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A propos de Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, trad. Oiara Bonilla, PUF, coll. « MétaphysiqueS », Paris, 2009.

« Une perspective n’est pas une représentation, car les représentations sont des propriétés de l’esprit, alors que le point de vue est dans le corps ». Cette phrase extraite de Métaphysiques Cannibales ne fait pas qu’énoncer un des renversements majeurs opérés par la pensée de l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, elle indique aussi ce à partir de quoi peut s’engager une décolonisation de la pensée.

Viveiros de Castro est un anthropologie brésilien dont les travaux portent sur la constitution des collectifs amérindiens. Son approche croise anthropologie et philosophie (d’inspiration deulezienne) pour mettre en lumière la métaphysique sous-jacente au monde amérindien qu’il qualifie de « perspectiviste ». Par cette proposition, Viveiros de Castro opère un renversement qui bouscule les partages traditionnels de la métaphysique occidentale tel que celui entre nature et culture ainsi que celui entre corps et esprit. Les conséquences de ce renversement sont à la fois métaphysiques, épistémologiques et politiques, puisque c’est la possibilité même de dissocier l’épistémé (la production d’un savoir) des modes de vie à partir desquels il s’articule et du « monde » dont il est porteur qui se trouve mise en jeu.

Renversement métaphysique : le perspectivisme amérindien

En quoi consiste donc ce perspectivisme ?

A partir de ses travaux auprès des sociétés indigènes des basses terres de l’Amérique du Sud, Viveiros de Castro a mis en lumière la « qualité perspective » de la pensée amérindienne, partagée par de nombreux peuples du continent, qui pense le monde comme habité par différentes espèces de personnes, humains et non-humains, qui l’appréhendent selon des points de vue différents. Traditionnellement, le perspectivisme en philosophie correspond à un subjectivisme limité aux humains. Le perspectivisme est ainsi souvent confondu avec le relativisme : à chacun son point de vue. Ce qui veut dire que chaque culture pourra être envisagée comme proposant un point de vue particulier sur une nature universelle pensée comme existant par elle-même en dehors des points de vue particuliers. Le relativisme subjectiviste présuppose la capacité du sujet (Homme) à faire varier mentalement (en fonction des « points de vue » culturels de chaque collectif humain) une nature unique. Cette conception correspond à ce que l’anthropologue Philippe Descola a qualifié d’ontologie « naturaliste » constituée autour du grand partage entre nature et culture, ontologie naturaliste dominante dans le mode de pensée occidental.

Or comme l’indique Viveiros de Castro, le perspectivisme amérindien rompt avec ce grand partage, puisqu’il prend en compte le « point de vue » des non-humains. Mais il ne s’agit pas non plus d’un relativisme élargi, incluant, un peu à la manière de l’antispécisme, les animaux dans une communauté globale élargie aux êtres de nature. Il ne s’agit pas ici d’étendre les catégories traditionnellement attribuées à l’être humain dans la tradition philosophique « naturaliste » aux êtres non humains, et de considérer qu’au fond, les animaux aussi ont un regard sur une nature toujours objectivement identique1. Au contraire, le perspectivisme amérindien nous invite à procéder à une dissociation et une redistribution « des prédicats inclus dans les deux séries paradigmatiques qui s’opposent traditionnellement sous les étiquettes de Nature et de Culture : l’universel et le particulier, l’objectif et le subjectif, le physique et le moral, le fait et la valeur, le donné et le construit, la nécessité et la spontanéité, l’immanence et la transcendance, le corps et l’esprit, l’animalité et l’humanité, et bien d’autres encore »2. Cette mise en question des partages conceptuels conduit Viveiros de Castro à suggérer le terme de multinaturalisme pour mettre en évidence l’un des traits saillant de la pensée amérindienne par rapport aux cosmologies « multiculturalistes » modernes. Alors que celles-ci s’appuient sur l’implication mutuelle entre l’unicité de la nature et la multiplicité des cultures (la première garantie par l’universalité objective des corps et de la substance, la seconde générée par la particularité subjective des esprits et du signifié), la conception amérindienne supposerait, au contraire, une unité de l’esprit et une diversité des corps.

C’est dans le mythe que s’exprime cette « unité de l’esprit ». Le mythe correspond au « temps » hors temps où les individus retrouvent leur condition pré-individuelle et métamorphique commune. Dans la pensée européenne, le mythe est généralement présenté ou pensé comme le « début » des temps, comme l’origine pré-historique de l’histoire, c’est-à-dire rapportée à une origine fantasmée et inaccessible, correspondant à un passé incalculable. Cette manière de penser le mythe est corrélative de la conception linéaire d’un temps tendu vers le futur, conception largement dominante dans la tradition occidentale. Les peuples se référant au « temps du mythe » seront alors considérés comme passéistes, revenant sans cesse à une origine « pure » fantasmée et perdue dans le fin fond des temps. Or dans la cosmologie amérindienne, le mythe n’appartient par au temps linéaire de l’histoire, même pas au titre d’origine. Le mythe correspond à la dimension originaire des existants qui, présentement, persiste virtuellement à même chaque corps : il constitue le « fond » à partir duquel les existants émergent, se singularisent, et ce qui les relie incessamment à tous les autres existants. C’est ce qui fait dire à Viveiros de Castro que le mythe relève d’une dimension pré-cosmique, au sens où il constitue le fond sous-jacent, informel et instable à partir duquel un monde peut prendre forme à travers l’actualisation de l’esprit en une multiplicité de corps inscrits dans des ensembles de relations stabilisées. Mais cet « esprit » ne doit pas non plus se concevoir comme un fond unitaire et homogène : il s’agit d’un champ d’intensités constitué par une infinité de forces et de différences entre des forces, différences à partir desquelles une actualisation (sous la forme d’un corps individué, c’est-à-dire affecté et affectant) pourra prendre forme.

« Le discours mythique, nous dit Viveiros de Castro à propos des collectifs Amazoniens, consiste en un registre du mouvement d’actualisation du présent état des choses à partir d’une condition précosmologique virtuelle pourvue d’une parfaite transparence – un « chaosmos » où les dimensions corporelles et spirituelles des êtres ne s’occultaient pas encore l’une l’autre. Ce précosmos, bien loin d’exhiber une identification primordiale entre humains et non humains, comme on a l’habitude de le décrire, est parcouru par une différence infinie, même si (ou parce que) elle est interne à chaque personnage ou agent, contrairement aux différences finies et externes qui constituent les espèces et les qualités du monde actuel. D’où le régime de multiplicité qualitative propre au mythe : la question de savoir si le jaguar mythique, par exemple, est un bloc d’affects humains sous forme de jaguar ou un bloc d’affects félins sous forme humaine est rigoureusement indécidable, car la « métamorphose » mythique est un événement, c’est-à-dire un changement sur place : une superposition intensive d’états hétérogènes, plutôt qu’une transposition extensive d’états homogènes. Le mythe n’est pas histoire, car la métamorphose n’est pas processus, « n’était pas encore » processus et « ne sera jamais » processus ; la métamorphose est antérieure et extérieure au processus du processus – elle est une figure (une figuration) du devenir » (p. 39).

Le temps du mythique (qui est aussi le temps du rêve) est celui de l’indiscernabilité entre humain et animal : temps des métamorphoses en lequel les différences de types ou d’espèces n’existent pas encore. Il met en jeu ce que l’anthropologue appelle une humanité « de fond » distincte de l’humanité de « forme ». Ce qui veut dire que l’humain dont il est question dans ce temps précosmologique n’est pas assignable à une espèce ou forme (de species : regard, vue). L’humain ne dit pas la forme se distinguant sur le fond d’une animalité commune par le moyen du savoir et de la technique (naturalisme), mais au contraire « le fond » ancestral commun à l’ensemble des existants. « Il y a très longtemps, rapporte Davi Kopenawa du collectif Yanomami, lorsque la forêt était encore jeune, nos ancêtres, qui étaient des humains dotés de noms animaux, se sont métamorphosés en gibier. Humains pécaris, ils sont devenus pécaris. Humains chevreuils, ils sont devenus chevreuils. Humains agoutis, ils sont devenus agoutis. Ce sont leurs peaux qui sont devenues celles des pécaris, des chevreuils et des agoutis qui habitent la forêt. Ce sont donc ces ancêtres devenus autres que nous chassons et que nous mangeons aujourd’hui. En revanche, les images que nous faisons descendre et danser comme xapiri, ce sont leurs formes de revenants. Ce sont leur vrai cœur et leur véritable intérieur. Ainsi, ces ancêtres animaux du premier temps n’ont-ils pas disparu. Ils sont devenus le gibier qui habite la forêt mais leurs spectres continuent aussi à exister. Ils portent toujours leurs noms d’animaux, mais ce sont maintenant des êtres invisibles3. »

L’humain se distingue ici de l’Homme comme figure transcendante s’opposant à une Nature elle-même élevée à la transcendance d’un ordre cosmologique, sans pour autant correspondre à l’humain au sens de l’espèce. L’humain dit l’épreuve d’une inadéquation qui traverse l’ensemble des êtres, inadéquation qui les ouvre à la transformation. Il n’y a donc pas l’homme et les autres êtres de nature, mais l’épreuve d’une inadéquation qui se déploie à travers une multiplicité d’apparences ou corps.

L’humanité en question

Ainsi, l’unité de l’esprit (celle du « fond humain ») dont parle Viveiros de Castro pour qualifier le multinaturalisme n’est pas dans un rapport d’opposition avec le corps (ou les corps). Contrairement au dualisme naturaliste, il y a dans l’animisme amérindien une continuité entre « esprit » et « corps », comme il y a continuité entre virtuel et actuel au sens deleuzien : passage d’un champ de forces ou de virtualités intensives pré-individuelles à des individuations. C’est l’intensité, par le processus essentiel des quantités intensives (c’est-à-dire de « quanta dynamiques » ou des forces), qui détermine les rapports différentiels à s’actualiser dans les qualités et les étendues qu’elle crée par individuation. Le virtuel s’actualise à travers des relations entre des différences, mais cette actualisation (individuation) n’épuise jamais le virtuel pré-individuel des forces. C’est pourquoi Viveiros de Castro peut dire que « le perspectivisme affirme une différence intensive qui porte la différence humain/non-humain à l’intérieur de chaque existant. Ainsi, chaque être se trouve comme séparé de soi-même, et devient semblable aux autres uniquement sous la double condition soustractive de cette autoséparation commune et d’une stricte complémentarité, car si tous les modes de l’existant sont humains pour eux-mêmes, aucun n’est humain pour aucun autre, donc l’humanité est réciproquement réflexive (le jaguar est un homme pour le jaguar, le pécari est un homme pour le pécari), mais elle ne peut être mutuelle (au moment où le jaguar est un homme, le pécari ne l’est pas et vice versa). Tel est en dernière analyse, le sens de l’« âme ». Si tout peut être humain, alors rien n’est humain de façon claire et distincte. L’humanité de fond rend problématique l’humanité de forme, ou de figure » (p. 36).

La continuité entre esprit et corps n’est donc pas celle en jeu dans le réductionnisme du matérialisme positiviste qui pense l’esprit comme ensemble de processus ou mécanismes physico-chimiques sur le modèle des sciences de la nature. Le matérialisme positiviste cherche à rabattre le virtuel sur l’actuel, c’est-à-dire à réduire la puissance de métamorphose (puissance intensive dirait Deleuze) dont la matière est porteuse. C’est au contraire la manière même de penser les corps qui est radicalement bouleversée. Les corps actualisent la puissance métamorphique de ce fond pré-individuel commun et transversal décrit par le mythe, « fond » qui est en même temps une différence infinie, un écart qui traverse l’ensemble des êtres.

Ainsi, si le perspectivisme amérindien ne s’applique que rarement à tous les animaux pour engager plus fréquemment les grands prédateurs (jaguar, anaconda, vautours ou harpies) ainsi que certaines proies typiques des humains de « forme » (cochons sauvages, singes, poissons, cervidés, tapirs), « tous les animaux et autres composantes du cosmos sont intensivement des personnes, virtuellement des personnes, car n’importe lequel d’entre eux peut se révéler être (se transformer en) une personne. Il ne s’agit pas d’une simple possibilité logique, mais d’une potentialité ontologique. La « personnitude » et la « perspectivité » – la capacité d’occuper un point de vue – est une question de degré, de contexte et de position, plutôt qu’une propriété distinctive de telle ou telle espèce. Certains non-humains actualisent cette potentialité d’une façon plus complète que d’autres ; certains d’entre eux, d’ailleurs, la manifestent avec une intensité supérieure à celle de notre espèce et, en ce sens, ils sont « plus humains » que les humains » (p. 23).

On a donc trois niveaux :

  • celui de l’humanité de « fond » correspondant au temps précosmologique des forces préindividuelles ;

  • celui de la personne : centre d’intentionnalité constitué par une différence de potentiel interne mettant en jeu une relation (un ensemble de relations) s’actualisant à travers le passage du prévindividuel à l’individuation (du virtuel à l’actuel) ;

  • celui de l’humain comme mode réflexif de la relation suivant lequel un collectif se qualifie d’humain à l’intérieur d’une relation.

Là où le naturalisme pense l’humain comme condition d’espèce se doublant de la reconnaissance de sa condition spirituelle en tant que personne, le perspectivisme amérindien inverse les termes, puisque l’humain n’est pas d’espèce, mais de relation, d’une relation prise dans sa propre réflexivité. Ce qui est premier c’est la différence, ou la multiplicité des relations à partir de laquelle une individuation (collective) prend forme (p. 24).

Cette différence (ou « séparation de soi à soi ») est donc ce qui constitue la singularité d’un corps en tant que cosmique : c’est-à-dire en tant qu’inscrit dans un ensemble de relations à la fois actuelles et virtuelles. Le « point de vue » se confond donc avec cette différence humain/non-humain à l’intérieur de chaque existant, c’est-à-dire avec la forme actualisée d’un ensemble de relations virtuelles. On comprend donc en quoi il n’est pas relatif à une conscience, à un ensemble de « représentations subjectives et partielles, incidentes sur une nature externe, une et totale, indifférente à la représentation […] Le point de vue est dans le corps. Etre capable d’occuper un point de vue est sans doute une puissance de l’âme, et les non humains sont sujets dans la mesure où ils ont (ou ils sont) un esprit ; mais la différence entre les points de vue – et un point de vue n’est rien d’autre qu’une différence – n’est pas dans l’âme. Celle-ci, formellement identique chez toutes les espèces, ne perçoit que la même chose partout ; la différence doit alors être donnée par la spécificité des corps » (p. 39). Le « corps » ne renvoie pas à une composition physiologique fonctionnelle4, mais à une puissance singulière d’affectuation5 qui s’articule en « un ensemble de manières et de modes d’être » (p. 39) constituant un ethos : capacité à toucher et à être touché6 qui articule une inscription. Si l’âme se distingue du corps, ce n’est pas au sens d’une forme préexistant à une matière indifférenciée à laquelle elle viendrait donner forme, mais au sens d’un écart pathique qui se déploie en corps7. Le concept de « pathique » n’est pas mobilisé par Viveiros de Castro, mais sa conception deleuzienne du corps pensé depuis la puissance d’affecter et d’être affecté se prête à l’usage de ce concept. « Pathique », du grec pasquein, renvoie non pas à la passion envisagée comme passivité, c’est-à-dire en opposition à l’activité, mais comme la capacité (affirmative) à traverser et à se laisser traverser par un événement, par ce qui passe. La temps du pathique, nous dit l’anthropopsychiatre Victor von Weizsäcker8, c’est le temps de ce qui arrive, le temps du passage et de l’événement. Le corps, dans la perspective proposée par Viveiros de Castro à propos des amérindiens, correspond à l’actualisation d’un événement sensible.

Penser à partir des forces : métaphysique du multiple contre métaphysique de l’Un

Le perspectivisme multinaturaliste rompt donc radicalement avec le partage nature/culture et cela pour deux raisons : 1/ le point de vue ne correspond pas à celui d’un existant pensé comme entité autonome sur le fond d’un environnement dont il pourra s’autonomiser, mais émerge à partir d’un ensemble de relations différentielles et pré-individuelles. Le point de vue est relationnel. 2/ le corps n’est pas cette partes extra partes qui définit la nature comme substance étendue, mais renvoie à un mode d’affectuation, c’est-à-dire à une modalisation actualisée d’une puissance inframorphique.

Il s’agit de penser à partir des forces (p. 116-117). C’est ici que Viveiros de Castro se démarque de la pensée de Descola par rapport à laquelle il se positionne de manière critique tout au long du livre. Le perspectivisme propose une approche dynamique, métamorphique, intensive dans laquelle il est possible d’isoler des saillances, des grands partages structurants, mais ceux-ci ne peuvent à aucun moment être fixés selon une typologie de « mondes clos » ou d’ontologies déterminées, mais restent elles-même ouvertes à la transformation, à la métamorphose.

« Dans Par-delà nature et culture, […] Descola propose une re-spécification de la notion de totémisme, en la plaçant aux côtés de trois autres « ontologies » ou « modes d’identification » – la synonymie n’est pas sans intérêt –, à savoir l’animisme, l’analogisme et le naturalisme9. L’auteur construit ainsi une matrice carrée dans laquelle les quatre ontologies de base sont distribuées selon les relations de continuité ou de discontinuité entre les dimensions corporelles ou spirituelles (appelées selon les néologismes « physicalité » et « intériorité ») des différentes espèces d’êtres » (p. 48).

« Descola conçoit son objet comme un jeu combinatoire fermé, et son objectif est l’établissement d’une typologie de schémas de la pratique – les formes d’objectivation du monde et d’autrui – selon des règles de composition finies. En ce sens, le livre est aussi profondément « totémiste » qu’analogiste » – ce qui n’est pas surprenant, puisque la contribution particulière de Par-delà nature et culture à la cosmologie du structuralisme classique a consisté à diviser le totémisme de Lévi-Straus en deux sous-types, celui du totémisme sensu Descola et celui de l’analogisme. En effet, et sans mettre aucunement en doute le fait que la définition de l’analogisme s’ajuste magnifiquement à une série de phénomènes et de styles civilisationnels (en particulier ceux des peuples que l’on appelait jadis « barbares »), il faut néanmoins dire que l’analogisme existe d’abord dans Par-delà nature et culture lui-même, livre faisant preuve d’une érudition et d’une finesse analytique admirables, mais qui est, par ailleurs, complètement analogiste du point de vue de la théorie et de la méthode, comme le montre son penchant pour les classifications totales, son goût pour les identifications, pour les systèmes de correspondances, pour les propriétés, pour les schémas de projection microcosme-macrocosme… En effet, il est impossible, par construction, que le système de Descola n’exprime de façon prédominante l’une des quatre ontologies qu’il identifie : l’idée même de les identifier est une idée analogiste. Un esprit animiste, ou un cerveau naturaliste, aurait des idées probablement différentes. Des idées perspectives, par exemple – dont le présent livre est, précisément, une version » (p. 50).

Viveiros de Castro introduit une transversale dans le carré ontologique établit par Descola qui vient d’une certaine manière déjouer les opérations d’identification pour introduire de l’écart, de la différence. Cette transversale articule un ligne de conflictualité à la fois épistémique, métaphysique et politique qui s’inscrit dans la continuité du travail réalisé par Pierre Clastres dans la Société contre l’État. Cette transversale met en crise le partage du monde en termes d’ontologies qui risque, au fond, d’élever au carré le multiculturalisme en l’ontologisant, et donc en le dépolitisant, c’est-à-dire en effaçant les lignes de conflictualité et les écarts qui constituent et traversent toute « identité » ou « identification » postulée.

Le partage passe moins entre des « ontologies » closes, que, de manière plus profonde encore, entre des manières d’actualiser un être-avec collectif : soit l’on met l’accent sur l’identité et l’identification (c’est-à-dire sur l’être et ses propriétés), soit l’on met l’accent sur la différence et la transformation (c’est-à-dire sur le devenir, la métamorphose). Partage métaphysique et politique. Métaphysique de l’Un contre métaphysique du multiple. Ce qui peut aussi se décliner en métaphysique de l’État (dont le pouvoir consiste précisément dans le fait de distribuer des propriétés, des places, des identités) contre métaphysique de l’habiter (du vivre-avec) qui s’actualise à partir de rencontres et d’événements, habiter toujours inscrit dans les variations sensibles de la matière. La pensée d’État pense par formes, là où la pensée de l’habiter pense à partir des forces : « En somme, deux images différentes de la différence, une image extensive et une image intensive : la forme et la force » (p. 117).

Or penser les forces, cela veut précisément dire : penser les corps. Que peut un corps ? Se demandait Deleuze. Le corps tel que le pensent Deleuze et Guattari n’est pas l’organisme subordonné à une hiérarchie fonctionnelle déterminée depuis l’extérieur (ce n’est pas le corps naturaliste, le corps de la biologie, le corps comme res extensa). Le corps est d’abord ce dont on fait l’épreuve en tant que puissance d’affecter et d’être affecté. Ainsi, dire que le point de vue est dans le corps, c’est précisément engager une approche épistémique qui ne puisse se situer depuis un point d’extériorité à partir duquel des « ontologies » différentes pourraient être identifiées. Ce que Viveiros de Castro, fait, non sans humour, en disant que Descola est analogiste, c’est de dire qu’au fond, il n’échappe pas et ne peut échapper au mode d’affectuation en jeu dans le partage des ontologies qu’il établit. Descola n’échappe pas aux présupposés métaphysiques dont sont porteuses les ontologies qu’il décrit comme s’il se situait en position d’extériorité par rapport à elles. Mais s’il n’y échappe pas, ce n’est pas tant comme naturaliste, c’est surtout en tant qu’« analogiste », suivant la définition que lui-même (Descola) en donne10. Manière pour Viveiros de déjouer la position de juge dans laquelle s’est mise Descola en lui disant qu’il est à la fois juge et partie, mais aussi d’invalider, dans une certaine mesure, ce découpage ontologique au carré en disant que, dans la pratique, lorsque l’on se confronte au terrain, aucune ontologie n’est si homogène que cela, qu’elle est toujours traversée par de la différence, par des migrations et des syncrétismes qui échappent à son identité et identification postulée.

Anthropologie et anthropophagie : devenir autre avec et à travers les autres

Viveiros de Castro cherche donc à aller plus loin dans le dépassement du partage nature/culture constitutif de la modernité occidentale en remettant en question l’approche épistémique elle-même. Cette remise en question ne peut se faire qu’à travers une épreuve existentielle. Il n’y a de pensée que depuis l’épreuve de quelque chose (d’un événement) qui force à penser. Cette force tient de l’affect et nous mobilise en tant qu’être affecté : elle nous engage dans une transformation. Ce n’est qu’à ce prix qu’une décolonisation véritable de la pensée est possible. Et c’est en effet sur ce point que la pensée amérindienne se révèle essentielle, par la place qu’elle accorde à la métamorphose. Penser les « métaphysiques cannibales » des amérindiens n’est possible que si l’on devient soi-même cannibale. Il s’agit de penser « l’anthropophagie en tant qu’anthropologie » et de faire de l’anthropologie et de la philosophie en anthropophage.

« Cette idée m’est venue en écoutant les chants de guerre araweté, dans laquelle le guerrier, à travers un jeu déictique et anaphorique complexe, parle de soi-même du point de vue de l’ennemi mort : la victime, qui est le sujet (dans les deux sens) du chant parle des Araweté qu’il a tués, et parle de son meurtrier – qui est celui qui « parle », c’est-à-dire, celui qui chante les paroles de l’ennemi mort – comme d’un ennemi cannibale (bien que chez les Araweté on ne mange que des mots » (p. 113).

Devenir cannibales cela ne veut pas dire manger l’organisme d’autres humains en apparence, de la même manière que devenir jaguar ne veut pas dire se transformer en l’animal jaguar, mais se laisser traverser par le « point de vue » de l’autre dans notre corps, dans notre manière d’être affecté, c’est-à-dire se laisser transformer pathiquement par cela même que l’on a ingéré. Décoloniser la pensée, cela veut dire penser l’autre pour ne plus se reconnaître : devenir autre à notre tour. Ce qui est le sens du devenir. Non pas ontologie, c’est-à-dire pensée de l’Etre, de ce qui est et des propriétés des étants, mais multiplicité de devenirs et de métamorphoses collectives.

Là s’indique un autre sens de l’animisme. Non plus celui d’une ontologie déterminée, mais celui d’un devenir qui associe dans son mouvement une manière de s’inscrire au monde, une manière de connaître qui soit en même temps toujours une co-naissance (avec de l’autre) et un positionnement politique. Qu’est-ce que cela voudrait dire alors d’être animiste ? Non pas, tel que cela est pensé depuis la perspective naturaliste en termes de projection subjective et spirituelle d’esprits sur ou dans une réalité matérielle inanimée (celle de la res extensa). Il s’agirait au contraire de penser depuis les forces, depuis l’expérience des corps en tant qu’ils sont porteurs de puissances métamorphiques, en tant qu’ils sont affectés et affectants. Devenir animiste, c’est ce qui se joue autant chez un anthropologue tel que Viveiros de Castro que chez un Tim Ingold, participant ainsi de l’invention de ce que nous pourrions appeler un « matérialisme de l’animer » 11. Le geste opéré par Viveiros de Castro, mais aussi par Tim Ingold, dans le domaine de l’anthropologie, c’est-à-dire de faire surgir au sein de la parole anthropologique les voix des autres (de la philosophie mais aussi et surtout celles des autres peuples), est aussi celui qu’il s’agit de mettre en œuvre au sein même de la philosophie. L’enjeu est, comme le dit Viveiros de Castro en s’appuyant sur Ingold, de faire « une philosophie avec d’autres gens et d’autres peuples au-dedans, alors : la possibilité d’une activité philosophique qui entretienne une relation avec la ‘’non-philosophie’’ – la vie – d’autres peuples de la planète que la nôtre. Les peuples ‘’pas communs’’ donc, ceux qui se trouvent à l’extérieur de notre sphère de communication » (p. 164). L’important ici c’est le avec.


1 C’est cette erreur que me semble faire la reprise du concept de perspectivisme par le philosophe Baptiste Morizot pour repenser la relation de l’homme au loup (dans Les diplomates, Editions Wildproject, Marseille, 2017). La prise en compte du point de vue du loup se fait ici sur le fond d’une nature biologique universelle et d’une lecture biologisante généralisée à l’ensemble des existants selon une logique inverse à celle mise en œuvre par Viveiros de Castro, puisque Morizot reprend essentiellement les concepts (métaphysiques) issus de la biologie écosystémique. Ainsi, pour dépasser le clivage humain/non-humain, l’être humain n’est considéré que sous l’angle de sa condition d’espèce au sens biologique du terme. N’est pas mise en question la manière de penser les rapports entre corps et âme, c’est-à-dire ce que l’on entend par corps

3 David Kopenawa et Bruce Albert, La chute du ciel, Paroles d’un chaman yanomami, Paris, Plon, 2010, p. 99

4 Réductible à un ensemble circonscrit d’éthogrammes.

5 C’est-à-dire d’une puissance qui engage et déborde toute effectuation

6 Ou ce que Viveiros de Castro, reprenant la conceptualité deleuzienne, qualifierait de puissance intensive.

7 En effet, à partir de sa rencontre avec les collectifs amazoniens, Viveiros de Castro a établit un contraste « entre deux schèmes ontologiques « croisés », à savoir, la combinaison de continuité métaphysique (l’âme générique) et de discontinuité physique (les corps spécifiques) entre les espèces d’existants, qui serait propre au multinaturalisme psychomorphique indigène, et la combinaison de continuité physique et de discontinuité métaphysique, typiques du multiculturalisme anthropocentrique moderne, là où les humains, tout en communiquant avec le restant de la création à travers la matière corporelle, s’en séparent absolument grâce à la substance spirituelle (et ses avatars contemporains ». Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibals, op. cit., p. 48.

8 Victor von Weizsäcker, Pathosophie, Jérôme Millon, Grenoble, 2011

9 Selon la typologie établie par Descola dans Par-delà nature et culture (Gallimard, Paris, 2005), l’animisme se caractérise par « l’imputation par les humains à des non-humains d’une intériorité identique à la leur » (Descola, p. 183). « Ce n’est pas au moyen de leur âme qu’humains et non-humains se différencient, mais bien par leurs corps ». Le totémisme caractériserait les sociétés pour lesquelles les discontinuités et identités entre non-humains permettent de penser celles entre les humains ; ainsi la différence des uns -des espèces entre elles- est synonyme de la différence des autres -des clans entre eux-. Pour ces sociétés il y a une identité à la fois dans l’intériorité et la physicalité des groupes d’humains et de ‘leurs’ correspondants non humains : le clan s’assimile alors à son totem, à la fois à son esprit et à ses attributs physiques. Les non-humains sont ainsi des signes, des témoignages, de la variété humaine.L’analogisme se caractériserait lui par une discontinuité à la fois des intériorités et des physicalités des humains et des non humains. Les sociétés où l’analogisme est présent, se caractériseront alors par des systèmes fortement dualistes. Exemple de forme analogiste : correspondance entre microcosme et macrocosme.

10 L’analogisme est « un mode d’identification qui fractionne l’ensemble des existants en une multiplicité d’essences, de formes et de substances séparées par de faibles écarts, parfois ordonnées dans une échelle graduée, de sorte qu’il devient possible de recomposer le système des contrastes initiaux en un dense réseau d’analogies. » Viveiros de Castro, op. cit., p. 117

11 David gé Bartoli et Sophie Gosselin, Le toucher du monde, techniques du naturer, Dehors, Bellevaux, 2018