et des écologies, 5 mars 2019.[]
  6. Lesley Hugues, « Quand la catastrophe planétaire est notre boulot quotidien », Terrestres. Revue des livres, des idées et des écologies, 14 octobre 2018.[]
  7. Vincent Devictor, Anthropocène, dis-moi, combien tu t’appelles ?, Terrestres. Revue des livres, des idées et des écologies, 29 mai 2019[]
  8. Nelo Magalhães, « Combien pour sauver la Planète ? La fuite en avant des investissements verts », Terrestres. Revue des livres, des idées et des écologies, 6 février 2020.[]
  9. Pierre de Jouvancourt et Christophe Bonneuil, « En finir avec l’épopée », Terrestres. Revue des livres, des idées et des écologies, 9 juin 2014.[]
  10. Quentin Hardy et Pierre de Jouvancourt, « Qui sont (vraiment) les activistes de l’apocalypse ? », Terrestres. Revue des livres, des idées et des écologies, 13 octobre 2019[]
  11. par exemple « Appel pour des forêts vivantes », Terrestres. Revue des livres, des idées et des écologies, 2 août 2021 ou « Agir contre la réintoxication du monde », Terrestres. Revue des livres, des idées et des écologies, 7 juillet 2021.[]