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À propos de Val Plumwood, Dans l’œil du crocodile. L’humanité comme proie, traduit de l’anglais par Pierre Madelin, Éditions Wildproject, septembre 2021 (200 pages).

La philosophe australienne Val Plumwood (1939-2008) fut une pionnière, une des premières à prendre la catastrophe écologique à bras le corps de la pensée philosophique. Encore peu connue en France hors de quelques milieux académiques dédiés à la philosophie environnementale et plus récemment aux études écoféministes, la traduction de notre ami terrestre Pierre Madelin et la publication récente des Éditions Wildproject devraient faire découvrir une philosophe, une écoféministe et une activiste1.

Contre la logique du dualisme

Venue de la philosophie analytique et de la logique, sa réflexion fut nourrie de l’écoféminisme et de son engagement précoce, notamment pour la défense des forêts. Un de ses ouvrages fondateurs, Feminism and the Mastery of Nature2(1993) passe au peigne fin la logique de la pensée dualiste qui, en instaurant une discontinuité radicale entre mondes humains et mondes naturels, entre certains humains et d’autres moins humains, a institué des maîtres et justifié dominations et crimes. Inspirée initialement de la critique de la raison moderne formulée par Adorno et Horkheimer dans Dialectique de la raison, elle enrichit et dépasse cette critique en la nourrissant d’une approche féministe3. Le rationalisme qui oppose raison et émotion, esprit et corps, impose la croyance en une identité humaine, Une, désincarnée et déterrestrée4. Ce Un est masculin.

Val Plumwood, après des années de réflexion et d’activisme, savait que pour voir surgir de nouvelles manières de vivre avec la Terre, de nouveaux imaginaires étaient requis. Au fil du temps son écriture se fit plus narrative, plus lyrique aussi. Elle sut se saisir d’évènements dramatiques qu’elle eut à traverser, non pour en faire des récits de survie mais bien des expériences philosophiques. Ces récits singuliers empruntent une langue souvent poétique et des formes de narration propres à animer la nature, à rendre compte de sa créativité et de la vulnérabilité humaine. Val Plumwood a laissé des traces pour penser ce qui nous arrive face aux désastres écologiques.

L’écologie et la mort

Le présent ouvrage, Dans l’Œil du Crocodile, rassemble plusieurs récits, qui, à partir d’expériences vécues, parfois audacieuses, sont autant de moments où Val Plumwood éprouve les liens de continuité entre les mondes naturels et les mondes humains, entre la proie et le prédateur, entre la vie et la mort. Un face à face avec un crocodile marin de très grande taille, qui lui a fait frôler la mort et dont elle réchappe miraculeusement, et les visites du cimetière où est enterré son fils mort précocement, lui font éprouver, incorporer et penser ces liens. De telles expériences de pensée ne peuvent vraiment advenir qu’une fois largué l’héritage de la raison instrumentale qui accorde attention, finalité et vertu aux seuls sujets humains et transforme les autres en moyens et ressources, privés de toute vertu. Ces continuités essentielles ne signifient pas pour autant indistinction entre les mondes humains et non humains, mais bien plutôt désaliénation des mondes humains dans leurs relations à la nature. Réduire la nature à la culture conduirait au solipsisme humain et à la négation de l’altérité. Un des récits de ce recueil, Une Veillée pour un Wombat, In memoriam Birubi, est une célébration de l’altérité de son wombat5, recueilli tout jeune, orphelin et très malade. La résistance de cet animal à se laisser façonner et domestiquer, au gré d’une volonté humaine dominatrice, émerveillait Val Plumwood. Birubi déplaçait les frontières, sans les abolir, entre le sauvage et le domestique, entre l’humain et le non-humain.

val plumwood et birubi

Sa Rencontre avec le prédateur, premier récit du recueil, fut fondatrice. Dans la terre d’Arhnem en Australie, elle a survécu de justesse à l’attaque du plus grand des crocodiles vivants. C’était la saison des pluies de 1985. Au sein du paysage grandiose de ce pays des Pierres, façonné depuis des millénaires par le vent, la pierre et l’eau, l’Œil qui l’observe et la saisit sur sa maigre embarcation lui signifie instantanément ses limites : « Je suis allée trop loin ». L’Œil la plonge dans un « univers parallèle », un univers héraclitéen, celui de la chaîne alimentaire dans lequel le corps appartient à l’écosystème. Être une proie, de la nourriture, de la viande juteuse pour d’autres, choses qu’elle savait, qu’elle avait théorisé en rejetant l’anthropocentrisme, devenaient réelles dans ce « moment de vérité ». L’Œil du crocodile a transpercé ce qui lui restait de l’arrogance humaine, de la croyance en notre exceptionnalité dans le monde vivant. Il a défié l’idée d’une essence humaine singulière, pur esprit sans corps, sans attache terrestre, différente et supérieure à celle des autres vivants, eux privés d’esprit. Sa mâchoire a mordu dans le tabou de la comestibilité des humains, dans une créature humaine, un corps appétissant, une proie, un maillon de la chaîne alimentaire. Elle a défait l’identité des maîtres humains et le récit de leur séparation radicale de la nature. Sa voix, la voix du crocodile, qui « nous vient d’un lointain passé » et qui « couvre un laps de temps qui a vu naître et s’éteindre de nombreuses espèces »6, rappelle que toutes les créatures vivantes sont de la nourriture, même si elles ne sont pas seulement de la nourriture. Au lieu de diviser la réalité en deux mondes distincts et opposés, celui où nous sommes de la nourriture et celui où nous sommes des personnes, nous avons à vivre simultanément dans ces deux mondes parallèles. Val Plumwood s’en explique dans un très beau texte, La sagesse de la roche en équilibre : « Il nous faut apprendre à vivre dans ces deux mondes et à trouver des manières viables de passer de l’un à l’autre »7.

Cet évènement, qui a bien failli lui ôter la vie, n’est pas une erreur. Il n’est pas non plus un accident. Le considérer ainsi témoignerait encore de la difficulté à admettre notre appartenance au monde naturel, et ceci malgré les connaissances héritées depuis Darwin, écrit Val Plumwood. Le dualisme humain-nature, esprit et matière, qui fait des humains des êtres d’exception, « produit culturel de l’histoire de l’Occident depuis des milliers d’années »8, participe des désastres de cette civilisation. Ces croyances ont tant appauvri nos imaginaires et notre sensibilité, que nous avons rationnellement empoisonné et détruit les milieux vivants sans même imaginer que nous puissions en être affectés.

Une nouvelle spiritualité matérialiste

La rencontre avec ce crocodile fut aussi une confrontation à sa propre mort et à la mort tout court. Val Plumwood revient à plusieurs reprises sur la mort précoce de son fils, enterré dans un petit cimetière rural, riche en botanique, abritant des lézards flânant sur les tombes, se plaît-elle à écrire. Pourtant, l’exception humaine se lit dans les rites funéraires conventionnels, les cercueils épais, les dalles de pierre massives, l’élimination du monde vivant autour des tombes, autant de pratiques dont la vocation est de protéger le corps humain d’un retour à la terre et de devenir ainsi nourriture pour d’autres espèces. Dans l’univers dualiste, les humains sont, pour les uns, voués au « cielisme », êtres de passage temporaire sur Terre en attendant de rejoindre la vrai demeure dans les cieux, et pour les autres, ils sont voués à un athéisme matérialiste, la mort exprimant simplement l’arrêt définitif de la vie matérielle. Ce dualisme, qui côté pile voit la mort comme accès de l’âme à l’éternité et côté face comme dépérissement définitif du corps, a exclu les récits qui donnent sens à la continuité entre la vie et la mort.

Val Plumwood en appelle à une nouvelle spiritualité matérialiste, capable de célébrer les « puissances donatrices de la terre » : « En admettant que la vie circule, qu’elle est un don d’une communauté d’ancêtres, nous pouvons considérer la mort comme un recyclage et comme la réintégration d’une communauté écologique ancestrale »9. Elle assume là l’héritage spirituel de la civilisation aborigène en ce qu’elle célèbre cette continuité, comme le font tant d’autres civilisations. La visite au cimetière prend alors un tout autre sens : « Au lieu de mettre en avant la séparation de l’humain, cette nouvelle vision de la mort devra nous permettre de révérer le lieu de l’enterrement comme un lieu d’union avec les puissances telluriques sacrées l’ayant précédé, et d’honorer la dissolution de l’humain dans un flux plus qu’humain »10. La puissance de ce lieu, de ce cimetière habité, traversé par le temps gravé sur les tombes, peut alors être éprouvée.

Véganisme ontologique ou animalisme écologique ?

La perspective de la nourriture et de la mort traverse un autre récit, Babe, le récit de la viande qui parle, inspiré du film Babe et du livre de Dick King-Smith, Babe, Le cochon devenu berger11. Val Plumwood y rappelle l’horreur des élevages porcins industriels dans une économie fabricant des « animaux-marchandises » et des « animaux-machines », l’horreur aussi d’une colonisation du monde animal ayant créé des hiérarchies entre animaux-viandes, animaux-outils et animaux de compagnie, nourris de viande. Sa réflexion sur le « bien-être animal » apporte un éclairage particulier et bienvenu, sur un sujet désormais omniprésent, capable de capter et enflammer les esprits de tous bords, jusqu’à s’afficher comme label « éthique » dans les programmes électoraux. Ce « bien-être », auquel il est difficile de ne pas souscrire a priori, s’exprime le plus souvent en empruntant les voix du séparatisme dominant, le « eux » et « nous ». Le « bien-être animal », c’est pour  « eux », les « autres », les humains restant les maîtres extérieurs. En ces temps de destitution de la maîtrise humaine par des forces in-humaines ou a-humaines – que les humains ont souvent déclenchées-, le « bien-être animal » pourrait bien agir comme un pansement, une reprise « éthique » de la posture des maîtres. 

Une des oppositions majeures à cette tendance s’exprime dans le véganisme : la seule alternative à ce pouvoir des maîtres serait de s’abstenir universellement de tout usage d’animaux et produits animaux. Pourtant, une telle posture reconduit finalement l’étrangeté des humains dans la nature, leur non participation à la communauté terrestre. Elle répète le dualisme, même si la frontière entre nature et culture se déplace. Avec le véganisme, l’exception humaine de la non comestibilité serait étendue à d’autres espèces, laissant toutefois de nombreux vivants exclus de cette éthique. Le « véganisme ontologique », fondé sur l’abstention universelle des usages animaux, impose de surcroît une pratique de « consommateur privilégié », qui certes doit diminuer drastiquement la consommation de viande et boycotter les produits de l’élevage industriel, sans ignorer pour autant les cultures où l’alimentation n’est pas le fruit de choix dans les rayons des supermarchés. Les rapports entre humains et animaux ne relèvent pas toujours et partout de l’instrumentalisation rationnelle. Ils sont aussi le fruit d’une composition de mondes subtile, notamment dans des milieux très rudes offrant des possibilités limitées de nourriture : « Une contextualisation prudente des pratiques alimentaires offre aux militants une boussole bien plus fiable qu’un universalisme culturel tendanciellement hégémonique »12. Si le végétarisme a de bonnes raisons de se développer dans les métropoles modernes alimentées et gavées de viande industrielle – Val Plumwood est devenue végétarienne – à se fonder sur un déni ou un dégoût du corps, de la chair, de la matérialité, il ne fait qu’habiller le dualisme d’une éthique à prétention universelle.

Au véganisme ontologique, Val Plumwood oppose « l’animalisme écologique » ou comment penser simultanément les humains en termes écologiques et les non-humains en termes éthiques et culturels. Hors des réductions dualistes et d’un universalisme dominateur, l’alimentation devient une « texture complexe », faite de nécessités biologiques tissées dans des formes culturelles et sociales, spécifiques et diverses. Ainsi serait reconnue la continuité de toutes les formes de vie, y compris la forme humaine. Alors pourrions-nous être prêts « à partager nos territoires avec des prédateurs d’êtres humains et à défendre la restauration des territoires originels des nombreuses espèces de grands animaux dont la vie est menacée par la domination humaine, à tel point qu’ils sont sur le point d’être éliminés de la surface de la Terre »13.

Malgré l’eurocentrisme colonial qui imposait les canons de la beauté européenne et reléguait le monde de la forêt et de ses peuples indigènes à une vitalité primitive, malgré la morale puritaine rejetant une nature femelle licencieuse et diabolique, Val Plumwood a connu dès son enfance australienne la joie irrésistible d’une nature sensuelle, luxuriante, habitée de présences quotidiennes. « C’est la brousse qui fut ma véritable école », écrit-elle dans son récit La sagesse de la roche en équilibre14. Elle y a appris l’attention au monde vivant et sa vulnérabilité. Quinze ans après l’attaque du crocodile, avec son compagnon, elle arpente à nouveau, en saison sèche cette fois, les terres d’Arnhem, ce pays des silhouettes de Pierres animé des présences et récits des peuples aborigènes. C’est certainement le texte le plus lyrique du recueil, Saison sèche au pays des Pierres. La marche se fait dialogue avec la Terre, elle fait surgir la puissance de ces lieux et une réalité qui nous dépasse. Des immenses grottes d’art pariétal, datant de 20000 ans, attestent de la présence des ancêtres aborigènes. Elle révèle une nature active qui nous fait cheminer dans le temps géologique, celui qui a façonné ces pierres depuis deux milliards d’années, dans le temps humain avec la présence des ancêtres, dans le temps personnel.

Val Plumwood fut enterrée en 2008 dans le jardin de la maison construite de ses mains, sur la montagne Plumwood. Les feux ravageant l’Australie depuis 2019 ont atteint le village de Braidwood, proche de Plumwood Mountain. À l’heure des urgences de tous ordres, avons-nous le temps de plonger dans les réflexions de Val Plumwood, et de bien d’autres aujourd’hui ? Val rappelle salutairement que nous ne pourrons combattre durablement le feu avec les instruments des pyromanes. Sa pensée des « lieux » vivants, où se fécondent l’expérience vécue et la pensée critique, les alliances inter-espèces, la pluralité des temps, les pratiques écoféministes, rejoint les alternatives les plus radicales et porteuses d’un espoir.

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Notes

  1. Quelques articles l’ont faite connaître cependant : « La  nature, le moi et le genre », in Écologie Politique, Numéro 48, 2014, Presses de Sciences Po ; un extrait de L’Œil du crocodile, Terrestres, janvier 2019 ; et Réanimer la nature (2020), Réanimer la nature (2009), PUF, 2021.[]
  2. Val Plumwood, Le Féminisme et la maîtrise de la nature, (1993), à paraître aux Éditions Dehors en 2022.[]
  3. Voir notamment l’excellent ouvrage de Jean-Baptiste Vuillerod, Theodor Adorno. La domination de la nature, éditions Amsterdam, octobre 2021 (168 pages).[]
  4. Val Plumwood, La crise écologique de la raison (2001), à paraître aux Éditions Wildproject, en 2022.[]
  5. Mammifère marsupiau fouisseur qui vit dans les forêts montagneuses d’Australie, où ils creusent de vastes terriers.[]
  6. Val Plumwood, Dans l’Œil du crocodile. L’humanité comme proie, Wildproject, 2021, p.40.[]
  7. Val Plumwood, idem, p. 79.[]
  8. Val Plumwood, idem, p. 38.[]
  9. Val Plumwood, idem, p. 47.[]
  10. Val Plumwood, idem, Wildproject, 2021, p. 183.[]
  11. Dick King-Smith, Babe, Le Cochon devenu berger, Gallimard 1998.[]
  12. Val Plumwood, Dans l’Œil du crocodile. L’humanité comme proie, Wildproject, 2021, p. 168.[]
  13. Val Plumwood, idem, Wildproject, 2021, p. 154.[]
  14. Val Plumwood, Dans l’Œil du crocodile. L’humanité comme proie, Wildproject, 2021, p. 83.[]