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Texte original traduit par Frédéric Neyrat.
« Vous pouvez résister ! », criait Julian Assange le 11 avril 2019, alors que des agents de la police londonienne le poussaient dans un fourgon devant l’ambassade de l’Équateur. Assange avait passé sept ans dans un minuscule bureau transformé en appartement, poursuivant les fils d’une vocation qui a captivé le monde. À présent, il avait l’air défait, rendu impuissant — à l’exception de sa voix transie par l’urgence. Alors qu’il continuait à parler, le journaliste le plus important de ce jeune siècle a été poussé brutalement dans la camionnette.
Le président équatorien Lénine Moreno venait de retirer l’asile politique accordé par son prédécesseur, de gauche radicale, Rafael Correa. L’arrestation se basait sur le fait qu’Assange avait refusé de se présenter à la justice — une entorse à sa liberté sous caution — dans une affaire de viol intentée par des procureurs suédois, charges cependant abandonnées par la suite. Mais comme chacun sait, ce qui est en jeu n’est pas cette affaire, pour laquelle d’ailleurs Assange s’est déclaré prêt à passer en jugement. La véritable question est de savoir si Assange sera désormais extradé vers les États-Unis pour faire face à des accusations de tentative de violation de la sécurité informatique états-unienne — quelque chose qu’il a peut-être envisagé, voire tenté de réaliser, mais qui n’a manifestement jamais été mené à bien.
« Le Royaume-Uni doit résister », a crié Assange, martelant ce qui deviendra certainement la base de sa défense juridique à venir : le principe, qui nous vient des Lumières, de la liberté de la presse — respecté, du moins en théorie, par la majorité des nations modernes. En effet, seul le refus du Royaume-Uni de la demande d’extradition peut le sauver d’un procès hautement politisé aux États-Unis. L’avenir du journalisme non censuré dans ces deux pays est en jeu, comme un large éventail de personnes liées à cette profession en conviennent. Mais voici la question qui ne sera jamais soulevée devant les tribunaux, ni dans les journaux « de référence » : Quand Assange parlait de résistance alors qu’il était entre les mains de la police, ne s’adressait-il qu’à un État national en déclin — ou à nous-mêmes, les citoyens de la planète ?
Arcana imperii
Julian Assange est né en 1960. Il appartient à une génération de gauche ayant sérieusement revendiqué son autonomie politique. Partagée par des millions de manifestants anti/alter-mondialisation au tournant du millénaire, cette revendication a pris la forme d’une dénonciation des décisions illégitimes prises par un régime de gouvernance mondiale protéiforme qu’Antonio Negri et Michael Hardt ont appelé « Empire »1. Mais cette analyse était incomplète, incapable d’identifier clairement ceux prenant les décisions clés, ainsi que les intérêts spécifiques que ces derniers poursuivaient. Assange et ses collaborateurs de WikiLeaks se sont chargés de révéler les fonctions essentielles de ce régime capitaliste mondial — et en particulier de son pilier central, les États-Unis, dont la souveraineté nationale a été la principale force structurante des relations internationales depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Depuis l’inoubliable vidéo « Collateral Murder » de 2010 jusqu’à aujourd’hui, WikiLeaks a fourni au public un accès sans précédent aux secrets des États-Unis et de son système d’alliances militaires et économiques, notamment par le biais de la révélation de télégrammes de la diplomatie américaine par WikiLeaks (connu sous le nom de « Cablegate » ou encore « WikiLeaks Cablegate ») et des journaux de guerre afghans et irakiens (respectivement nommés Afghan et Iraq War Logs). Il est vrai que les comportements qui sous-tendent l’écriture de ce type de documents ont déjà été décrits auparavant. Pour les comprendre en profondeur, il suffit de lire un livre comme Global Capitalism and American Empire (2004), des auteurs canadiens Sam Gindin et Leo Panitch. Mais faire connaître n’est pas emporter la conviction. Seuls les documents bruts ont permis de donner à chacune et chacun un aperçu des vastes stratagèmes économiques et de la violence militaire dévastatrice d’un pouvoir impérial qui bafoue constamment ses propres principes démocratiques. Lorsque vous lisez, par vous-mêmes, les câbles diplomatiques et les journaux de guerre, les conclusions des historiens deviennent indéniables — et indéniablement applicables au présent. Pour la première fois, ces conclusions apparaissent comme une réalité pragmatique et non comme une théorie. Avec un pouvoir de conviction jusqu’alors inégalé, les documents divulgués révèlent les arcana imperii de l’ordre mondial actuel.
Aucune action aussi cruciale n’a été accomplie par aucune des forces réunies à la fin des années 1990 pour protester contre les pouvoirs exorbitants du FMI, de la Banque Mondiale et de l’OMC. Les télégrammes diplomatiques, en particulier, montrent comment un effort constant de promotion des entreprises états-uniennes et d’inscription de leurs actions dans une stratégie globale plus large : cette stratégie repose sur une manipulation et une subversion constante de personnalités politiques étrangères et des groupes d’intérêts, les deux étant traités comme de simples pions par ceux qui ont une connaissance et une force supérieures. La théorie opérationnelle clé d’Assange est exposée dans un texte intitulé « La conspiration comme mode de gouvernance », qui a été largement diffusé après les fuites cruciales de 20102. Dans ce texte, Assange affirme qu’un pouvoir illégitime ne peut être maintenue que par le biais de réseaux de communication secrets. En ce sens, chaque publication de WikiLeaks a été conçue pour porter un coup aux conspirations du pouvoir impérial.
Si l’autonomie politique nécessite une analyse critique des conditions qui structurent notre existence et limitent à la fois notre perception et notre capacité de changement social, alors on peut affirmer que WikiLeaks a fourni un exemple rare de connaissance en action, un phare pour toute une génération. Voyons rapidement comment ce phare a été installé, ce qui a été accompli, les objections qui ont été soulevées et les perspectives que l’on peut dessiner quant à notre situation présente.
Craquer les réseaux
WikiLeaks émerge du mouvement open-source et son nom traduit la confiance axiomatique de ce dernier dans la libre appropriation par le public de codes informatiques transparents. L’organisation dirigée par Julian Assange n’a toutefois pas fonctionné à la manière d’un site Web tel que Wikipedia, fondé sur la mise-en-commun, avec une participation du public à grande échelle et des processus de publication relativement transparents et auto-organisés. Au lieu de cela, les fuites recueillies au moyen du système technique fortement crypté du groupe ont été proposées à des organes de presse mainstream, avec l’intention d’exploiter non seulement la distribution massive des journaux en réseau, mais également la capacité intellectuelle des rédacteurs professionnels capables d’analyser des quantités énormes d’informations, à la mesure donc de la vitesse du cycle de rotation mondial de l’information. Au début, cette stratégie semblait être une trahison des principes de l’open source, ce qui est en effet le cas. Mais cette stratégie était aussi autre chose : une transformation en profondeur des normes mondiales du journalisme, afin de rétablir la capacité de la presse à informer les citoyens sur leur propre gouvernement et, de fait, sur les secrets de la gouvernance mondiale.
La publication ultérieure des fichiers de l’Administration de la sécurité nationale d’Edward Snowden par des intermédiaires indépendants de WikiLeaks, suivie des révélations des « Panama Papers » utilisant des voies très similaires, prouve à la fois l’ampleur et la profondeur de cette transformation, qui a fait plus que tout autre chose dans l’histoire récente pour faire revivre les principes de la presse libre. Ne serait-ce que pour cette seule réalisation, Assange mérite le respect universel — ainsi que la pleine protection dont bénéficient traditionnellement les journalistes.
Mais qu’en est-il d’Assange le géostratège ? Comment évaluer ses actions dans le brouillard de la guerre de l’information — une dimension qui ne peut être négligée, même dans une discussion sur la liberté de la presse ? S’est-il égaré pendant sa longue captivité à l’ambassade ? Est-il devenu l’outil involontaire d’un État puissant ? Que penser de son attaque virulente contre la campagne présidentielle d’Hillary Clinton, qui a clairement contribué à l’élection de Donald Trump ?
C’est un fait indéniable que WikiLeaks a publié les courriels de Clinton à un moment crucial de la campagne — et le démenti d’Assange, affirmant qu’il ne savait rien quant aux sources des documents, semble douteux, venant d’une personne aussi bien informée. Du côté de la gauche centriste états-unienne, le récit dominant est qu’Assange aurait été corrompu par les Russes, qui lui avaient offert — dans une débauche de flatteries calculée d’ailleurs, étendue à d’autres intellectuels de gauche — sa propre émission de télévision sur RTL (la chaîne Russe en langue anglaise). Un point de vue plus sophistiqué suggère qu’un individu, agissant seul, n’a ni la légitimité, ni la capacité, de violer un secret d’État de telle sorte que cela contribue, effectivement, au bien commun (dans un monde dangereux, le secret d’Etat n’est pas forcément illégitime) — un point de vue que je partage, en ce qu’il développe une critique beaucoup plus forte de la stratégie d’Assange en général. Mais la question dès lors se pose, et la position précédente n’y répond pas : comment, et par qui, une capacité critique des États et de leurs conspirations bien réelles peut-elle se constituer d’une façon jugée légitime, et efficace…
Pari global
Julian Assange restera dans l’histoire comme l’individu qui, agissant de manière anarchique, a fait le pari le plus grand que l’on puisse imaginer sur les capacités critiques de la société civile mondiale — un pari qui est aussi, et de loin, le plus risqué. Selon Assange, Hillary Clinton représentait la continuité de l’empire américain : elle était la toute-puissante secrétaire d’État qui était au centre de la sombre toile d’influence américaine pendant les années tumultueuses du Printemps Arabe, tirant toutes les ficelles à sa disposition pour s’assurer qu’à mesure que tout changerait, tout resterait pareil. Trump, en revanche, semblait un acteur faible, un joker, avec une forte chance d’ouvrir pour les U.S.A. une ère de déclin. Les divulgations d’Assange quant à Clinton étaient un pari risqué sur les chances de déclin impérial — un pari dont les effets cependant demeurent incertains : Assange a porté un coup éblouissant, mais dangereux, dans l’obscurité de la guerre de l’information.
Essayez de faire ce calcul vous-même. En dépit de la popularité de Barack Obama aux U.S.A. comme ailleurs — une popularité qu’il a acquise à la fois grâce à son admirable calme et son intelligence, ainsi que par la détermination d’une majorité d’Américains à élire et à respecter enfin un président noir — il n’en reste pas moins évident que son administration de type Démocrate classique n’a que très peu changé les priorités et les routines de fonctionnement de l’ordre mondial façonné et dirigé par les États-Unis. Pour prendre l’exemple le plus significatif : au cours des deux mandats d’Obama, les États-Unis sont devenus le plus grand exportateur de combustibles fossiles au monde, alors même que les conditions de vie dans l’arrière-pays du sud des États-Unis et de l’Europe continuaient de se dégrader, en partie à cause du changement climatique, et dans une proportion égale ou supérieure à cause la rapacité du commerce néolibéral. Il est impossible d’oublier que durant ces années, Obama est devenu le Déporteur-en-chef, expulsant violemment un nombre historique de migrants de la frontière sud tout en présidant au coup d’État sanctionné par les États-Unis au Honduras qui a préparé le terrain pour l’effondrement économique et social actuel de ce pays. Depuis lors, les vagues de réfugiés arrivant tant aux États-Unis que dans l’Europe ont provoqué une formidable montée en puissance de mouvements politiques d’extrême-droite dans les pays anciennement « avancés », dont le tissu social a été déchiré par l’austérité néolibérale. Quelque chose laisse-t-il à penser qu’une administration Hillary Clinton aurait apporté un changement décisif dans cet état de choses ? La crise actuelle aurait-elle été durablement évitée en prolongeant et en intensifiant les politiques mêmes qui l’ont provoquée ?
Il est évident que le risque du pari d’Assange est que Trump réussisse à raviver les pires aspects de l’empire sous domination états-unienne et son système d’alliances eurocentriques, combinant une suprématie blanche virulente avec un extractivisme militarisé dans le but de rétablir la domination occidentale des nations industrialisées telle qu’elle était après la seconde guerre mondiale. Pourtant, le choix qui nous fait face quant aux alternatives politiques est maintenant sur la table avec une toute nouvelle clarté – car, en réalité, Trump est très faible politiquement et en grande partie incapable de faire avancer son programme économique nationaliste hardcore, malgré la communication spectaculaire qu’il produit nuit et jour au sujet de ses sordides intentions. La société civile s’est mobilisée aux États-Unis avec l’élection d’une nouvelle génération de représentants politiques qui soulèvent des débats d’une ampleur sans précédent sur l’évolution future du développement national et international, dont le Green New Deal promu par Alexandra Ocasio-Cortez est la figure la plus exemplaire. Entre-temps, sous la pression de leurs propres sociétés civiles, de nombreux pays du système de l’ancienne alliance ont pris des mesures importantes pour définir leurs propres plans d’action pour l’avenir, indépendamment des États-Unis.
Le pari d’Assange dépend pour son succès des capacités critiques de la société civile mondiale, que les actions de WikiLeaks ont tant fait pour renforcer au cours de la dernière décennie. Comme les propres entreprises de publication et le contenu même de la critique opérée par Wikileaks et ceux qui s’en sont inspiré, cette société civile se situe dans des contextes nationaux qui doivent toujours être abordés de manière spécifique. C’est en effet dans ces contextes nationaux que le pouvoir et les droits populaires comme la liberté de la presse sont situés. Pourtant, à l’instar de la libre circulation des câbles et des journaux de guerre, cette société civile est mondiale, comme le sont aussi les sans-papiers, les apatrides, ainsi que les détenteurs de passeports multiples qui paient leurs impôts en divers lieux nationaux. Chacune et chacun, en marge ou dans les marges de chaque pays, peut consacrer ses énergies à aider à démanteler le système injuste et fondamentalement obsolète que la génération politique d’Assange a commencé à appeler « Empire » il y a une vingtaine d’années.
C’est le moment ou jamais de pousser ce système au-delà de ses limites. Seul un processus politique délibéré peut réussir à le transformer — le renverser. Un tel système doit tenir compte de toute la complexité des États nationaux, ainsi que du système d’alliance internationale corrompu et, surtout, de l’autonomie critique des populations mondiales. « Vous pouvez résister ! », cria Assange. « Le Royaume-Uni doit résister ! » — « Nous devons résister ! ».
Notes
- Michael Hard et Antonio Negri, Empire, Paris, Exils, 2000. [↩]
- Le texte est traduit ici : https://www.contretemps.eu/art-fuite-philosophie-politique-julian-assange-par-lui-meme/ [↩]