A propos de Édouard Morena, Fin du monde et petits fours, Les ultra-riches face à la crise climatique, 2023, La Découverte.
Fin du monde et petits fours du sociologue Edouard Morena propose une description lucide et incisive, parfois drôle et globalement désespérante de la « jet set climatique ». On apprend comment un petit groupe de milliardaires philanthropes a investi la question du réchauffement pour en tirer des profits symboliques — se poser en sauveurs de la planète — mais aussi matériels, via les forêts et la compensation carbone. On y découvre aussi le rôle clé de certains experts et leaders d’opinion : en échange de quelques gratifications—diriger tel ou tel institut bien doté— ils expliquent à qui veut l’entendre que le marché, soumis aux bonnes incitations économiques, est tout à fait capable de faire advenir un capitalisme décarboné grâce aux « innovations vertes » et tout cela en trois ou quatre décennies seulement. L’enrichissement extravagant de certains n’est donc pas incompatible avec la préservation de la planète, bien au contraire. Morena analyse le discours climatique des très riches comme émanant d’une classe consciente d’elle-même, défendant ses intérêts de long terme et son image, cherchant à apparaître comme étant du bon côté de l’histoire. Cela prêterait à rire si cet assemblage de milliardaires et d’experts, de politiciens et de bureaucrates internationaux n’avait pas défini, en même temps que sa bonne conscience écologique, le cadre dominant de la discussion climatique.
Morena fait débuter son récit dans les années 2000. Des milliardaires, issus de la Silicon Valley ou de la finance, commencent à s’intéresser à la question climatique. Le documentaire « Une vérité qui dérange » d’Al Gore (2006) semble fournir le déclic. Le plaidoyer de l’ancien vice président des Etats-Unis pour les technologies vertes avait de quoi les séduire : cette affaire de climat pourrait s’avérer très rentable. L’écologie n’est plus une affaire de sacrifices et de gauchistes : ce pourrait être the next big thing. Amory Lovins, un vétéran du solaire et de l’efficacité énergétique, déjà néolibéral vert à l’époque de Jimmy Carter, fait paraître Natural Capitalism. Les maîtres mots de l’époque sont : libre entreprise, marchés carbone, objectifs non contraignants, engagements volontaires, garanties publiques et solutions technologiques. En Europe, c’est un homme d’affaires américain établi à Londres, George Polk, qui, avec d’autres milliardaires, fonde la European Climate Foundation — la liste des sponsors inclut entre autres Bloomberg ou Eric Schmidt de Google. Dix ans plus tard, l’élection de Donald Trump donne du grain à moudre aux philanthropes du climat : heureusement qu’ils sont à la manœuvre et qu’il n’est nul besoin de l’Etat fédéral pour décarboner l’économie.
Grâce aux crédits-carbone, certains milliardaires transforment le sauvetage de la planète en espèces sonnantes et trébuchantes. Car le changement climatique donne un nouveau sens à l’accaparement du foncier. Un propriétaire de jet privé se vante même d’être « l’humain le plus carbon negative de la planète » grâce à ses propriétés… On le sait, le mécanisme REDD+, piloté par la Convention des nations unies sur le changement climatique, permet d’obtenir des crédits carbone grâce à des projets « évitant la déforestation1 ». Mais la nature très malléable de la notion de « déforestation évitée » et le caractère additionnel ou non desdits projets, ont permis à de véritables escrocs de gagner beaucoup d’argent sur le dos du climat. Des enquêtes récentes ont montré que l’écrasante majorité des crédits carbone fondés sur un sous-jacent forestier ne correspondait en réalité à rien2.
Edouard Morena insiste quant à lui sur le rôle trouble qu’a joué une figure clé de la jet set climatique dans cette affaire : Christiana Figueres, directrice de la Convention cadre sur le changement climatique de 2010 à 2016. Figueres est la sœur de l’ancien président du Costa Rica, José Maria Figueres, qui a présidé à la promotion touristique de son pays comme destination « écolo » et qui en a fait un pionnier de la rémunération des services éco-systémiques. Il prendra ensuite la direction du Carbon War Room, un Think tank pro-solutions technologiques, fondé par Richard Branson, grand défenseur du climat et accessoirement PDG de la compagnie aérienne Virgin. José Maria et Christiana Figueres travaillent tous deux avec John Hashford, un lobbyiste très influent à Washington, promoteur du « charbon propre », un des concepts climatiques les plus fumeux de ces cinquante dernières années. Christiana Figueres a aussi touché de près ou de loin à différentes affaires liées au système REDD+ qu’elle a contribué à mettre en place. Plus récemment, elle s’est associée au Bezos Earth Fund, doté de 150 millions de dollars —un millième de la fortune personnelle du fondateur d’Amazon, de la roupie de sansonnet. Morena n’est pas tendre envers les associations de défense du climat, y compris radicales, qui ont accepté l’aumône de Bezos : « accepter l’argent de son ennemi, c’est l’ultime humiliation, la preuve de son incapacité de s’extraire d’un système qu’on prétend renverser. Et l’on peut raisonnablement penser que Bezos le sait ».
Le livre montre ensuite le rôle de McKinsey dans la diffusion du discours du « capitalisme vert ». Forte de ses 33000 salariés et d’un réseau incomparable dans le monde industriel et financier, la firme se vante de pouvoir détecter et accélérer les tendances de l’économie mondiale par la diffusion des bonnes pratiques, et donc pourquoi pas, de bonnes pratiques environnementales. Morena raconte l’origine et le destin d’une courbe, celle des coûts marginaux d’abattement –quelles sont les actions climatiques les plus rentables ?–, qui a naturalisé l’idée d’une action climatique économiquement profitable et qu’il n’y aurait donc, au fond, aucune incompatibilité entre le business as usual de la plupart des entreprises et la défense du climat. L’outil très simple, inventé par McKinsey au milieu des années 1980 et reposant sur une méthodologie discutable, connaît un succès extraordinaire avant la COP 15 de Copenhague. Si celle-ci fut un échec retentissant, la fameuse courbe de McKinsey demeure et œuvre à la normalisation du capitalisme vert dans toutes les instances climatiques.
Sur Terrestres, lire Jean-Baptiste Fressoz, « Les plus pessimistes étaient beaucoup trop optimistes », mai 2023.
Les deux derniers chapitres du livre « Make our blabla great again » et « Une photo avec Greta » traitent de la période qui suit l’accord de Paris en 2015 et du rôle grandissant de la communication. Morena se penche sur le rôle du GSCC pour « Global Strategic Communcations Council », un réseau de communicants qui prodigue ses conseils aux scientifiques et aux experts du climat. En 2015, le GSCC s’active pour favoriser une communication positive et encourageante. Il faut absolument éviter que les scientifiques ne critiquent l’accord. Le discours à tenir est le suivant : oui la catastrophe est toute proche, mais non rien n’est joué d’avance grâce à la mobilisation des élites politiques et économiques et grâce aux technologies. Le suédois Johann Rockstrom, un des théoriciens de la « résilience » et des « limites planétaires » explique dans les colonnes de Nature que les climatologues doivent garder leur frustration pour eux car les politiques pourraient bientôt se lasser de leurs caprices. Bob Ward, le directeur de la communication du Grantham institute on climate change (d’où est issu Jim Skea, qui a pris la présidence du GIEC en 2023) s’en prend aussi aux climatologues déçus par la COP 21. Résultat, l’accord de Paris —non contraignant, il faut le rappeler— fut érigé en immense succès, en acte proprement historique. Et peu importe le gouffre entre les engagements et les réalités économiques.
« Dire c’est faire » expliquait le sémiologue John Austin. La défense du climat est aussi un acte de langage. Laurence Tubiana, qui connaît parfaitement ce petit monde — elle a joué un rôle important lors de la COP 21 et elle préside maintenant la Fondation Européenne pour le Climat — le dit explicitement : « la parole fait autant pour le changement que l’accord lui-même », « l’accord de Paris est une prophétie auto-réalisatrice3 ». C’est à ce moment que Christiana Figueres défend la stratégie de « l’optimisme transformationnel » : « pour réussir la décarbonation » explique-t-elle « il faut s’installer fermement dans un état d’optimisme obstiné ». Elle crée même une plateforme internet appelée « global optimism ». Les discussions lors du dernier forum de Davos (en 2022) sur le « tipping point » de la transition (la décarbonation va maintenant se dérouler à la vitesse de l’éclair par des boucles de rétroactions positives favorisant l’électrification) s’inscrit pleinement dans ce discours incantatoire formaté par les communicants depuis 2015.
J’ai lu le livre d’Edouard Morena avec une certaine jubilation et j’espère que ce court résumé donnera à bien d’autres l’envie de s’y plonger. Fin du monde et petits fours offre une description sans concession du discours climatique dominant et de ceux qui le portent, il montre le danger politique et climatique de l’union sacrée autour du capitalisme vert : l’urgence est là, il faut agir immédiatement et donc agir avec les riches et les pollueurs ; accepter leurs conditions, leurs solutions et leurs intérêts, un discours qui conjugue bizarrement catastrophisme climatique et optimisme technologique débridé. Le problème de ce discours est qu’il ne mène nulle part : nous n’avons pas, loin s’en faut, toutes les cartes technologiques en main. Des pans entiers de l’économie ne seront pas décarbonés, même dans un futur assez lointain. Or, négliger les obstacles technologiques empêche de poser deux questions clé pour le climat à savoir : le niveau de production et la répartition de la production. Remarquons aussi que ce discours est basé sur une vision naïve de la dynamique matérielle du capitalisme, qui pourrait soudainement passer du noir au vert4.
Un message sous jacent de ce livre est aussi, me semble-t-il, de souligner l’utilisation trop facile, y compris à gauche, de vocables comme « capitalisme fossile » ou « coalition fossile » qui ne sont au fond que l’envers de la « tech verte » et du « capitalisme naturel » des philanthropes du climat. En singularisant quelques entreprises et toujours les mêmes —Exxon en particulier, certes responsable mais aussi bouc émissaire du réchauffement— on s’empêche de comprendre les ressorts profonds d’une crise immense, tout à fait systémique du monde productif tel qu’il a été bâti depuis deux siècles.
Pour ceux, chaque jour plus nombreux, qui travaillent sur le climat et la transition, le livre de Morena est aussi une invitation à la réflexivité. Son analyse de la philanthropie américaine et des grands think tanks internationaux peut sans difficulté s’appliquer à l’échelon inférieur : non pas la jet set climatique, mais aux experts plus obscurs et plus nombreux qui aspirent à la rejoindre. La tendance actuelle à multiplier les instituts, les think tanks, les chaires, les comités, les masters, les postes et les places fournit mille occasions nouvelles pour qui veut tenter sa chance auprès des Rockefeller du climat. Le problème est que cette sphère climatique à cheval entre privé et public, entretient bien souvent des relations étroites avec le business, y compris celui du pétrole du gaz ou du béton —« il faut embarquer tout le monde dans la transition » étant l’excuse généralement employée pour accepter les millions des entreprises5.
Le grand mérite du livre de Morena est qu’il n’hésite pas à porter le fer dans la plaie. Il se montre néanmoins bien charitable envers les scientifiques et les universitaires. Le monde académique, les économistes en particulier, ont pourtant joué un rôle décisif dans le discours du capitalisme vert. Ce sont des universitaires et non des philanthropes qui, les premiers, ont vanté le mérite des crédits carbone, ce sont des économistes qui, dès les années 1970, ont mis l’accent sur les solutions technologiques, laissant la question de la décroissance ou même de la sobriété dans un état de friche scientifique. Et ce sont aussi des experts du groupe III du GIEC, payés avec de l’argent public pour la plupart, qui ont inclus des quantités faramineuses « d’émissions négatives6 » dans leurs modèles , ouvrant la porte aux initiatives « philanthropiques » sur la forêt et à l’affairisme des crédits carbone. Si les Bezos et autres Bloomberg ont eu la partie facile pour cadrer la discussion climatique, c’est aussi grâce à notre corporation, à nos positions timorées et à notre porosité vis-à-vis des intérêts économiques.
Notes
- REDD pour “reducing emissions from deforestation in developing countries”. En échange de la protection d’une forêt, les propriétaires peuvent recevoir des crédits carbone.[↩]
- https://www.theguardian.com/environment/2023/jan/18/revealed-forest-carbon-offsets-biggest-provider-worthless-verra-aoe[↩]
- https://www.lemonde.fr/conferences-climat/article/2016/11/19/laurence-tubiana-l-election-americaine-sera-un-test-de-verite-pour-l-accord-de-paris_5033966_5024922.html[↩]
- Sur ce point je me permets de renvoyer à mon livre à paraître : Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Paris, Le Seuil, 2024.[↩]
- https://www.greenpeace.fr/comment-totalenergies-influence-la-science/[↩]
- Stockage de carbone soit en améliorant le « puits forestier » –qui se porte pourtant de moins en moins bien en partie du fait du changement climatique, soit par les BECCS pour Bioenergy Carbon Capture and Storage : en clair des centrales thermiques qui brûleraient du bois, récupéreraient les émissions à la sortie des cheminées pour les stocker sous le sol…[↩]