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À propos du livre All incomplete. Alternatives au capitalisme logistique, de Fred Moten et Stefano Harney, traduit par Mabeuko Oberty et paru en 2025 aux éditions Les Liens qui Libèrent.
Récemment traduit en langue française, All Incomplete, le dernier essai de Stefano Harney et Fred Moten, met au centre de sa réflexion la question du « capitalisme logistique ». Les auteurs, tous deux étasuniens – le premier enseignant à la KHM de Cologne, le second poète, performeur et enseignant à la New York University – sont surtout connus pour leur premier livre écrit à quatre mains : Les sous-communs (Brook, 2022), sur lequel nous reviendrons. Disons-le d’emblée : leur dernier ouvrage est ardu et diffère du style classique en sciences humaines et sociales. Il ne faut pas s’attendre à une prose didactique et progressive. Ce livre assez dense et foisonnant propose une réflexion qui mêle philosophie et sciences politiques, poésie et culture radicale black (tradition de pensée nord-américaine dont certains auteurs essentiels comme Cedric Robinson commencent à peine à circuler dans l’espace francophone1).
Quiconque réfléchit aux limites écologiques de notre système socio-productif trouvera des intuitions importantes dans les trajectoires théoriques vertigineuses que Motent et Harney élaborent autour de la question cardinale de la logistique. Dès 2009, l’antropologue Anna Tsing affirmait l’importance d’analyser notre situation en termes de « capitalisme de la chaîne d’approvisionnement (supply chain capitalism) » :
Le « capitalisme de la chaîne d’approvisionnement » désigne ici les chaînes commerciales basées sur la sous-traitance, l’externalisation et les accords connexes dans lesquels l’autonomie des entreprises impliquées est légalement établie, tout en les soumettant à une discipline au sein de la chaîne dans son ensemble.2
C’est ce double mouvement corrélé de séparation en entités autonomes et compétitives, d’une part, et d’enchainement à un écosystème économique hégémonique, d’autre part, que nous retrouvons dans les analyses philosophiques d’All Incomplete. Les terrains de recherche anthropologiques d’Anna Tsing nous suggéraient, à ce propos, de ne pas nous attarder excessivement sur l’épouvantail de la standardisation globale, en nous invitant à voir plutôt comment cette forme de productivité capitaliste se fondait sur une variété (diversity) de « niches économiques fragmentés mais reliées ».
« La nature aime se cacher », disait une maxime célèbre d’Héraclite3. Tout un courant intellectuel qui peut être qualifié de « post-naturel » s’est consacré depuis un certain nombre d’années à déconstruire l’évidence fuyante de cette nature à partir de traditions hétérogènes. Du marxisme à l’anthropologie en passant par les gender studies, de Bruno Latour à Timothy Morton en passant par Donna Haraway, on nous a appris à observer de manière critique les mécanismes culturels et politiques qui instaurent le périmètre du « naturel ».
Au sein de « l’écologie-monde4 » contemporaine, il y a cependant une chose qui, bien qu’elle soit partout, « aime se cacher » : la logistique. On pourrait la considérer comme une sorte de seconde nature d’origine technique et qui demande, elle aussi, un effort de compréhension critique. Nous ne pouvons pas comprendre les relations matérielles que nous entretenons avec l’écosystème planétaire en faisant l’économie d’une lecture méticuleuse des chaînes de déplacement et d’approvisionnement qui structurent le métabolisme de nos communautés interconnectées. À l’heure de l’économie globalisée, de la production just in time ou de la consommation à la demande de biens et de services, la reproduction de nos modes de vies dépend d’un immense régime logistique qui soutient la production et la livraison de ce qui nous permet de communiquer, manger, lire, nous habiller…5
La logistique aussi aime se cacher. La logistique préfère disparaître derrière ses effets, ses derniers maillons, ses services accomplis. Elle tente d’apparaitre comme neutre afin éviter d’être appréhendée comme un exercice de pouvoir et gouvernement6. Nous recevons le livre commandé par Amazon : en quelques jours à peine, voilà qu’il arrive « magiquement » dans notre boite aux lettres. Et voilà aussi que cette « magie » fait oublier les entrepôts de stockage, les serveurs de traitement des commandes, l’exploitation salariale, la sous-traitance compétitive de la livraison, le carburant brûlé par les navires cargo…
Dans l’essai Planète B, Gwenola Wagon écrit à propos du protagoniste B, avatar explicite de Jeff Bezos :
B a profité de l’accélération de l’information comme de l’envoi des colis pour raccourcir le temps de livraison. Réduire l’attente et court-circuiter l’espace-temps pour répondre instantanément au désir d’achat. Diminuer le coût de la consultation du site. Faire disparaître les traces de la locomotion et simuler que le produit est déjà là.7
Le fonctionnement de la logistique peut être inscrit dans la tendance plus générale des médiations techniques à se cacher derrière le résultat qu’elles livrent – du moins tant que rien ne coince ou ne bugge8. Si aujourd’hui la montée en puissance de la logistique évoque immédiatement les infrastructures de la plateforme numérique et ses black boxes, elle s’inscrit dans la continuité historique de phénomènes majeurs tels que l’exploitation des énergies fossiles (charbon, pétrole…) ou l’invention du container.
Une des façons de rendre compte de cette réalité cruciale dans le champ théorique contemporain a été le développement d’études sur les questions infrastructurelles (Infrastructure Studies / Critical Infrastructure Studies), un domaine ancré surtout dans les sciences sociales9. L’infrastructure constitue dans ce champ de recherche un objet composite qui permet d’analyser autant des écosystèmes matériels de connexion, coordination et transport, que des formes de gouvernementalité et subjectivation. Voici la définition qu’en donne la chercheuse Keller Esterling dans un essai ayant marqué cette approche théorique :
Le mot « infrastructure » évoque généralement des associations avec des réseaux physiques permettant le transport, la communication ou les services publics. L’infrastructure est considérée comme un substrat caché, le moyen de liaison ou le courant entre des objets caractérisés par des conséquences, des formes et des lois positives. Pourtant, aujourd’hui, au-delà des réseaux de tuyaux et de câbles, l’infrastructure comprend des micro-ondes émises par des satellites et des appareils électroniques miniaturisés que nous tenons dans nos mains. Les normes (standards) et les concepts qui déterminent à peu près tout – des objets techniques aux styles de gestion – constituent également une infrastructure. Loin d’être cachée, l’infrastructure est désormais le point de contact et d’accès manifeste entre nous tous – les règles qui régissent l’espace de la vie quotidienne10.
Bien qu’on puisse ressentir une dilution face à cette ouverture de la focale conceptuelle, la perspective proposée par Esterling nous permet d’appréhender plus efficacement les dispositifs qu’on appelle « infrastructures » comme des objets complexes impliquant autant des couches matérielles et que des couches abstraites, des modifications des paysages terrestres tout comme des protocoles politiques internationaux ou des modulations d’espaces intérieurs subjectifs. Moten et Harney nous invitent précisément à observer le capitalisme logistique comme une combinaison d’éléments hard (des routes, des câbles, des zones de stockage, des canaux d’approvisionnement énergétique…) et d’éléments soft (programmes informatiques, ingénierie des flux, management des stocks, attentes sociales…). Si on prend, par exemple, l’infrastructure d’UberEats, nous pouvons comprendre la logistique de cet acheminement de repas à domicile comme un assemblage qui réunit une série de composantes enchevêtrées mais disparates : des véhicules particuliers, des algorithmes d’appariement demande/offre, un certain droit du travail, des smartphones connectés au réseau 5G, le désir de confort alimentaire dans un rythme de vie frénétique, des systèmes de paiement sécurisé en ligne, une cartographie interactive intégrant la géolocalisation en temps réel, une culture diffuse de l’auto-entrepreneuriat…
Le travail universitaire des études infrastructurelles n’épuise pas le spectre des gestes qui explorent ce domaine. De nombreuses opérations performatives et artistiques tentent d’entrainer collectivement une « proprioception infrastructurelle », selon le terme de l’artiste-chercheur Jamie Allen11. Des cartes du collectif Bureau d’études12 aux démontages analytiques du tandem Raffard-Roussel13 en passant par les essais cinématographiques de Gwenola Wagon et Stephane Degoutin14, les artistes essayent d’alimenter la sensibilité et la conscience des environnements infrastructurels qui façonnent notre quotidien par des gestes hétérogènes : par des ateliers pratiques de démontage, par des représentations graphiques synthétiques, par des balades-enquêtes dans l’espace urbain et numérique, par des récits spéculatifs. Comment percevoir les écosystèmes infrastructurels sur lesquels nous sommes branchés ? Et pourquoi le faire ?15 Si on les connait, alors on peut les débrancher.
Le simple sabotage des antennes 5G ou la cartographie visuelle du stack numérique ne suffisent pas tactiquement : elles doivent être accompagnées par la fabrication d’écosystèmes différents et plus désirables en termes écologiques et démocratiques.
Le même Jamie Allen a mis en évidence les limites d’un simple « dévoilement constructiviste » des infrastructures techniques, qui serait dépourvu de propositions tactiques pour des infrastructures alternatives. Il parle à ce propos de la nécessité d’une « rêverie infrastructurelle » qui activerait d’autres organisations socio-techniques par l’imagination et l’exploration16. Les limites d’un simple sabotage des infrastructures dominantes méritent également d’être questionnées. En d’autres termes, la conscience des chaînes logistiques hégémoniques et leur obstruction est nécessaire mais non suffisante. Comme l’écrit la chercheuse Fanny Lopez, il faut envisager le problème logistique des infrastructures techniques par de multiples opérations qui prolongent et dépassent les gestes d’exploration et de blocage : « débrancher des segments, réinventer les liens techniques sans forcer ni arraisonner le vivant ; repenser les structures et la gouvernementalité des réseaux »17. Cela équivaut à dire que le simple sabotage des antennes 5G ou la cartographie visuelle du stack numérique ne suffisent pas tactiquement : elles doivent être accompagnées, si on reste dans l’exemple du numérique, par la fabrication d’écosystèmes différents et plus désirables en termes écologiques et démocratiques (comme dans le cas du permacomputing ou du cloud associatif).
Ce court cadrage théorique permet de situer l’abstraction poétique de l’essai All Incomplete de Moten et Harney dans un contexte de réflexion et d’action politique plus vaste, ainsi que ses « alternatives au capitalisme logistique » mises en avant par le sous-titre de la traduction en français.
Mais qu’est-ce que donc le « capitalisme logistique » ? En trahissant partiellement la densité organique de l’écriture des auteurs, j’essaie de tracer les contours de cette perspective à la fois intellectuelle et lyrique après avoir participé à l’aventure collective de traduction de ce texte fascinant et fuyant. Cet exercice souhaite moins épuiser en la synthétisant sa prose originale qu’attiser le désir de se perdre dans le tourbillon de pensée et d’images d’All Incomplete.
Si le récit philosophique de la logistique dans « All Incomplete » s’échafaude autour de l’implication violente des corps, c’est aussi et surtout à cause de la référence raciale et esclavagiste qui l’inspire transversalement.
1. Amazon vient des cales sombres des navires négriers
Le problème de la logistique se manifeste pleinement dans le contre-jour de l’histoire coloniale – donc en amont de la motorisation, de l’automatisation ou encore de la numérisation qui ont alimenté la période d’expansion technologique et productive la plus récente, entre les XIXe et XXIe siècles. Ancré dans l’expérience passée et présente des communautés afro-américaines, All Incomplete présente « la logistique » comme « la science blanche » par excellence (p. 37). C’est dans l’appropriation et l’organisation déployées au sein de la traite esclavagiste et de la plantation que se forge à une échelle aussi grande que décisive cette science du flux : « Bien sûr, la logistique existait déjà en tant que pratique dans les affaires militaires, depuis qu’il y a des sièges, des invasions et des forts. […] La traite esclavagiste africaine et transatlantique a représenté la grande et hideuse introduction de la logistique de masse à des fins commerciales plutôt que militaires ou étatiques » (p. 180). Si le récit philosophique de la logistique dans All Incomplete s’échafaude autour de l’implication violente des corps (opposés au principe d’une expérience plus fugitive et moins individuelle de ce qu’on appelle dans le texte la « chair »18) c’est aussi et surtout à cause de la référence raciale et esclavagiste qui l’inspire transversalement.
Tout en faisant un clin d’œil aux manifestations numériques contemporaines du pouvoir logistique, chez Moten et Harney l’emploi récurrent du terme « algorithme » résume une mise en forme plus vaste et profonde que le domaine des technologies digitales. Elle s’impose corporellement comme une pulsation musicale et chorégraphique (riddim) : « Être formé·e, c’est être formé·e dans ce rythme, être composé·e algorithmiquement, être contraint·e de porter ce rythme mais aussi de le développer, de l’améliorer, de l’exporter et de l’importer, ce qui revient à dire qu’être composé·e algorithmiquement, ce n’est pas seulement être battu·e, mais battre. » (p. 99). Cette représentation ample et poétique du capitalisme logistique esquissée par Moten et Harney peut surprendre car elle n’est pas immédiatement « infrastructurelle » comme celle de beaucoup d’analyses en sciences sociales19. Sans exclure la pertinence de l’infrastructure, en effet, All Incomplete propose une interprétation plus-qu’infrastructurelle de la question logistique qui s’infiltre dans les pulsations physiques et affectives du sujet.
2. La logistique est Zen
Dans l’élan initial du livre, Moten et Harney se demandent : « que devons-nous tirer du fait qu’aujourd’hui la science qui semble avoir le plus réalisé la Doctrine du Cœur du bouddhisme Zen est la logistique ? » (p. 34). Cette doctrine prône une fluidité, une mobilité ou un vide qui s’avèrent être des conditions de prolifération idéales pour les opérations du régime logistique. Est-ce donc un hasard si ces disciplines orientales connaissent un si grand succès dans le monde contemporain ? La stratégie logistique adhère avec enthousiasme au ji ji muge bouddhiste entendu comme « non blocage » : « C’est la science de la logistique qui rêve de flux sans blocage et essaie de faire de ces rêves une réalité. La logistique hard et la logistique soft fonctionnent ensemble. Le yang de la Nouvelle Route de la Soie et le yin de l’algorithme fantasment tous les deux sur le non blocage. » (p. 34). Adepte acharnée de cette discipline zen, la logistique envisage la fluidité du vide comme une opportunité d’aménagement stratégique voué à la réalisation d’une accessibilité universelle et d’une mobilité sans frein. Le détournement du zen est l’emblème des aspirations totalisantes du capitalisme logistique.
Adepte acharnée de cette discipline zen, la logistique envisage la fluidité du vide comme une opportunité d’aménagement stratégique voué à la réalisation d’une accessibilité universelle et d’une mobilité sans frein.
Pour Moten et Harney, « la science capitaliste de la logistique » est condensée par la formule « mouvement + accès » (p. 71). Toute maladresse, toute déviation ou tout épuisement équivalent donc à un « sabotage » qui ralentit ou entrave ces principes de fonctionnement : « tout repos dans la vie sociale – ce que nous appellerions, avec Valentina Desideri, notre conservation militante, la fermentation de nos désirs – [est amené à être] dénoncé comme antisocial » (p. 186). Ici, il n’est pas question spécifiquement de « soulèvements infrastructurels » (infrastructural unrest) qui troublent au premier degré les flux de marchandises dans les entrepôts Amazon ou les flux de pétrole dans les pipelines20. Ce sont des phénomènes mineurs et diffus d’inaccessibilité et d’interruption – pas décorrélés, au fond, des évènements majeurs et médiatiques mentionnés que Moten et Harney célèbrent par leurs réflexions : le « repli » d’une danse, d’un barbecue, une crèche, un atelier de mécanique (p. 217)… All Incomplete nous encourage à penser des résistances « anti-héroiques » qui prennent forme dans une multitudes de moments « fugitifs » de socialité quotidienne où se réalise une soustraction au flux de la production et de l’organisation logistique. Si on reprend les catégories du matérialisme féministe, la pensée des deux auteurs étasuniens s’intéresse davantage aux couches « reproductives » de notre existence collective qu’à celles « productives ». Access denied : refuser l’accès signifie consentir au partage, précieux paradoxe.
La logistique tend ainsi à phagocyter les valeurs supposément émancipatrices de droit d’accéder et se déplacer dont devrait abstraitement jouir tout sujet. Ou, du moins, elle sème des doutes au sein de toute adhésion hâtive à la liberté d’accès ou de mouvement21. All Incomplete nous apprend à nous méfier de l’universalité positive de ces droits, à y ressentir l’intrusion impitoyable des logiques capitalistes, bien qu’on ne doive pas arrêter de célébrer contextuellement la nécessité d’un accès culturel démocratique dans le champ numérique (open access, creative commons…) ou le droit de circulation contre les frontières. À cette conception du mouvement qui fait l’objet d’une critique en tant que volonté souveraine de l’individu et processus d’accumulation capitaliste on peut opposer le « mouvementement » dont parle la théoricienne Emma Bigé : une activation corporelle et un déplacement animé plutôt par de forces environnementales et transindividuelles22. Être mouvementé est une condition irréductible à la mobilité capitaliste, dépend d’une solidarité physique ingouvernable avec ce qui nous entoure et nous traverse. En somme, le contraire de la logistique ne coïncide pas nécessairement avec une stase.
3. La logistique vise le kaizen
Le capitalisme logistique n’est pas uniquement Zen. Il aspire aussi au « kaizen », dans ses volontés de gestion pointilleuse. La logistique fonctionne selon une logique « d’optimisation » permanente et capillaire. Telle est la signification du terme japonais « kaizen » qui a été mobilisé historiquement pour exprimer l’esprit du toyotisme et la mutation du management industriel vers une flexibilité allégée (lean)23. Il faut s’améliorer et améliorer, sans cesse. Il est surtout question, ici, d’une amélioration du flux, toute amélioration individuelle ayant pour fin l’accélération du processus général : « L’importance de la marchandise n’est rien en comparaison de la qualité du flux qu’elle emprunte, qui est l’infrastructure que les travailleureuses fabriquent et rendent meilleure, plus résiliente. » (p. 185). Améliorer signifie conquérir plus de communication, plus d’accessibilité, plus de connexion, plus de vitesse, plus de production. S’améliorer signifie se rendre davantage disponible à ces augmentations, embrasser activement sa propre insuffisance comme un travail infini (donc éreintant) au service des chaînes de valorisation24. Telle est la circularité perverse de cette injonction : « La logistique vise à nous corriger, à nous démêler et à nous ouvrir à son usufruit, son amélioration ; un tel accès à nous, à son tour, améliore la ligne de flux, la ligne droite » (p. 39).
« L’importance de la marchandise n’est rien en comparaison de la qualité du flux qu’elle emprunte, qui est l’infrastructure que les travailleureuses fabriquent et rendent meilleure, plus résiliente. »
Fred Moten et Stefano Harney
Les systèmes d’évaluation et de mesure viennent au secours de cette optimisation ubiquitaire. Ils la guident, ils nous guident vers de nouvelles frontières d’efficacité et d’optimisation. Si le principe du kaizen trouve son ancrage historique dans le dépassement de la chaîne fordiste par le flux just in time toyotiste, il anime une tension plus générale de la modernité individualiste et capitaliste obsédée par ce que Moten et Harney appellent « l’usufruit » : à savoir, « la réunion de deux types d’amélioration – l’amélioration de soi et l’amélioration de la propriété au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle » (p. 177). D’une part rendre plus fluide et efficace la structure productive et sa rentabilité, de l’autre inculquer cette soif de perfection et performance au sein de l’intimité personnelle.
Vous pouvez traduire « amélioration » par « progrès », si cela rend le raisonnement plus clair. Et il n’y a progrès que si on peut s’approprier quelque chose pour exercer pleinement son droit/devoir d’amélioration contre celleux qui n’en seraient pas capables. Le capitalisme logistique perfectionne voracement, il souhaite compléter ce qui est incomplet en chacun·e. Mais cette incomplétude imparfaite constitue le partage social le plus précieux et profond, ce qui nous rassemble et nous anime. L’améliorer signifie perdre cette socialité fondamentale, la dissiper ou la canaliser productivement : « Pouvons-nous accepter et embrasser une telle imperfection, pour continuer à imparfaire chaque effondrement logistique ancien et nouveau ? » (p. 201)
4. La logistique ne nous sépare individuellement que pour nous enchainer ensemble
Moten et Harney reprennent la structure binaire qui triomphe dans la technologie informatique pour résumer la tension qui structure le capitalisme logistique. Cette structure n’évoque pas uniquement le fonctionnement numérique, elle est présentée également sous la forme déjà mentionnée d’un rythme. C’est un « rythme qui tue » (p. 98). Il a deux temps corrélés : « Le premier temps sépare, délimite, isole chaque marchandise de la suivante. Le deuxième temps rend chaque chose égale à toutes les autres. Le premier temps fait de chaque chose une entité discrète. Le deuxième temps rend toutes choses identiques. » (p. 97) On ne sépare que pour mieux relier, on n’identifie que pour mieux homogénéiser.
D’une part, le gouvernement de la logistique impose de se posséder soi-même, de devenir individu autonome et agent souverain, de s’affirmer comme productivement autonome, de s’isoler, « d’être des fins en soi » (p. 167). De l’autre, il met inexorablement les entités individuelles au service du flux, enchaîne cette prétendue autonomie à un processus frénétique et global de valorisation où l’individualité est finalement emportée, subsumée : « Aujourd’hui la logistique nous mobilise et nous met en réseau comme elle ne l’a jamais fait auparavant. Elle fait de nous des moyens comme elle ne l’a jamais fait auparavant. Elle ouvre l’accès partout et à tout » (p. 166-167). Pour le dire autrement, l’univers socio-économique contemporain encourage un individualisme forcené tout en le mettant au service de dynamiques économiques et politiques qui dépassent largement la conscience et la volonté individuelle. D’où le corollaire du point suivant.
D’une part, le gouvernement de la logistique impose de se posséder soi-même. De l’autre, il met inexorablement les entités individuelles au service du flux.
5. Le contraire de l’infrastructure n’est pas l’individu
On pourrait opposer instinctivement l’échelle personnelle et individuelle aux logiques impersonnelles et systémiques des écosystèmes infrastructurels, mais on risque de se tromper de solution, de penser qu’on résiste alors qu’on alimente l’ennemi. All Incomplete nous démontre avec véhémence ce que nous ressentons souvent comme un malaise sourd et confus : que les processus d’individuation et de subjectivation sont mis au service de la production d’un « surplus : volé, accumulé, régulé » (p. 166) qui nourrit le métabolisme capitaliste. En ce sens, Moten et Harney s’attellent à mettre à l’épreuve une certaine matrice foucaldienne et ses perspectives d’émancipation fondées sur un « souci de soi ». Ils rejettent les politiques du sujet et de l’individu, autant celles libérales basées sur des principes marchands que celles plus subversives basées sur une volonté d’émancipation individuelle : « toute forme de subjectivation, ou d’identité individuelle dématérialisée et isolée de l’écologie générale et générative de la société par le régime de travail propre au capitalisme logistique, est déjà liée à une chaîne de valeur attachant cerveau, esprit, identité et sujet. » (p. 187).
Penser contre la logistique ou contre l’échelle des systèmes infrastructurels ne signifie pas s’enfermer dans la forteresse de l’autonomie individuelle qui s’avère en être largement complice. La critique du capitalisme logistique déployée par Moten et Harney fait plutôt appel à un principe d’« antagonisme général ». La crête qui sépare ces expériences politiques opposées semble parfois fine et ambiguë – ce qui permet au premier de mieux s’accaparer les puissances du second et devenir moins intelligible. Bien que la dynamique impersonnelle et collective de l’antagonisme général pourrait rappeler certaines spécificités de la dimension logistique, il en constitue une subversion foncièrement radicale : « Au cœur de sa production [d’un tel antagonisme], il y a une certaine absence de discernement, une certaine différenciation qui ne divise pas, une consolation sans bornes contre l’isolement, une résonance haptique qui rend possible et impossible ce rythme meurtrier, la musique sous-commune qui échappe sans cesse à la logistique émergente de ce rythme mortel et l’épuise » (p. 98). Être antagoniste, généraliser cet antagonisme signifie concevoir et entretenir une résistance qui échappe à la confrontation guerrière et frontale, qui ne découle pas d’une précise rationalité stratégique. L’antagonisme qui est loué par All Incomplete consiste en une puissance solidaire et ubiquitaire qui ne cesse pas de se reproduire et de s’expérimenter dans le sous-sol d’une organisation capitaliste et étatique à laquelle la vie sociale refuse de se réduire.
6. L’informalité sociale excède toujours la mise en forme des flux
La logistique strie l’espace et le temps pour organiser des lignes de flux qui orientent les agitations locales et spontanées : « La logistique cherche à imposer une position, une direction et un flux à notre mouvement, à notre pédèse, à notre marche aléatoire, à notre errance vagabonde » (p. 166). Ainsi elle dessine des grilles dans lesquelles on canalise les lignes de fuites de ce qui s’oppose à l’appropriation et au gouvernement logistique. Ces fuites émergent sans cesse sous la forme de ce que Moten et Harney n’appellent pas seulement « antagonisme général » mais aussi « informalité ». Si le mantra de la logistique est l’accès, alors le principe de la socialité informelle est l’excès.
Si le commun demeure une perspective fondée sur des catégories politiques classiques comme l’individu ou la contractualisation, le sous-commun y échappe farouchement.
Ce qui excède renvoie à une impossibilité d’appropriation où nous nous retrouvons ensemble, donc à une sorte de puissance plutôt qu’à une diminution : « la préservation militante de ce que vous avez (un vous entendu comme un nous), dans la dépossession commune, qui est la seule forme possible de possession, de manière d’avoir en excès de celleux qui ont. » (p. 57). Et bien qu’il lui soit étranger et antagoniste, « le capital […] cherchera néanmoins à calculer, exproprier et brûler cet excès » (p. 149). La posture devient diagonale. Parler d’antagonisme permet d’éviter de parler d’ennemi, déplacer le terrain de l’affrontement, trahir moins la complexité de la situation politique dans laquelle nous sommes embourbé·es.
7. À la souveraineté contractuelle s’oppose le principe de « jurisgenerativité » sous-commune
Dans leurs travaux précédents, Motent et Harney avaient forgé une formule devenue célèbre pour décrire la dimension informelle : « les sous-communs » (undercommons). Cette formule dialoguait explicitement avec le concept de communs devenu si central dans les mouvements politiques et écologistes contemporains pour en rejeter une certaine racine contractualiste et économiciste : « L’idée des communs comme un ensemble de ressources et de relations que nous (qui sommes par ailleurs exploité·es et exproprié·es) construisons ou protégeons, gérons ou exploitons » (p. 218). Si le commun demeure une perspective fondée sur des catégories politiques classiques comme l’individu ou la contractualisation, le sous-commun y échappe farouchement : « Être sous-commun·e, c’est vivre de manière incomplète au service d’une incomplétude partagée, qui reconnaît et insiste sur la condition inopérante de l’individu et de la nation, alors que ces fantasmes brutaux et insoutenables, avec tous les effets matériels qu’ils génèrent, oscillent dans l’intervalle toujours plus court entre le libéralisme et le fascisme. Ces formes inopérantes tentent toujours d’opérer à travers nous » (p. 218).
Dans les sous-communs s’exprime ce que Moten et Harney appellent une « force jurisgénératrice » (p. 89), aux antipodes des régulations du « contrat antisocial » (selon leur jeu de mot). Ils défendent par ce concept de « jurisgenerativité » la capacité de produire des formes de vie collective par le bas et dans le partage, au lieu d’être gouverné·es par une souveraineté transcendante (ne serait-ce que celle d’un individu maître qui négocie avec un autre individu maître). Le simple fait de traverser ou habiter ensemble un certain espace public d’une certaine façon (par exemple dans le cadre d’une socialité afro-américaine) peut être appréhendé comme un moment « jurisgénératif » : « la vie noire, qui (con)sent à ne pas être seule en son irréductible socialité, est prise en flagrant délit de marcher – avec toute sa fécondité jurisgénératrice – au milieu de la rue » (p. 84)25. La théorie d’All Incomplete exprime, en ce sens, un anarchisme qui ne croit ni à la souveraineté de l’État ni à celle du sujet individuel. Et sa façon de ne pas y croire n’est pas la même, bien entendu, que cette logistique qui déborde sans cesse états et individus.
8. Le monde de la logistique s’empare de la terre
Qu’est que génère la logistique ? Un monde, essentiellement. Et ce monde infrastructuré par le capitalisme logistique se sert d’une façon extractive de la vie terrestre. À ce dernier élément se rattache la puissance de l’informalité qu’on a mentionné : « l’informalité terreuse de la vie » (p. 204), ou pour le dire autrement « la capacité résidente de vivre sur la terre » (p. 101). Par ces figures conceptuelles (monde/terre), le discours de Fred Moten et Stefano Harney exprime philosophiquement le fondement écologique sous-jacent à sa critique du capitalisme logistique qui, en ce sens, est appréhendé comme une saisie de la terre, comme un effort de la piéger et de la posséder : « Le mouvement de la terre doit être interrompu, contenu, ou affaibli ; ou alors, il faudrait pouvoir y avoir accès. Les terreux·ses doivent devenir clair·es et transparent·es, responsables et productif·ves, unifié·es dans la séparation » (p. 206).
L’appel à « tout bloquer » du 10 septembre 2025 exprimait la conscience de cette promesse de puissance qui vient de la soustraction aux injonctions du flux socio-économique du « capitalisme logistique ».
« Qu’est que ça fait d’être un problème dans la chaine d’approvisionnement de quelqu’un ? » se demandent les deux auteurs au milieu du livre. La question est bonne et complexe. Cela peut faire mal, si le quelqu’un en question décide de se débarrasser avec violence des entraves à la fluidité de sa productivité et de son progrès : de la violence sournoise d’un harcèlement administratif pour cellui qui chôme, jusqu’à la violence furieuse de l’expulsion policière d’une ZAD qui empêche le trafic aérien de s’améliorer par l’installation d’un nouvel aéroport. Le décret Sicurezza du gouvernement Meloni – par exemple – a récemment alourdi la criminalisation d’actions non-violentes propres au mouvement du soi-disant « terrorisme climatique » comme le délit d’obstruction du trafic routier ou ferroviaire26. Mais cela peut faire du bien, également, lorsque l’interruption de cette chaîne d’approvisionnement constitue un levier de mobilisation collective qui pèse dans le rapport de force contre des pouvoirs publics et privés qui soutiennent les projets les plus déchainés du capitalisme logistique. Le problème de quelqu’un peut ainsi devenir la puissance de quelqu’un d’autre. L’appel à « tout bloquer » du 10 septembre 2025 exprimait – ne serait-ce que d’une façon instinctive – la conscience de cette promesse de puissance qui vient de la soustraction aux injonctions du flux socio-économique nommé par Moten et Harney « capitalisme logistique ». Une lecture d’All Incomplete ne peut qu’approfondir et élargir la résonance de cet appel qui demeure suspendu à une mobilisation inachevée.
Image d’accueil : Pedro Farto sur Unsplash.
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Notes
- Cedric Robinson, Marxisme noir. La genèse de la tradition radicale noire, Genève, Entremonde, 2023. Des auteurs comme Norman Ajari (Noirceur : race, genre, classe et pessimisme dans la pensée africaine-américaine au XXIe siècle, Paris, Divergences, 2022) ont récemment contribué à diffuser cette culture théorique et politique.[↩]
- Anna Tsing, « Supply Chains and the Human Condition », Rethinking Marxism, 2009, n° 21, p. 148–176.[↩]
- En réalité plus compliquée que ce qui nous donne à entendre cette traduction en langue moderne de physis kruptesthai philei.[↩]
- L’expression est de Jason W. Moore dans L’écologie-monde du capitalisme. Comprendre et combattre la crise environnementale, Paris, Amsterdam éditions, 2024.[↩]
- La veine « collapsologue » de la pensée écologiste contemporaine – de Pablo Servigne à Jean-Marc Jancovici – s’est construite autour de cette conscience en la poussant jusqu’à ses frontières les plus inquiétantes et radicales.[↩]
- Voir à ce sujet : Breit Neilson, « Five theses on understanding logistics as power », Distinktion : Scandinavian Journal of Social Theory, Vol. 13/3, 2012, p. 323–340.[↩]
- Gwenola Wagon, Planète B, Cognac, 369, 2022, p. 59.[↩]
- Voir : Yves Citton, Médiarchie, Paris, Seuil, 2017.[↩]
- Sur ce champ d’études, voir par exemple le numéro monographique de revue : Edwards, Paul N. et al. (dir.) “Special Issue on e-Infrastructure”, Journal of the Association for Information, 10/5, 2009.[↩]
- Keller Esterling, Extrastatecraft. The Power of Infrastructure Space, Londres, Verso, 2014.[↩]
- Jamie Allen, Infrastructures critiques, Dijon/Paris, Presses du Réel / Artec, 2024, p. 39.[↩]
- Pour un aperçu des œuvres cartographiques critiques du collectif voir : https://bureaudetudes.org/[↩]
- Nous pensons en particulier au travail d’enquête mené sur des outils emblématiques de notre univers technologiques quotidien comme l’imprimante ou la trottinette électrique : https://www.raffard-roussel.com/fr[↩]
- Voir en particulier le film World brain (2015) : https://d-w.fr/en/projects/world-brain/[↩]
- Voir aussi les propositions de collectifs comme Limites Numériques (https://limitesnumeriques.fr/) ou d’artistes comme Mario Santamaria (https://www.mariosantamaria.net/).[↩]
- Voir le chapitre « Au-delà du dévoilement médial » dans Infrastructures critiques, op. cit.[↩]
- Fanny Lopez, A bout de Flux, Paris, Divergences, 2022, p. 13.[↩]
- Voir les textes cités dans l’ouvrage : Theodore Harris & Amiri Baraka, Our Flesh of Flames, Anvil Arts Press, 2008 ; R. A. Judy, Sentient Flesh Thinking in Disorder Poiesis in Black, Durham, Duke University Press, 2020.[↩]
- Voir par exemple les travaux emblématiques du collectif bolognais Into the black box : https://www.intotheblackbox.com/[↩]
- Jamie Allen, « Infrastructural Unrest », 2021 (document pdf).[↩]
- La juriste Sara Vanuxem analyse finement les paradoxes et les complications des libertés de déplacement et circulation dans son dernier livre : Du droit de déambuler, Marseille, Éditions Wildproject, 2025[↩]
- Emma Bigé, Mouvementements. Écopolitiques de la danse, Paris, La Découverte, 2023.[↩]
- Sur le lien entre cette mutation et le capitalisme de plateforme contemporain, voir : Nick Snircek, Le capitalisme de plateforme. L’hégémonie de l’économie numérique, Montréal, Lux, 2018.[↩]
- On pourrait considérer la nécessité de démantèlement prônée par certains penseurs contemporains (notamment les auteurs de : Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, Paris, Divergences, 2021) comme un renversement de cette injonction à l’amélioration et au progrès.[↩]
- Certains penseurs noirs critiquent ces positions, les considérant comme excessivement optimistes ou compromises : Norman Ajari, « Chair en miettes. Pessimisme, optimisme et tradition radicale noire », Multitudes, n° 89, 2022, p. 149-157.[↩]
- Voir le résumé de Vert à ce propos : https://vert.eco/articles/prison-ferme-expulsion-des-squats-litalie-de-giorgia-meloni-sur-le-point-dadopter-une-loi-securite-qui-cible-les-ecologistes[↩]








