Temps de lecture : 23 minutes

À propos de Gaultier Bès, Marianne Durano, Axel Nogaard Rokvan, Nos limites. Pour une écologie intégrale, Paris, Le Centurion, 2014.

S’inquiéter de la crise climatique implique-t-il de dénoncer le divorce, la pilule, la progression de l’égalité des droits, de s’opposer à la lutte contre les stéréotypes à l’école, à l’égalité des femmes célibataires ou des lesbiennes face à la PMA ? On serait tenté de répondre par la négative, au regard du soutien apporté habituellement par les mouvements de l’écologie politique en Europe à ces revendications des mouvements des femmes et LGBTQI, issus comme eux de la contre-culture des années 1970. C’est pourtant cette position qu’ont choisi de défendre, en publiant Nos limites1 en mai 2014, Gaultier Bès et Marianne Durano. Ils posaient là le premier acte qui, avec la parution de la revue Limite à partir de septembre 2015, proposait de construire ce qu’ils nomment une écologie intégrale, concept que l’on retrouve dans un sens très différent (lien entre questions environnementales, sociales et spirituelles) dans l’encyclique Laudato Si du pape François en mai 20152. Le livre paraît à la suite du mouvement de la « Manif pour tous » contre l’égalité devant le mariage pour les couples LGBT auxquels les auteurs ont participé au sein du groupe « Les Veilleurs ». L’ouvrage rend visible les fondements philosophiques et théologiques de ce courant, à savoir une vision conservatrice de la loi naturelle catholique et une approche communautarienne de la société dans la tradition de la pensée contre-révolutionnaire française. Il reste à voir s’il apporte quelque chose à la pensée écologiste.

Une écriture pleine de chausse-trappes

L’ouvrage dénonce le plastique, le nucléaire, le gigantisme, la technique, … La plupart des thématiques écologistes sont reprises (« moins mais mieux », relocaliser, agir local, etc.). Pierre Rabhi, Ivan Illich, Jacques Ellul et Bernard Charbonneau sont cités (tandis que d’autres ne le sont jamais, comme André Gorz ou Serge Moscovici, nous verrons pourquoi). Ces thèmes ou auteurs sont systématiquement liés aux questions de morale sexuelle et familiale. Ainsi, sur le sujet de « trouver un rapport sain et durable avec notre environnement », Gaultier Bès, Marianne Durano et Axel Nogaard Rokvan3 donnent l’exemple de « la banalisation des OGM ou des pilules contraceptives qui bouleversent, non sans impact sur la santé humaine, les rythmes et les lois de la nature »4. Sur celui de « notre société de consommation généralisée où tout s’échange et se monnaie, où tout se jette et se dégrade »5, les exemples donnés sont les divorces, les recompositions familiales, les déménagements successifs, les mauvaises orientations, les stages à répétition, les CDD et les relocalisations. Pas la marchandisation des communs ou le brevetage du vivant, les OGM étant dénoncés uniquement dans la dimension de leur modification génétique. Un paragraphe commence par la critique des pesticides écotoxiques pour ensuite principalement dénoncer les opérations de changement de sexe, la PMA et la GPA ; le tout regroupé sous le titre « De la mainmise sur le vivant à la négation de l’homme »4. Un effet d’écriture récurrent consiste à produire un énoncé principal proposant une idée partagée par la plupart des écologistes suivi par une liste où sont glissés – comme autant de chausses-trappes – des exemples sur les questions sociales qui attirent l’accord des gens de gauche et des exemples sociétaux qui vont dans le sens de la famille traditionnelle. Logique de l’amalgame ? Confusionisme intentionnel ?

Ce glissement systématique de l’écologie au familialisme traditionnel s’enracine dans une certaine anthropologie qui expliquerait la crise écologique. Chez ces auteurs, la crise écologique ne trouve pas son origine dans le capitalisme, qui reste chez eux un concept flou et peu cité dont la responsabilité est occultée : la logique du profit ou la propriété privée ne sont jamais remises en question ; le marché est en général cité pour dénoncer la libéralisation sexuelle et la fragilité des couples. La crise écologique ne s’explique pas non plus par une conception de la nature née des évolutions de la théologie naturelle au début du XIIIe siècle comme dans la fameuse thèse de Lynn White6. Le responsable est l’individu (le terme étant péjoratif pour les auteurs) décrit dans l’ouvrage comme dominé par des « désirs », des « appétits individuels », des « fantasmes », des « caprices » sans limite. La technique comme la société de consommation ou le marché ne sont critiqués qu’en ce qu’ils entraînent l’individu dans la course folle derrière ses fantasmes. Dénoncé à de nombreuses reprises, Mai 68 est l’origine du « rouleau compresseur libéral libertaire »7 qui pousse l’individu dans « un consumérisme débridé qu’encouragent les idéologies à la mode »8, idéologies non-citées mais dont le lecteur peut deviner qu’il s’agit par exemple des idées féministes, queer, sur le genre, etc. L’individu n’est jamais décrit comme chez Marx comme un être à la créativité bridée par le capitalisme. Au contraire, il faudrait des limites pour que, selon les auteurs, de Nos limites apparaisse la vraie créativité : « Promouvoir la limite, ce n’est pas brimer la créativité, c’est la rendre consistante en lui donnant un sens et un socle, c’est lui permettre de s’épanouir sans s’évanouir dans des pulsions aussi décevantes qu’éphémères »9.

limite revue d ecologie integrale

Contraindre les désirs

Ce débat n’est pas forcément nouveau dans l’écologie. Dans les années 197010, on voit s’opposer un André Gorz qui insiste sur la construction sociale des désirs par la publicité et un Serge Moscovici qui appelle à réveiller les désirs face à la domestication de l’humain sauvage par la société à un René Dumont ou un Barjavel qui voient les humains des pays riches comme des enfants gâtés à qui « il faut taper sur les doigts »11. Ce débat ressurgit au début de la décroissance autour de 200412, chez certains auteurs comme Paul Ariès et Vincent Cheynet, qui s’inquiètent d’individus modernes sans limite, le premier inspiré par le discours de psychanalystes lacaniens, le second par le même arrière-plan catholique que Gaultier Bès. Ce dernier dit d’ailleurs que Vincent Cheynet l’a beaucoup influencé13.

Ce débat s’articule alors autour d’une première question : s’agit-il principalement de contraindre ou de réinventer/réorienter les désirs, ou les deux ? Si on fait le choix de réorienter/réinventer, comment faire ? Si des contraintes sont nécessaires, de quelle nature sont-elles et comment en décider, ré-ouvrant le débat classique en écologie entre démocratie et pouvoir technocratique ou scientifique ? Les auteurs de Nos limites adoptent clairement le point de vue de la contrainte des désirs, sans jamais discuter de l’instance légitime pour en décider – démocratie, technocratie, pouvoir scientifique… –, car pour eux, les limites sont déjà là. Il faut circonscrire l’individu et la société par des « repères simples, stables et solides »14, par les « lois de la nature »15, les « traditions, écosystèmes, institutions, frontières »16, car nous n’accepterions plus « que nos désirs (…) soient limités par un quelconque donné »17. Les institutions ? L’une des seules institutions sociales défendue dans le livre est la famille. Ils regrettent qu’elle ne « soit plus un fait indubitable mais un choix subjectif toujours soumis à négociation »18. Quelques pages plus tôt ils s’appuient sur un l’ouvrage de 1920 de l’écrivain catholique anglais conservateur G.K Chesterton, La superstition du divorce, s’opposant à ce droit au divorce et déplorent à plusieurs reprises son développement. Opposés aux familles homoparentales et à l’égalité des droits homos-hétéros, ils affirment leur refus de la PMA et de l’« idéologisation de l’enseignement qui à travers l’intrusion non-concertée de la déconstruction des stéréotypes de genre à l’école, abandonne la transmission des savoirs fondamentaux, consensuels et constructifs, pour imposer des objectifs partisans et potentiellement déstructurants »19. Comme exemples de la « souveraineté détournée »20, ils donnent le non-respect du « non » à la constitution européenne de 2005 et l’adoption du mariage pour tous. On comprend mieux alors quelles sont leurs cibles quand ils fustigent – sans les nommer – ce qu’ils appellent (en se revendiquant explicitement de Michéa) « la revendication d’un maximum de droits pour un maximum de gens »21. Les bonnes institutions sont celles qui découlent des « coutumes » et des « traditions ». Les écosystèmes ? Le thème est peu développé. En revanche, la nature est présente sous les termes de « rythmes et les lois de la nature »22. Pour l’humain, « notre nature »23 est un gros concept régulièrement utilisé mais toujours laissé dans le flou, jamais défini précisément comme de manière générale les termes de vie et de vivant.

Une nature métaphysique

Semblent confondus la nature au sens de l’écologie scientifique, de la zoologie, du naturalisme – les plantes, les animaux, les humains, les écosystèmes… – et une vision philosophique du terme nature, s’ancrant dans leur cas dans une certaine théologie naturelle catholique, que nous allons présenter. Cette référence, jamais assumée, par les auteurs dans cet ouvrage, est pourtant la seule vision du monde qui permette de faire tenir ensemble comme des réalités de même ordre les limites évoquées au début de cet article – les « traditions, écosystèmes, institutions, frontières »16 – qui mêlent des réalités sociales et environnementales comme autant de réalités dites naturelles. La conclusion du livre illustre parfaitement cet effacement du social et de l’environnemental avec leurs fonctionnements diversifiés derrière une unique nature métaphysique : « Défense du mariage, défense du bocage même combat ! [Il s’agit de la défense] des équilibres naturels »24.

Toute la théologie naturelle et tout le catholicisme ne peuvent se résumer dans cette approche, et il faut être plus précis. Le catholicisme hésite entre deux approches principales de la loi naturelle. Dans la plus ouverte, il s’agit de la recherche de soubassements communs aux droits universels. L’humain aurait, grâce à Dieu, la capacité à discerner le bien du mal, dans un dialogue entre la raison et la vérité (notamment divine), un des premiers principes de la loi naturelle étant de faire le bien et d’éviter le mal. Il s’agit d’abord d’une recherche. Cette vision rejoint l’effort de la philosophie qui se retrouve jusque dans les textes des déclarations des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et 1793 évoquant les « droits naturels, sacrés et inaliénables » exposés « en présence de l’Être suprême ».

L’autre, qui vient plus directement d’une certaine lecture de Thomas d’Aquin et d’Aristote – les auteurs de Limite se gardent de citer le premier mais le font très régulièrement pour le second, car sans doute plus légitime dans un débat public sécularisé – est moins ouverte. Elle postule qu’il y a une loi naturelle du cosmos qui organise aussi bien la nature que la société. Dans cette vision, le monde est organisé selon une hiérarchie des êtres vivants suivant leur perfection, les humains sont supérieurs aux animaux, les hommes aux femmes. La hiérarchie et l’organisation sociale traditionnelle – la famille patriarcale et hétérosexuelle, la patrie et ses frontières, l’église comme puissance organisatrice, etc. – poursuivent et font partie de cet ordre de la nature. Est moral ce qui respecte cette nature, immoral ce qui ne le respecte pas. Ce qui est immoral est contre-nature. Est moral ce qui respecte sa nature propre (d’où le « notre nature » pour l’humain). La boucle est bouclée au risque d’une pensée circulaire et auto-référente, la nature se définissant par le moral et inversement.

Cette vision conservatrice de la loi naturelle est loin d’avoir toujours été dominante dans le catholicisme. Si elle est le fond idéologique du catholicisme intégral d’extrême-droite depuis le XIXe siècle, elle fut principalement dominante dans l’institution catholique avec Jean-Paul II et Benoît XVI, période où se construit un ensemble de réseaux associatifs catholiques centrés sur la guerre culturelle contre la « culture de mort »25 et qui se mobilisent en France contre le mariage pour tous, mouvement dont sont issus les auteurs. Ce n’est pas le cas avant, ce n’est plus le cas depuis le pape François. Ainsi dans son encyclique Laudato Si, qui avait beaucoup déçu la droite catholique, les questions de morales sexuelles et familiales sont-elles à peine évoquées et la loi naturelle, dans une compréhension conservatrice de Thomas d’Aquin et d’Aristote, est absente au profit d’une théologie se référant davantage aux textes bibliques. Comme le montre les exemples donnés dans l’ouvrage d’Hélène et Jean Bastaire26, la position thomiste (qu’ils qualifient de « réaction thomiste »27 au regard des positions antérieures de François d’Assise qui insistait au contraire sur la Fraternité entre tous les êtres vivants) est peu présente dans les visions chrétiennes de la nature, non seulement protestantes28 mais également catholiques.

Une conception aristotélicienne de la limite

Cette vision aristotélicienne (dans sa compréhension thomiste conservatrice) s’illustre dans la compréhension du concept de limite qu’ont les auteurs de l’ouvrage : « Perdre le sens des limites, c’est perdre celui de la mesure. Nous avons de plus en plus de mal à évaluer, à hiérarchiser. Nous ne savons plus ni le fond ni la forme des choses, ni leur contenu ni leur contour »29. Les termes utilisés dans cette phrase sont significatifs. Outre l’insistance sur la hiérarchie, arrêtons-nous sur ceux de limite, de contenu et de contour. Comme le soulignent Miguel Benasayag et Léo Coutellec30, le terme correspondant à limite en grec est peras qui signifie contour, un des concepts importants de la pensée d’Aristote. L’individu est une forme, un contenu, rapportée à son contour, c’est-à-dire des caractéristiques intelligibles, visibles, stabilisées. Reprise aujourd’hui, cette limite comprise comme un contour veut poser comme principal le clivage bioconservateur/post-humaniste : « alors sont convoqués différents ordres pour qualifier ce contour. Cela s’illustre par exemple avec le slogan, Un enfant, un papa, une maman, addition d’un ordre naturel (la reproduction naturelle de l’humain contre sa reproduction artificielle ou encore l’argument de la « naturalité de la famille »), d’un ordre moral et religieux (les rôles normés de l’homme et de la femme instituant la famille hétérosexuelle mononucléaire). Dans une telle conception, être pour la procréation médicalement assistée (PMA), pour le mariage homosexuel, pour l’IVG serait contre-nature, immoral ou blasphématoire ; c’est se situer du côté des transhumanistes dans la production d’un nouveau clivage – dont la petitesse d’esprit ne semble pas gêner ses promoteurs – entre bioconservateurs et transhumanistes (…). Contre toute médiation technique, il s’agit de défendre la naturalité et la pureté d’une chose par ses contours, ignorant la dimension éthique et politique d’un tel sujet »31. Il faut prendre au sérieux la reprise par les auteurs de Nos limites de la formule de l’humoriste sapeur Camember des années 1890 : « Quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limites »32. Pour eux, l’humain a un contenu précis et limité – par exemple l’hétérosexualité, la famille nucléaire hétérosexuelle… – et donner des droits ou une reconnaissance aux réalités humaines et sociales qui ne rentrent pas dans ce contenu signifie dépasser la borne qui marque le contour du contenu. A partir de là, il n’y a plus aucune limite, puisque « La » limite « borne » a été dépassée… Il n’y a pas de différence entre le mariage pour tous et le clonage humain. Ils ne disent pas par qui et à quel moment ont été défini ce contour et ce contenu de l’humain. Une définition métaphysique – « notre nature » – semble à leurs yeux plus légitime que la délibération démocratique – dont il est difficile de dire qu’elle n’a pas donné lieu à débat – qui a abouti au vote du mariage pour tous.

Comme le soulignent Miguel Benasayag et Léo Coutellec, derrière leur apparente opposition, les bioconservateurs et les transhumanistes partagent la même conception de l’humain et de la limite (un contenu avec un contour fixe), les uns pour les conserver, les autres pour les dépasser. On peut s’accorder avec Benasayag et Coutellec pour refuser ce clivage : « L’enjeu théorique n’est pas de choisir entre le respect et le dépassement d’une borne mais d’identifier les conditions politiques, les valeurs et les finalités qui nous permettraient collectivement de définir les frontières que l’on souhaite se donner. Si nous combattons les grands projets inutiles, ce n’est pas parce qu’ils dépassent les bornes naturelles, morales ou religieuses, mais parce qu’ils dessinent un monde que nous ne voulons pas, un monde où le capitalisme est devenu un mode d’existence à prétention hégémonique. »33

limite tous a terre

Communautariens de droite ?

L’autre insistance des auteurs de Nos limites – moins que dans l’ouvrage suivant de Gaultier Bès, Radicalisons-nous !34 – est la volonté d’une société « organique »14 avec une forte densité communautaire car sinon « elle explosera faute de cohérence et d’unité »35. Ils insistent sur le passé, les traditions, les liens sociaux car « la société n’est pas une somme d’individus quelconques à qui l’on pourrait accorder indifféremment un maximum de droits. C’est un organisme infiniment complexe et vulnérable… »21. Ce point de vue pourrait être partagé y compris par des personnes se définissant comme progressistes, « de gauche » s’il n’y avait au milieu de l’affirmation – une des chausses-trappes habituelles de leur écriture – une remise en cause de l’avancée vers l’égalité des droits. Oui, la société n’est pas que la somme des individus, elle est complexe et vulnérable, la question pouvant se poser étant celle de l’équilibre entre droits et traditions, individu et communauté.

Il est dommage que – là encore – les auteurs ne jouent pas carte sur table quant à leurs références sur ces questions. Assument-ils de se rattacher au courant communautarien, et communautarien de droite, tel qu’il a pu interpeller la philosophie libérale dans le débat anglo-saxon dans les années 80, comme le laisse penser leur référence à la philosophe Chantal Delsol, une des représentantes de ce courant en France ? A cette période, un certain nombre d’auteurs – MacIntyre, Taylor, Walzer, Sandel, … – rentrent en débat avec les héritiers du libéral John Rawls. Ils leur reprochent leur « atomisme », le fait de ne pas prendre en compte que les individus ont besoin d’un environnement communautaire – valeur, identité, contexte identitaire, objectifs stables, visions du bien commun… – pour exercer leur capacité d’autonomie…

Le clivage entre communautariens de droite et de gauche se fait une première fois à ce niveau : de quoi parle-t-on avec le terme communauté (et ceux de valeurs, identité, visions du bien commun, modes de vie…) ? Parle-t-on d’une nation, avec un groupe majoritaire et/ou dominant (blanc, catholique, hétérosexuel…) qui impose les siens (vision des auteurs de Nos limites) aux groupes minoritaires car sinon « elle explosera faute de cohérence et d’unité »35 ? Ou parle-t-on de communautés plus restreintes : locales, religieuses, philosophiques, minorités sexuelles ou culturelles… dont les auteurs de Nos limites rejettent la croissance des droits (en fait, l’égalité) au nom de l’unité et de la cohérence de la société « organique » ? Dans le premier cas, on se rapproche davantage des communautariens de droite comme MacIntyre36 (qui comme les auteurs de Nos limites s’appuie sur Aristote), dans le second, il s’agit des positions des communautariens de gauche comme Taylor37, qui – plus qu’une vision communautarienne – défendent des correctifs communautariens au modèle philosophique libéral. Les libéraux ne rejettent pas l’idée qu’il y ait une ou des communautés et qu’elles jouent un rôle important pour les individus. Leur différend principal avec les communautariens porte sur la question de sa densité et sur le rôle de l’État. Pour les communautariens, la communauté est – et doit être – dense, elle précède les individus (thème récurrent chez Gaultier Bès et Marianne Durano). Pour les libéraux, une définition trop dense de la communauté est au contraire incompatible avec les exigences d’autonomie individuelle et de pluralité sociale.

La place des minorités

La différence entre libéraux et communautariens (et entre communautariens de gauche et de droite) se fait également sur le rôle de l’État. Pour les libéraux, l’État doit être neutre du point de vue des modes de vie et de ce qu’est le bien commun, se gardant de défendre la vision du bien commun d’une des communautés, même si elle est majoritaire et se contenter d’une politique accordant des droits aux individus. Au contraire, pour les communautariens, l’État doit être actif en la matière. Pour ceux de droite, l’État doit encourager les individus à adopter une conception du bien qui soit conforme au mode de vie de la communauté majoritaire et décourager les modes de vie qui en divergent (par exemple les minorités sexuelles ou religieuses).

Les communautariens de gauche s’inquiètent que le marché culturel livré à lui-même finisse par étouffer le pluralisme culturel, que les individus minoritaires ne se sentent pas assez légitimes pour profiter des droits qui leurs sont accordés : l’État n’a pas à adopter leurs conceptions du bien mais soutenir la diversité culturelle dans la société et avoir une politique de reconnaissance (Taylor) des minorités ou minorisés (les femmes par exemple). En soutenant les individus comme leurs expressions et vie culturelle, la politique de reconnaissance leur donne la confiance en eux nécessaire pour exercer pleinement leurs droits.

Il est difficile de positionner les uns et les autres sur le clivage droite-gauche français. On a l’habitude de dire que les tenants de la philosophie libérale anglo-saxonne correspondraient à nos sociaux-démocrates car ils défendent un état qui promeut les droits et la justice pour stabiliser la société malgré sa diversité. Les communautariens de gauche en seraient assez proches mais en insistant sur les droits des minorités. Les communautariens de droite pourraient correspondre aux tenants de la soi-disant « majorité morale » que revendique la droite religieuse américaine blanche contre la montée des minorités. Mais aussi à une partie de la gauche républicaine (de Valls à Mélenchon) qui défend que l’Etat ne doit pas être neutre du point de vue des valeurs mais doit en être un promoteur actif à travers ses institutions. Par leur virulente critique des droits accordés aux minorités sexuelles, l’insistance sur une communauté dense qui précède l’individu, sur un État qui doit renforcer le mode de vie « traditionnel » contre la montée des contestations minoritaires, les auteurs de Nos limites nous semblent se rattacher au courant communautarien de droite.

Au mieux, romantiques, au pire…

Mais y-a-t-il des débats européens qui permettent de mieux les situer sur cette question de la communauté ? L’idée énoncée dans l’ouvrage que « notre société sera organique ou qu’elle ne sera pas, c’est-à-dire qu’elle saura se penser comme un corps constitué, indissolublement naturel et culturel… »14, a de forts échos dans la philosophie européenne.

D’abord dans la pensée politique romantique avec l’allemand Johan Gottfried Herder (1743-1803). Contemporain de la révolution française, fasciné par elle, il en critique cependant l’esprit mécaniste issu des lumières, insistant sur le lien de l’humain avec la nature : si le rapport est propre à chaque individu, la part individuelle liée à la culture est très fortement attachée à un lieu. La pensée est issue de peuples séparés par des rivières et des montagnes, elle émane de la terre, le logos est attaché au topos. La communauté déborde la libre association des individus. Cette pensée s’illustrera dans le romantisme culturel (littéraire, pictural…) mais aussi politique avec les révolutions du Printemps des peuples de 1830 à 1848 qui s’opposent aux régimes royalistes et mettent en avant les réalités culturelles nationales contre les grands empires. Un second moment de la pensée de la communauté est celui des intellectuels contre-révolutionnaires comme Louis de Bonald (1754-1840) ou Joseph de Maistre (1754-1821). Il peut apparaître politiquement contradictoire car il fut inspirateur des régimes de la Restauration qui seront remis en cause par les versions françaises des révolutions du Printemps des peuples… issus de la pensée de Herder. De Bonald et de Maistre rejettent l’idée de la société comme une association d’individus pour insister sur l’importance des valeurs, concepts, langues sociologiquement premières par rapport à ses membres. Il s’agit de réorganiser la société à partir de l’individu comme un être social et non plus comme un individu abstrait et universel. La société est d’abord vue comme une communauté qui a pour base la famille dominée par le père, modèle qui se répète aux différents échelons de la société avec le prêtre, le roi et Dieu. Le rapprochement est d’autant plus évident avec les auteurs de Nos limites que ces derniers insistent fortement sur la famille, le « foyer »38 présenté comme réalité « dès l’origine »39, et qu’ils donnent – dans un paragraphe titré « Réhabiliter la frontière et l’enracinement »40 – une longue citation d’Aristote qu’ils utilisent pour montrer une société construite sur le même modèle que celle des auteurs contre-révolutionnaires. Dans cet extrait de La politique « Aristote expose cette imbrication des identités communautaires »41, en commençant par le couple hétérosexuel cher à ces militants de la Manif pour tous (« la première union nécessaire est celle de deux êtres qui sont incapables d’exister l’un sans l’autre : c’est le cas pour le mâle et la femelle en vue de la procréation », Aristote), la famille, le village, la cité… Les auteurs de Nos limites insistent sur le couple, « la famille, la religion, la nation »42 jusqu’à l’« unique famille humaine »42 (pas les êtres vivants non-humains…) prévenant que si « l’un prétend s’imposer au détriment des autres, c’est alors que le fragile équilibre est rompu »42.

Un héritage difficile à assumer

Il est difficile pour les auteurs de Nos limites de revendiquer cet héritage de la pensée contre-révolutionnaire car elle s’est ensuite poursuivie avec Charles Maurras qui, à partir des pensées d’Aristote et Thomas d’Aquin, développa avec son « nationalisme intégral » le thème des communautés traditionnelles et fut l’un des principaux inspirateurs de l’extrême-droite, du royalisme à Pétain. Plus récemment, c’est un héritier de De Maistre et Bonald, Alain de Benoist, penseur de la « Nouvelle droite » qui fut le premier à évoquer – de manière positive – les communautariens dans sa revue Éléments en juin 1993.

S’ils se disent « loin de fantasmer un “ âge d’or ” perdu, un “ État de nature ” idyllique »43, ils ne cessent dans Nos limites de regretter « une certaine civilisation dans laquelle l’homme assumait d’être borné par les lois de la nature »44, que personne ne veille plus « sur la demeure commune, cet espace ordonné, harmonieux, que les Grecs nommaient cosmos par opposition au chaos »45, que soient remises en cause « les grandes frontières ontologiques »46 Il faut repenser là aux hiérarchies d’Aristote et de Thomas d’Aquin entre être plus ou moins parfaits. (formule moderne pour les hiérarchies de Platon et Thomas d’Aquin ?) entre l’humain et l’animal, l’enfant et l’adulte, l’homme et la femme, etc. Il s’agit bien de revenir avant : là, avant 1968 ; avant le Front populaire pour Pétain ; avant 1789 pour De Maistre, Bonald, Maurras… Cette philosophie qui veut revenir avant, dans ce qui est perçu comme l’époque de la stabilité traditionnelle et instrumentalise pour cela le thème de la nature, de la terre, aujourd’hui de l’écologie, ressurgit régulièrement depuis la Révolution française.

Dans leur texte de 1934-1935 « Le sentiment de nature force révolutionnaire »47, Bernard Charbonneau et Jacques Ellul critiquent les courants qui revendiquent « le retour à la terre » : « si “ retour à la terre ” n’était pas une phrase qui milite à droite, nous serions tous d’accord pour l’accepter »48. « La droite voit dans le retour à la terre non pas une vie qui forge des hommes libres mais une soumission aux forces opprimantes de la nature (…) la société naturelle, c’est la société qui conservait les privilèges des classes possédantes »49.

Ellul découvre dans les années 30 en même temps le personnalisme de Mounier – qui insiste sur la personne et la communauté – mais aussi le marxisme – qui le rend attentif à la domination de classe – et la théologie du protestant Karl Barth qui anime en Allemagne une église résistante au régime nazi (l’Église confessante) et dénonce toute tentative de chercher dans les réalités terrestres, que ce soit la nature ou les institutions humaines (y compris traditionnelles comme la famille ou la patrie) une « société naturelle » issue de la volonté de Dieu.

limite revolutionnaire malgre nous

Il y a quelque chose de surréaliste à voir l’équipe de la revue Limite se revendiquer des idées d’Ellul et Charbonneau et en même temps construire sa pensée justement sur cette défense de la société naturelle. Ignorance du fond de leur pensée ? Récupération tous azimuts (surtout d’auteurs qui ne sont pas de droite) pour cacher la réalité de leur positionnement profondément conservateur, stratégie qui est depuis longtemps celle, par exemple, d’Alain De Benoist et plus récemment du Front national ? Cela interroge sur leur reprise de la critique de la technique ellulienne : le font-ils comme Ellul pour défendre la liberté de l’humain et dénoncer une nouvelle idolâtrie ou pour s’en prendre à l’artifice contre la loi naturelle… tombant dans une nouvelle idolâtrie, celle de la « nature », qui va à l’opposé de la pensée de Karl Barth, la colonne vertébrale de la pensée théologique d’Ellul.

Conclusion : questions pour l’écologie

L’étude de Nos limites comme texte inaugural du courant « limite » nous semble montrer que ce dernier n’a pas grand-chose à voir avec l’écologie – telle qu’elle s’est développée comme mouvement social et de pensée depuis les années 1970 – mais bien être le dernier avatar de la pensée contre-révolutionnaire ancrée dans la théologie catholique la plus conservatrice. Le succès d’audience qu’il rencontre, le fait que des militants ou des intellectuels indiscutablement écologistes (José Bové, Jean-Pierre Raffin…) puissent ne pas le percevoir et donnent des interviews à leur revue ou une préface à un ouvrage montre qu’un certain nombre de questions restent à travailler pour l’écologie politique, associative et intellectuelle.

Quel sens donner à la thématique de la limite, utilisée si largement sans être définie ? Miguel Bennasayag et Léo Coutellec50 montrent que les arrière-plans et les conséquences sont bien différents suivant qu’on la conçoit comme une borne qui impose un ordre métaphysique non-discutable, comme seuil dont le dépassement entraîne des effets non-voulus ou comme frontière qui s’invente collectivement. Il en est de même du thème des liens, dans le slogan « moins de biens, plus de liens ». Il y a des liens sociaux qui oppressent davantage qu’ils n’enrichissent.

L’écho du courant limite ne s’explique-t-il pas aussi par la faiblesse de l’écologie à savoir ce qu’elle entend souvent par le terme de nature – laissant la porte grande ouverte à la compréhension métaphysique bétonnée du courant limite – et à sa difficulté à clarifier le fond de sa pensée sur les façons de faire société (politique, racisme, identité nationale…) et les questions « sociétales » (famille, sexualité, fin de vie…) en lien avec sa vision de la nature ?

Les mouvements de l’écologie politique sont nés dans les années 1970 dans une mouvance de la contre-culture avec les mouvements des femmes, des homosexuels, des fous, des régionalistes… Ce que Serge Moscovici a appelé les minorités actives. Cette naissance commune et le fait sans doute de regrouper des groupes sociaux proches est probablement une des raisons qui ont fait partager les mêmes revendications sociétales, de voir les partis écologistes soutenir par exemple l’égalité homme-femme, l’égalité devant le mariage quelle que soit l’orientation sexuelle, les langues régionales, etc.

Mais, en dehors d’une vision positive de la diversité (naturelle comme culturelle), le lien théorique est souvent resté flou, en particulier entre revendications sociétales et questions d’environnement. Ce flou est apparu au grand jour en 201351 avec le début du débat sur l’élargissement de la PMA aux couples de femmes (alors qu’il n’y avait rien eu de semblable quand cette technique d’enfantement artificielle avait été ouverte aux couples hétérosexuels). Les prises de positions de Jacques Testart puis de José Bové donnèrent l’impression d’un carambolage entre l’histoire commune des écologistes et des mouvements LGBTQI comme minorités actives, la critique de la technique et une définition floue de la nature (biologie ? Les humains comme espèce capable d’artificiel pour elle-même ? Nature métaphysique imposant une vision « naturelle » du couple, de la famille, etc. ?). Ce débat apparaissant quelques mois avec les mobilisations de la « Manif pour tous », un peu plus d’un an avant la publication de Nos limites, le courant limite n’avait plus qu’à profiter du flou…

Il ne s’agit pas de théoriser ex nihilo. Parmi les intellectuels qui ont pensé l’écologie, des bases solides chez Serge Moscovici ou Félix Guattari seraient à explorer de nouveau. Les acteurs sociaux, ceux des minorités actives d’hier ou des mouvements sociaux écologistes d’aujourd’hui, ont pensé, agi, écrit. Espérons que le parasitage de l’écologie par le courant limite déclenche au moins ce travail collectif de réflexion.

Notes

  1. Gaultier BÈS, Marianne DURANO, Axel NOGAARD ROKVAN, Nos limites, Paris, Le Centurion, 2014.[]
  2. « L’écologie intégrale n’est pas ce que vous croyez », Le Monde, 26/07/2018, texte collectif d’intellectuels et de militants écologistes catholiques dénonçant la vision conservatrice de l’écologie intégrale et se revendiquant de celle de l’encyclique Laudato Si du Pape François.[]
  3. Gaultier BÈS, Marianne DURANO, Axel NOGAARD ROKVAN, op. cit., p. 71.[]
  4. Ibid.[][]
  5. Ibid., p. 33.[]
  6. Lynn WHITE JR, « Les racines historiques de notre crise écologique », in Dominique Bourg, Philippe Roch (Dir.), Crise écologique, crise des valeurs, Genève, Labor et Fides, 2010.[]
  7. Gaultier BÈS, Marianne DURANO, Axel NOGAARD ROKVAN, op. cit., p. 18.[]
  8. Ibid., p. 10.[]
  9. Ibid., p. 48.[]
  10. Stéphane LAVIGNOTTE, « Quelle politique des modes de vie ? L’écologie adolescente entre contrainte et réveil du désir », Contretemps, 21, février 2008.[]
  11. René DUMONT, L’utopie ou la mort, Point Seuil, 1973, p. 75.[]
  12. Stéphane LAVIGNOTTE, La décroissance est-elle souhaitable ?, Paris, Textuel, 2010.[]
  13. https://www.lerougeetlenoir.org/opinions/les-inquisitoriales/gaultier-bes-l-enracinement-est-une-condition-sine-qua-non-de-la-conversion-ecologique[]
  14. Gaultier BÈS, Marianne DURANO, Axel NOGAARD ROKVAN, op. cit., p. 104.[][][]
  15. Ibid., p. 27.[]
  16. Ibid., p. 18.[][]
  17. Ibid., p. 17.[]
  18. Ibid., p. 34.[]
  19. Ibid., p. 42.[]
  20. Ibid., p. 25.[]
  21. Ibid., p. 28.[][]
  22. Ibid., p. 71.[]
  23. Par exemple p. 97.[]
  24. Ibid., p. 109.[]
  25. Ce thème développé par Jean-Paul II lors de son voyage aux Etats-Unis en 1993 est théorisée dans l’encyclique Evangelium Vitae de 1993 où il estime que s’opposent dans les sociétés contemporaines une « culture de vie » et une « culture de mort ». Ce qui est dénoncé dans l’encyclique comme des atteintes à la vie et à la dignité humaine – peine de mort, euthanasie, avortement… – doit être considéré davantage qu’une simple perte de repères, comme « une réalité plus vaste, que l’on peut considérer comme une véritable structure de péché, caractérisée par la prépondérance d’une culture contraire à la solidarité, qui se présente dans de nombreux cas comme une réelle culture de mort ». Il en attribue l’origine à la perte du sens de Dieu dans les sociétés contemporaines sécularisées.[]
  26. Hélène et Jean BASTAIRE, Pour une écologie chrétienne, Paris, Cerf, 2004.[]
  27. Ibid., p. 43.[]
  28. Stéphane LAVIGNOTTE, « Quatre pelotes protestantes pour tricoter une éthique de la nature », in Terre créée, terre abîmée, terre promise, Lyon, Olivétan, 2015.[]
  29. Gaultier BÈS, Marianne DURANO, Axel NOGAARD ROKVAN, op. cit., p. 103.[]
  30. Miguel BENNASAYAG et Léo COUTELLEC, « Nos limites ne sont pas les leurs », Écologie Politique, n°57, 2018.[]
  31. Ibid., p. 126.[]
  32. Gaultier BÈS, Marianne DURANO, Axel NOGAARD ROKVAN, op. cit., p. 53.[]
  33. Miguel BENNASAYAG et Léo COUTELLEC, op. cit., p. 129.[]
  34. Gaultier Bès, Radicalisons-nous ! La politique par la racine, Paris, Première Partie, 2017.[]
  35. Ibid., p. 105.[][]
  36. Alasdaire MACINTYRE, Après la vertu, Paris, PUF, 1997.[]
  37. Charles TAYLOR, Multiculturalisme, Paris, Flammarion, 2009.[]
  38. Ibid., p. 33.[]
  39. Ibid.[]
  40. Ibid., p. 28.[]
  41. Ibid., p. 61.[]
  42. Ibid.[][][]
  43. Ibid, p. 11.[]
  44. Ibid., p. 27.[]
  45. Ibid, p. 35.[]
  46. Ibid., p. 54.[]
  47. Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous, Paris, Seuil, 2014.[]
  48. Ibid., p. 179.[]
  49. Ibid., p. 187.[]
  50. Miguel BENNASAYAG et Léo COUTELLEC, op. cit.[]
  51. Aude VIDAL, Stéphane LAVIGNOTTE, « PMA et critique de la technique : au nom de quelle nature ? », Reporterre, 18/01/2013. https://reporterre.net/PMA-et-critique-de-la-technique-au[]