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Cet article a été initialement publié dans Monthly Review en avril 2022. Il est traduit par Pierre de Jouvancourt.

La décroissance et l’écosocialisme font partie des mouvements, mais aussi des propositions politiques, les plus importants de l’écologie radicale. Bien entendu, tous·tes les décroissant·es ne se considèrent pas comme socialistes [NDT : au sens original, et non pas au sens du parti politique français qui inclut ce mot], et les écosocialistes ne sont pas tou·tes convaincu·es que la décroissance est un horizon désirable. Cependant, le respect mutuel et les convergences entre ces deux courants prennent de plus en plus d’ampleur. Essayons de dresser la carte de ce qui nous rassemble et de faire la liste des principaux arguments pour une décroissance écosocialiste :

1.      Il n’y a pas de capitalisme sans croissance. Ce dernier repose sur une extension permanente de la production et de la consommation, sur l’accumulation du capital et sur la maximisation du profit. Ce processus de croissance illimitée, fondé sur l’exploitation des énergies fossiles depuis le 18e siècle, nous mène droit vers la catastrophe écologique, le réchauffement climatique et menace d’extinction la vie sur Terre. Les vingt-six Conférences sur le changement climatique1 des trente dernières années témoignent du manque total de volonté des élites au pouvoir de mettre un terme à la course vers l’abîme.

2.      Toute alternative à cette dynamique perverse et destructrice se doit d’être radicale. C’est-à-dire qu’elle doit s’attaquer aux racines du problème, à savoir le système capitaliste, sa dynamique d’exploitation et d’extraction et sa recherche aveugle et obsessionnelle de croissance. La décroissance écosocialiste est une telle alternative. Elle s’oppose frontalement au capitalisme et à la croissance. Elle implique l’appropriation sociale des principaux moyens de (re)production et une planification démocratique, participative et écologique. Dans ce cadre, les principales décisions portant sur la production et la consommation doivent être réalisées par les peuples eux-mêmes afin de satisfaire leurs besoins sociaux réels tout en respectant les limites écologiques de la planète. Cela signifie que le peuple doit être en capacité de pouvoir déterminer directement et démocratiquement, et ce à toutes les échelles, non seulement ce qui doit être produit mais aussi comment et combien on produit. Il en va de même de la rémunération des différentes activités de production et de reproduction dont le but est notre entretien matériel et celui de la planète. Pour garantir un bien-être équitable à tou·tes, nous n’avons pas besoin de croissance économique mais plutôt de changer radicalement la manière dont nous organisons l’économie et dont nous distribuons la richesse produite par la société.

3.      Il est écologiquement indispensable de faire décroître la production et la consommation. La première mesure d’urgence consiste à mettre progressivement un terme aux énergies fossiles et à la consommation ostentatoire et dispendieuse des 1% les plus riches. Dans une perspective écosocialiste, la décroissance doit être comprise en termes dialectiques : nombreuses formes de production (comme les centrales à charbon) ou de services (comme la publicité) ne doivent pas seulement être réduites mais supprimées ; certaines, comme les voitures individuelles ou l’élevage, doivent être substantiellement réduites ; en revanche, d’autres doivent au contraire être développées, comme la paysannerie agro-écologique, les énergies renouvelables, les services d’éducation et de santé, etc. Dans le cas des secteurs comme la santé et l’éducation, on devrait se concentrer sur un développement qualitatif. Même les activités les plus utiles doivent respecter les limites de la planète. Il ne peut y avoir de production « illimitée » de quelque bien que ce soit.

4.      Le « socialisme » productiviste, comme celui mis en œuvre par l’URSS, est une impasse. Il en est de même pour le capitalisme « vert » promu par les grandes entreprises et par les « partis Verts » majoritaires. La décroissance éco-socialiste est une tentative de dépasser les limites des expériences socialistes et « écologiques » du passé.

5.      Il est de notoriété publique que le Nord Global est historiquement responsable de la plus grande partie des émissions de CO2 dans l’atmosphère. Par conséquent, les pays riches doivent assumer la plus grande part du processus de décroissance. Pour autant, nous ne croyons pas que le Sud Global devrait copier le modèle de « développement » destructeur et productiviste du Nord. Il s’agirait d’adopter une approche différente, mettant l’accent sur les besoins réels des populations en termes d’alimentation, de logement et de services fondamentaux plutôt que d’extraire toujours plus de matière (y compris d’énergies fossiles) pour le marché mondial capitaliste, ou que de fabriquer toujours plus de véhicules destinés aux minorités privilégiées.  

6.      La décroissance écosocialiste implique également la transformation des modèles de consommation ou des modes de transports existants, par la voie d’ un processus de délibération démocratique. Par exemple, en finir avec l’obsolescence programmée et les biens non-réparables, ou encore réduire drastiquement le transport de marchandises par bateau ou par camion (en relocalisant la production) ainsi que le trafic aérien. En bref, c’est bien plus qu’un changement de formes de propriété : il s’agit d’une transformation civilisationnelle, d’une nouvelle « manière de vivre » fondée sur les valeurs de solidarité, de démocratie, d’égaliberté2, et de respect pour la Terre. La décroissance écosocialiste vise une nouvelle civilisation qui rompt avec le productivisme et le consumérisme, pour favoriser une diminution du temps de travail afin de libérer du temps dévoué à des activités sociales, politiques, récréatives, artistiques, ludiques ou érotiques.

7.      La décroissance écosocialiste ne peut remporter de victoire qu’en se confrontant à l’oligarchie fossile et aux classes dirigeantes qui toutes deux contrôlent le pouvoir politique et économique. Qui doit lutter ? Nous ne pouvons défaire le système sans la participation active des classes ouvrières urbaines et rurales, qui constituent la majorité de la population et subissent déjà la plupart des maux écologiques et sociaux du capitalisme. Cependant, il nous faut également élargir notre conception de la classe ouvrière à celles et ceux qui prennent en charge la reproduction sociale et écologique, c’est-à-dire les forces qui sont désormais au-devant des mobilisations socio-écologiques : la jeunesse, les femmes, les peuples indigènes et les paysan·nes. Une nouvelle conscience sociale et écologique émergera à travers un processus d’auto-organisation et de résistance active de la part des exploité·es et des opprimé·es.

8.      La décroissance écosocialiste fait partie de la famille plus large des mouvements anti-système et écologiques : écoféminisme, écologie sociale, Sumak Kawsay (la « Vie bonne » indigène), l’environnementalisme du pauvre, Blockadia, Green New Deal (dans ses versions les plus critiques), et bien d’autres. Nous ne réclamons aucune primauté, nous pensons simplement que l’écosocialisme et la décroissance partagent un diagnostic et un pronostic puissants aux côtés de ces mouvements. Le dialogue et l’action commune sont dramatiquement urgents dans la conjoncture actuelle.


Notes

  1. NDT : les COP[]
  2. NDT : contre l’opposition traditionnelle et libérale de la liberté et de l’égalité, ce concept mélangeant égalité et liberté soulève la nécessité de les penser en même temps, voir Étienne Balibar,  La proposition de l’égaliberté. Essais politiques 1989-2009, PUF, 2010.[]