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Entretien réalisé par Pierre Madelin, également paru sur le site Le Comptoir (lecomptoir.org).

Le Comptoir : À la différence de Baptiste Morizot, qui refuse de continuer à employer le mot de nature tant il lui semble constitutif du grand partage moderne entre nature et culture et du dualisme qui en découle, vous décidez au contraire de défendre et d’utiliser le terme de nature. Pouvez-vous revenir sur ce choix loin d’être purement anecdotique ?

Virginie Maris : Eh bien d’abord, parce que ce terme existe, qu’il est disponible et que tout le monde l’utilise. Il est peut-être un peu ringard comparé aux termes qui l’ont progressivement remplacé dans les discours – biodiversité, écosystèmes, environnements, milieux – mais il reste le premier qui nous vienne à l’esprit quand on pense à cette partie du monde – animaux, plantes, paysages – qui n’a pas été conçue, produite par les êtres humains.

Ensuite, parce qu’il a une longue histoire que je trouve très inspirante. “Nature” renvoie tout à la fois à la notion de phusis (φύσις) chez les Grecs, qui désigne tout ce qui advient, une sorte de jaillissement continu de l’être, et à celle de nascĕre en latin, qui parle de la naissance. Il y a donc dans le terme “nature” l’idée d’un surgissement perpétuel, d’une créativité permanente qui évoque très bien l’altérité et l’autonomie qui m’intéressent dans le monde naturel.

Baptiste Morizot veut se débarrasser du terme parce qu’il entend dépasser la séparation entre des humains d’un côté, et une Nature unifiée de l’autre. Moi, je garde la séparation mais je souhaite injecter dans l’idée de nature de l’hétérogénéité, du multiple, de l’insaisissable. Je ne crois pas qu’il soit pour cela nécessaire de cesser de parler de nature. De la même façon que l’on peut s’intéresser à l’humanité sans postuler que tous les humains se fondent dans une masse indistincte, on peut s’intéresser à la nature sans nier la diversité des êtres de nature.

Vous soutenez qu’à l’âge moderne, la nature s’est vue privée de toute autonomie. Votre position semble, de ce point de vue, aux antipodes de la thèse défendue par Philippe Descola dans Par-delà nature et culture, ouvrage où l’anthropologue s’attache au contraire à montrer que la nature s’est peu à peu autonomisée tout au long de l’histoire occidentale. Et de fait, le dualisme cartésien tend à reconnaître deux sphères ontologiquement distinctes, autonomes l’une par rapport à l’autre. Comment expliquer cet apparent paradoxe ?

Plus qu’un paradoxe, il s’agit d’un malentendu. L’autonomisation dont parle Descola est celle du concept de nature. Le dualisme cartésien se construit sur la dichotomie matière/esprit conçue comme une stricte séparation (et – j’ajouterais – hiérarchie) entre deux substances radicalement hétérogènes l’une à l’autre : la substance étendue et la substance pensante. La nature se trouve alors reléguée au domaine de la simple matière et les humains, ou plus précisément la pensée humaine, occupent la place dominante et la seule qui soit véritablement valable, celle qui seule peut informer, au sens de donner forme, la matière. Cette autonomie du concept de nature – conçue comme dénuée de finalité propre – est l’inverse de l’autonomie qui m’intéresse et qui serait, en quelque sorte, une autonomie réelle des entités, distribuée dans une multitude d’êtres et de perspectives qui valent par et pour eux-mêmes.

Vous proposez de distinguer trois grands concepts de nature : la nature-totalité, la nature-normalité et la nature-altérité. Pouvez-vous revenir sur cette distinction ?

Si le terme de nature est à la fois si riche et porteur de tant de malentendus, c’est parce qu’il est en effet très ambivalent. Je distingue au moins trois sens dans lesquels les philosophes l’ont utilisé.

Un premier sens du mot nature est celui de nature-totalité, c’est la phusis des grecs que j’ai déjà évoquée, tout ce qui a été, qui est ou qui sera. C’est le grand tout ou ce que nous considérerions peut-être aujourd’hui comme le monde physique, par opposition au monde métaphysique (celui des idées, des valeurs, ou, dans les grandes cultures monothéistes, le monde divin).

La notion de nature peut également renvoyer au fonctionnement normal des choses. Ce qui est naturel est alors ce qui est tel que cela devrait être ; soit dans un sens statistique, le naturel renvoyant à ce qui est commun, ordinaire, à ce qui est souvent le cas ; soit dans un sens fonctionnel, ce qui est naturel étant alors conçu comme ce qui fonctionne comme il faut, ce qui n’est pas perturbé dans son organisation ou dans son fonctionnement normal.

Enfin, la nature c’est aussi la part du monde que nous n’avons pas créée. Il s’agit alors du membre d’un couple polarisé qui ne se définit qu’en creux, relativement aux humains et à leurs créations. Ainsi conçue, la nature s’oppose alors, selon les contextes, aux humains, à la culture, ou encore à l’artifice. C’est à ce concept là – la nature-altérité – que je m’intéresse dans ce livre, affirmant que sa reconnaissance est un pilier essentiel de la réponse que nous devons apporter à la crise environnementale.

La nature-altérité renvoie à ce que vous nommez « la part sauvage du monde », expression qui donne d’ailleurs son titre à votre ouvrage. Qu’entendez-vous par là ?

Pour moi, cette “part sauvage”, c’est la part du monde que nous n’avons pas créée. Les animaux que nous n’avons pas domestiqués, les terres que nous n’avons pas rendues productives. Il s’agit de lieux, d’êtres mais aussi de processus qui échappent au contrôle : certains parce que nous avons intentionnellement décidé de les “mettre à part” pour en préserver le caractère naturel, d’autres que nous avons délaissés faute d’intérêt ou qui se sont avérés irréductiblement récalcitrants à notre emprise. Alors, une fois cela dit, la première évidence est que le sauvage est partout. C’est le petit campagnol qui se fraye un chemin à travers les rangées de maïs tirées au cordeau ; c’est la bande de chardonnerets élégants qui chaque hiver revient faire une orgie de graines de tournesol dans les mangeoires du jardin ; c’est la couleuvre qui dort, paisible, au bord du canal ; les pissenlits qui transpercent le bitume ; et le faucon crécerelle qui niche au sommet de Notre-Dame. C’est peut-être aussi une part de nous-même, archaïque, vitale.



Pendant longtemps, les politiques de protection de la nature se sont focalisées sur les espaces sauvages et spectaculaires. Sous le coup de nombreuses critiques, elles ont peu à peu intégré la nature que l’on nomme ordinaire, davantage anthropisée. Mais voilà que celle-ci monopolise désormais presque toute l’attention. Faut-il alors refaire une place au sauvage ?

C’est vrai que l’attention portée à la nature en ville, aux milieux agricoles ou à ce que l’on qualifie, de façon probablement inappropriée, de “nature ordinaire” s’est énormément amplifiée depuis une dizaine d’année. On s’est rendu compte que nous dépendions du fonctionnement des écosystèmes, pour une multitude de raisons, que nos vies et nos sociétés reposaient sur les ressources et les services que fournit la nature. Du coup, par effet de balancier, la nature plus éloignée mais aussi plus spectaculaire est un peu sortie du viseur. Or il me semble que ces enjeux, s’ils sont complémentaires, ne doivent pas être traités comme des vases communiquant. Le fait que l’on se soucie de nos milieux de vie – soit, pour nombre d’entre nous, des espaces urbains et péri-urbains – ne devrait pas nous décharger de la responsabilité de préserver de grands espaces de nature qui sont les seuls à pouvoir accueillir certaines espèces, en particulier les grands prédateurs, ou à permettre à certains types d’écosystèmes de se développer, comme les forêts anciennes.

Vous pointez notamment le risque, pour qui partirait « de la nature ordinaire pour concevoir les objectifs de conservation d’une nature extraordinaire », de légitimer une colonisation intégrale des territoires terrestres dès lors que celle-ci prétendrait se faire suivant les principes du “développement durable”.

Une réponse commune à la crise environnementale est d’accuser le dualisme propre aux visions du monde occidentales à nos sociétés occidentale d’avoir indûment séparer l’humain de la nature, et de proposer comme remède une reconnexion entre les humains et leur milieu, une réconciliation entre nature et culture, ou encore ce que certains qualifient “d’écologie gagnante-gagnante”. L’idée est de trouver des trajectoires qui soient mutuellement bénéfiques aux humains et non-humains ? Mais comment savoir ce qui est mutuellement bénéfique ? Dans les milieux déjà largement exploités et dégradés par les activités humaine, il y a plein d’options qui amélioreraient l’état du monde naturel sans être pour autant à la hauteur des enjeux.

Je vais utiliser une analogie un peu douteuse mais assez parlante. Imaginez que le maître d’un esclave décide de laisser celui-ci occuper ses soirées comme bon lui semble. Une telle décision serait mutuellement bénéfique : l’esclave aurait un peu temps à lui et le maître épargnerait les coûts d’une surveillance devenue inutile une fois la journée de travail achevée. Pourtant, je suis certaine que nous sommes nombreux à être convaincus qu’une telle mesure, si “gagnante-gagnante” puisse-t-elle être, demeure moralement inacceptable.

Il ne suffit pas de transformer les tyrans impitoyables en souverains bienveillants. Il faut également envisager, dans les sociétés de surconsommation et d’abondance que sont les nôtres, les limites de notre empire, voire même le retrait de certains territoires.

Lorsqu’on construit une autoroute, on peut s’interroger sur ce qui est mieux pour la faune sauvage : se faire écraser ou disposer d’un “écoduc” qui permettrait la traversée sans risquer sa vie ? L’écoduc est gagnant-gagnant, mais ne faut-il pas aussi se demander s’il ne serait pas mieux de renoncer à la route ? Comment affirmer qu’une interaction est positive si nous n’avons pas la possibilité de savoir comment s’en sortirait la nature en-dehors de toute interaction ?

Juste pour cette raison, il me semble important de préserver de grands espaces de libre évolution dans lesquels les humains ne soient que de modestes passagers, des observateurs discrets ou même absents d’un monde qui ne fonctionne ni par ni pour eux.

Que répondez-vous à ceux qui accusent les défenseurs de la nature sauvage de néo-colonialisme ? L’on pense notamment à l’ONG Survival International, qui souligne l’existence bien réelle de “réfugiés de la conservation”. Comment éviter de tels écueils ?

Dans un article célèbre, Ramachandra Guha dénonce l’impérialisme environnemental des écologistes américains qui, aidés des élites locales, ont exporté des méthodes de conservation fondées sur l’idée d’une nature sauvage à un contexte indien radicalement différent de celui des États-Unis. L’idée de “wilderness” prend racine chez les écrivains coloniaux et postcoloniaux américains, qui découvrirent dans le Nouveau Monde une nature complètement différente de celle qu’ils avaient quittée en Europe et qu’ils prirent comme modèle de la nature sauvage. Ce qu’ils virent comme un monde vierge était pourtant, jusqu’à l’arrivée des colons, un territoire densément occupé ; mais les peuples autochtones avaient été décimés par les conflits et les épidémies venues d’Europe.

Or c’est ce modèle – largement fantasmé – d’exclusion totale des activités dans les parcs de “wilderness” qui s’exporta pour être transposé à d’autres contextes. Des programmes de conservation de grands prédateurs, tels que le “Project Tiger” instauré en Inde en 1971, contraignirent des centaines d’Indiens à quitter leur village. Ce fut également le sort réservé à plusieurs communautés locales ou tribus nomades dans les années 1970 qui furent dépossédées de leurs terres à la création de parcs nationaux en Ouganda, en Namibie, au Népal et ailleurs.

Il faut donc absolument garder ces critiques à l’esprit et être vigilant à ne pas commettre à nouveau les mêmes erreurs. Mais on ne doit pas pour autant se laisser écraser par le poids du passé ni prendre l’effet pour la cause. Dans une société colonialiste et patriarcale, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’on trouve des institutions elles-mêmes colonialistes et patriarcales. Ce qui a été vrai dans la conservation l’a également été dans la santé, l’éducation, la justice. Sans nier le risque de néocolonialisme environnemental ni les torts irréversibles que certaines politiques de préservation ont fait subir aux populations locales, il faut aussi admettre que la cause n’en était pas tant le respect de la nature sauvage que le non-respect flagrant des peuples et de leur autonomie.

Penser la nature sauvage par-delà le schéma dualiste oblige à s’extraire des hiérarchies structurantes de la pensée occidentale (entre culture et nature, hommes et femmes, Européens et “indigènes”) afin de tisser d’autres liens que ceux de l’appropriation et de la domination entre des éléments dont on respecte les différences. Un tel projet fait évidemment écho aux études postcoloniales, le respect de la nature participant pleinement d’un chantier plus large de décolonisation du monde.

C’est particulièrement évident de nos jours lorsqu’on observe les nombreuses luttes dans lesquelles les défenseurs de la nature sont les alliés objectifs des communautés locales et autochtones qui se battent contre des projets de destructions de la nature tout autant que de leurs vies, leurs cultures, leurs mondes. Les Arawaks de Guyane qui se mobilisent contre le projet minier de la montagne d’Or, les Lakotas de Standing Rock qui se sont battus contre le projet d’oléoduc dans le Dakota du Nord, des Maoris qui ont fait reconnaître la personnalité juridique de la rivière Whanganui en Nouvelle-Zélande, des Mundunkus (barrage en Amazonie), des Khantys (exploitation d’hydrocarbures en Sibérie), des Inuits (exploration pétrolière au Canada) sont aujourd’hui les premiers avocats de la préservation de cette part sauvage du monde qui m’intéresse.

La protection de la nature prend véritablement son essor à la fin du dix-neuvième siècle, dans le but d’arracher aux griffes du “progrès” des territoires spécifiques. Mais en dépit de quelques réussites notables, force est de constater que l’environnementalisme n’est pas parvenu à mettre un véritable frein à la dynamique écocide de notre société : la destruction des écosystèmes et l’anéantissement des espèces ne cesse de prendre de l’ampleur. Est-il alors vraiment pertinent de s’en remettre à des politiques de protection de la nature, aussi bien pensées soit-elles, pour échapper au désastre ? N’est-ce pas plutôt vers la lutte contre le capitalisme, et donc vers l’écologie proprement politique, qu’il faut se tourner ?

Oui et non. Ce que j’essaie de faire dans ce livre, peut-être d’une façon qui n’est pas encore tout à fait aboutie, c’est justement de montrer que la protection de la nature (sauvage) et la lutte contre le capitalisme sont intrinsèquement liées. La défense de la nature sauvage s’est laissée ringardiser. La préservation est devenu un enjeu écologique de seconde catégorie, une lubie d’esthètes ou d’ermites soucieux de protéger leur petit pré-carré, pire, le caprice d’indécrottables chauvins récalcitrants au changement et indifférents aux grands enjeux environnementaux. Pendant ce temps-là, les gens sérieux requalifiaient les enjeux de la conservation en terme d’approvisionnement en services environnementaux, de mitigation du bouleversement climatique et d’adaptation aux changements globaux.

Pourtant, le préservationnisme est aussi porteur d’une critique sociale radicale et salvatrice. Comme le rappelle Andreas Malm dans un article récent, le capitalisme s’est développé dans la haine de la nature sauvage. Déjà chez Locke, la terre non-cultivée est envisagée comme un gaspillage, une perte. Je pourrais finir cette entretien en citant Malm qui rappelle que « la préservation de ces espaces sauvages est tout sauf un luxe superflu. À chaque fois qu’elle se prolonge dans le futur, une parcelle de terre est arrachée aux griffes du capital. Dans un sens, les communs sauvages sont l’équivalent spatial du temps libre : une sphère de l’existence qui n’a pas encore été happée par l’extension de la reproduction. Nous devrions lutter pour la protéger, pour repousser ses frontières et l’élargir. »