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L’été dernier, alors que des incendies destructeurs ravageaient une partie importante de l’Amazonie, le Président Emmanuel Macron fit cette déclaration en amont de l’ouverture du G7 réunit à Biarritz : « Nous devons répondre à l’appel de la forêt de l’Amazonie, notre bien commun et donc nous allons agir ». Utilisée dans un tel contexte, l’expression « bien commun » sous-entend que la forêt amazonienne, « poumon de la planète », constitue une ressource essentielle pour toute l’humanité, justifiant la mobilisation de la communauté internationale et – si nécessaire – une action contraignante vis-à-vis de l’État du Brésil, accusé d’avoir laissé faire les incendiaires. Dans les faits cependant, il fut aisé pour Jair Bolsonaro d’invoquer son droit de souveraineté pour s’opposer à toute forme d’ingérence et cet épisode rappela finalement les difficultés auxquelles se heurtent depuis plusieurs décennies les tentatives d’instituer des « biens communs mondiaux », faute d’être en mesure d’établir des systèmes de gouvernance efficace à une échelle globale.

L’échec récent de la COP 25 réunie en décembre 2019 à Madrid atteste aussi du blocage des perspectives au niveau mondial. Aussi face à cette impasse, d’autres propositions se font jour pour protéger les forêts, mais à une échelle locale et en utilisant la voie de l’acquisition foncière. C’est cette stratégie que le philosophe Baptiste Morizot – auteur des ouvrages Les Diplomates, Sur la piste animale et Manières d’être vivant – a choisi de défendre en août 2019 dans une tribune sur le site du Monde, intitulée « Si la propriété privée permet d’exploiter, pourquoi ne permettrait-elle pas de protéger ?1». Ce texte est la version condensée d’un article plus détaillé (« Raviver les braises du vivant. En défense des foyers de libre évolution »2) disponible en libre accès. Cette intervention publique visait à soutenir le projet « Vercors Vie Sauvage3 » porté par l’ASPAS (Association pour la Protection des Animaux Sauvages) qui cherchait à rassembler 955 000 euros en financement participatif pour acquérir 500 hectares de forêt – formant auparavant un domaine privé de chasse – dans le but d’établir une « Réserve de vie sauvage », en libre évolution.

Baptiste Morizot explique de manière simple ce concept de « forêt en libre évolution » sur lequel repose le projet : il s’agit avant tout de « la laisser tranquille » :

La restituer aux hêtres, sapins, cerfs, écureuils, aigles, mésanges, lichens… La laisser en libre évolution, c’est-à-dire laisser le milieu se développer selon ses lois intimes, sans y toucher. Laisser l’évolution et les dynamiques écologiques faire leur travail têtu et serein de résilience, de vivification, de création de formes de vie.

Le texte se réfère également à la question des Communs, mais d’une manière très différente de l’allusion au « bien commun » dans le discours d’Emmanuel Macron4. Son propos consiste à suggérer la possibilité de « détourner » le droit de propriété privée pour en subvertir les finalités traditionnelles et les rediriger vers un objectif de protection de la forêt :

C’est [la propriété privée] que ces initiatives vont saisir et détourner en toute légalité : si elle permet d’exploiter, pourquoi ne permettrait-elle pas de protéger ? […] Le concept est paradoxal : détourner à plusieurs, dans une mobilisation citoyenne par le don, le droit exclusif de la propriété privée, non pas pour une jouissance personnelle, mais pour une radicale restitution aux autres formes de vie.

Et l’auteur fait ensuite le lien avec la question des Communs, en ajoutant que la forêt sera ainsi constituée en « un bien commun, commun aux humains et aux autres vivants, surtout en cette période de crise grave de la biodiversité ». Il s’agira néanmoins d’un Commun particulier donc, puisqu’élargi à l’ensemble des vivants, humains et non-humains :

Ce n’est donc pas une initiative pour la nature au détriment des humains, ni une action au bénéfice de la nature en tant qu’elle est utile aux humains : c’est une manière d’agir pour le bien de la communauté inséparable des vivants, dont les humains sont membres.

En s’exprimant de la sorte, Baptiste Morizot inscrit son propos dans un des débats les plus épineux qui traversent depuis longtemps la pensée des Communs : doit-on faire des Communs depuis et avec la propriété privée ou contre et sans elle ? La question divise encore les auteurs travaillant sur le sujet et elle oppose même en France deux écoles académiques rivales, qui s’affrontent sur ce point précis5.

Cette manière de présenter la propriété privée sous un jour favorable n’est d’ailleurs pas propre au projet « Vercors Vie Sauvage » et on la retrouve aujourd’hui portée par plusieurs mouvements sociaux, y compris chez que des courants que l’on attendrait pas forcément à cet endroit. C’est ainsi que sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes un projet de fonds de dotation, baptisé « La Terre en Commun6» a vu le jour pour réunir les sommes nécessaires au rachat d’une partie des terrains de la zone à l’État, dans le but de sécuriser l’occupation et de préserver les activités collectives qui s’y trouvent encore. Cette initiative n’a cependant pas fait l’unanimité parmi les militants, comme en témoigne une tribune publiée sur le site Reporterre, intitulée «L’achat des Terres à l’État signe la mort politique de Notre-Dame-des-Landes7». Et c’est bien le recours à la propriété privée qui fait grincer des dents les auteurs de ce texte, accusant le projet de chercher à « convertir en propriété immobilière la notoriété exceptionnelle accumulée par la lutte pendant des années ».

Un tel rapport paradoxal à la propriété privée se retrouve également chez un auteur comme Alain Damasio qui, d’un côté, critique dans son dernier roman Les Furtifs la privatisation rampante des villes par les entreprises, mais de l’autre, fait en interview l’éloge de l’acquisition foncière comme stratégie libertaire qui permettra de multiplier les poches de résistance8:

Paradoxalement l’un des moyens, à ses yeux, de résistance serait de devenir propriétaire « l’une des rares choses que respecte le capitalisme c’est la propriété privée ». C’est pour cela qu’Alain Damasio soutient une initiative de rachat collectif des terres de la ZAD nommée Terre en commun.

Au final, le projet « Vercors Vie Sauvage », tel que présenté par Baptiste Morizot, occupe un positionnement ambigu, car si d’un côté, il présente l’avantage d’ouvrir de manière originale la question des Communs aux Non-Humains, il s’appuie pour se faire sur la propriété privée, d’une façon qui mérite d’être questionnée.

Un démantèlement de la propriété privée à travers un faisceau de droits

En réalité, ni le projet « Vercors Vie Sauvage », ni le fonds de dotation de la Zad n’ont recours à l’institution classique de la propriété, si l’on observe bien la manière dont ils vont s’organiser. Pour le montrer, il est utile de se référer à la notion de faisceau de droits (Bundle Of Rights) utilisée par Elinor Ostrom, lauréate en 2009 du prix Noble d’économie pour ses travaux sur la gouvernance des Communs9. Elle est notamment connue pour avoir montré que, dans certaines conditions, les communautés d’humains sont capables de mettre en place par la délibération collective des règles de gestion de ressources partagées permettant d’éviter leur surexploitation, parfois de manière plus efficace et durable que ne pourraient le faire une autorité publique ou la libre concurrence.

Baptiste Morizot prévient lui-même qu’il ne s’agit pas avec le projet « Vercors Vie Sauvage » de faire un usage classique du droit de propriété privée :

Attention : il s’agit de désamorcer les risques que la propriété comporte. Il ne s’agit pas d’approprier des terres agricoles. Il ne s’agit pas non plus de « privatiser » ces forêts.

En effet, le système des « Réserves de Vie Sauvage », mis en place par l’association ASPAS, s’appuie sur une Charte établissant un certain nombre de principes de fonctionnement10. En vertu de son droit de propriétaire, l’association établit un règlement déterminant sur la zone les activités autorisées (promenades non-motorisées) ou interdites (chasse, pêche, cueillette, feux, etc.).

On apprend par ailleurs que l’association s’est en quelque sorte elle-même « liée les mains » de manière à ne plus pouvoir revendre le terrain (elle ne peut que céder ou acheter des parcelles à la marge pour rendre le territoire plus cohérent). Une garantie supplémentaire est apportée dans le sens où si l’association venait à disparaître, une clause spécifique de ses statuts prévoit que la propriété des terres devrait automatiquement être transférée à une autre association poursuivant des buts similaires de protection du milieu.

Ce montage permet en réalité de neutraliser ce qui constitue sans doute l’aspect le plus problématique du droit de propriété, à savoir le droit d’aliénation (ou abusus en latin), celui qui permet de détruire ou de constituer la chose possédée en une marchandise échangeable sur le marché. Un tel encadrement du droit d’aliénation se retrouve d’ailleurs dans d’autres initiatives ayant des liens avec les Communs. C’est par exemple un principe au coeur de l’activité de l’association Terre de Liens qui agit pour préserver les terres agricoles ou dans le fonctionnement des Community Land Trusts visant à promouvoir l’habitat participatif et à lutter contre la spéculation immobilière dans les villes. Cette neutralisation du droit d’aliénation qui résulte du montage mis en place par l’ASPAS fait aussi penser au régime de la propriété publique, l’inaliénabilité étant une des caractéristiques fortes des propriétés formant ce que l’on appelle en France le domaine public de l’Etat et des collectivités locales.

Cette question cruciale du droit d’aliénation avait bien été identifiée par Elinor Ostrom dans ses analyses sur la gestion des Communs. Elle utilise notamment pour cela la notion de faisceaux de droits (Bundle of Rights). Là où la théorie économique classique postule que le marché a besoin pour fonctionner de manière optimale d’une réunion des éléments du droit de propriété (usus, fructus et abusus) entre les mains d’un propriétaire unique, Ostrom montre au contraire que, dans la gestion d’une ressource commune, la propriété forme un faisceau complexe de règles dont les parties prenantes se partagent les éléments (droit d’accès, droit de prélèvement, droit de gestion, droit d’exclusion, droit d’aliénation)11.

On peut décrire le projet « Vercors Vie Sauvage » en utilisant ce cadre d’analyse. Ainsi la Charte des « Réserves de Vie Sauvage » confère aux humains un droit d’accès au territoire, mais pas le droit de prélèvement. Le droit de gestion est quant à lui limité au strict minimum, car le principe même de la « libre évolution » implique que les humains renoncent à gérer la forêt en vue de son exploitation. Concernant le droit d’exclusion, il ne joue pas grand, puisque le terrain est ouvert à tous les visiteurs, à condition de respecter le règlement de l’association. Et, comme nous l’avons vu, le droit d’aliénation fait l’objet d’une attention particulière puisque les terrains sont soustraits au marché et ne peuvent plus faire l’objet d’une revente.

Dans sa tribune, Baptiste Morizot pose cette question : « Si [la propriété privée] permet d’exploiter, pourquoi ne permettrait-elle pas de protéger ? ». Mais il n’est pas tout à fait exact d’affirmer que le projet « Vercors Vie Sauvage » va s’appuyer sur la propriété privée (si l’on entend par là un droit exclusif dont jouirait dans sa plénitude un bénéficiaire unique). En réalité, pour lui faire jouer ce rôle protecteur, il faut que la propriété privée devienne propriété commune et cette opération requiert la mise en place de que qu’Elinor Ostrom appelle dans ses écrits un Common Property System, impliquant un éclatement du faisceau de droits.

Le projet « Vercors Vie Sauvage » présente néanmoins une différence notable par rapport aux « Common Pool Resources » étudiées par Ostrom : ici, le but n’est pas d’instaurer un arrangement institutionnel pour exploiter durablement la forêt, mais de faire en sorte, au contraire, que la forêt ne constitue plus une ressource à exploiter.

Une reformulation symétrique du faisceau de droits

Dans le Bundle of Rights d’Ostrom, les droits ou règles constituent des prérogatives dont les humais disposent sur des non-humains (les prélever, décider de règles de gestion, les entretenir, etc. Mais un projet comme « Vercors Vie Sauvage » peut être décrit tout autrement. Beaucoup des droits en jeu dans le montage réalisé par l’ASPAS ne s’expriment que de manière négative : les humains peuvent certes encore accéder à la forêt, mais ils ne doivent rien y prélever ; ils ne doivent pas « gérer » la forêt, mais la laisser se développer par elle-même ; ils ne peuvent pas vendre la terre. Ces « droits négatifs » des humains (qui sont en réalité des interdictions ou des devoirs s’imposant à eux) correspondent à autant de « droits positifs » bénéficiant aux non-humains (végétation, animaux, cours d’eau, terre et roches présents sur la zone).

C’est d’ailleurs ce qu’exprime Baptiste Morizot, en invitant à dépasser les droits négatifs pour prendre conscience des droits positifs qui en sont le corolaire :

Certains diront peut-être : « Encore un lieu où les écolos vont tout interdire ! ». On peut répondre factuellement à cette accusation : ici, dans ce petit foyer en libre évolution, vous avez le droit de tout faire – sauf exploiter, tuer, et abîmer l’intégrité du lieu. Si en lisant cela, vous continuez à penser que vous n’avez effectivement le droit de rien faire, cela révèle probablement plus quelque chose sur vous que sur le projet des réserves.

Avec son modèle du faisceau de droits, Elinor Ostrom a certes permis d’accomplir un progrès important, en dépassant « l’idéologie propriétariste » classique qui voulait que la propriété se résume à des droits appartenant à un acteur unique, régnant seul sur la chose possédée. Mais le faisceau de droits reste encore chez elle marqué par un point de vue anthropocentré : chaque composante du faisceau est orientée « dans un sens » : les humains restent les sujets actifs de ces droits, tandis que les non-humains en sont les objets passifs. En cela, Elinor Ostrom n’a pas réellement rompu avec ce qu’on pourrait appeler la fonction « cosmologique » du droit de propriété, qui vise essentiellement dans notre tradition occidentale à instaurer les humains en « maîtres et possesseurs de la Nature », selon la formule de Descartes.

S’il existe un faisceau de droits dans le projet « Vercors Nature Sauvage », il est différent de ceux décrits par Elinor Ostrom dans ses analyses, car l’idée même de « forêt en libre évolution » implique que les non-humains de ce territoire bénéficient de droits positifs, à commencer par le respect de leur droit à la vie. Baptiste Morizot en rappelle l’importance alors que la biodiversité traverse une crise majeure sur la planète :

La biosphère peut bien être réduite, appauvrie, affaiblie, il suffit de quelques braises et d’un soulèvement des contraintes pour que le vivant foisonne, se répande, se multiplie dans toutes les directions. Le vivant est avant tout prodigue, si on lui laisse les conditions pour s’exprimer. Mais pour cela, il faut chérir les dernières braises.

Un des intérêts du projet « Vercors Vie Sauvage » est donc de nous permettre de comprendre comment la théorie des Communs devrait être reformulée à l’âge de l’Anthropocène : l’unilatéralité qui marque encore les écrits d’Ostrom doit laisser place à une conception « symétrique » du faisceau de droits, où les non-humains, tout comme les humains, peuvent avoir la qualité de sujets de droit. Cela reviendrait à appliquer à la théorie des Communs le principe de symétrie généralisée, dont Bruno Latour et Michel Callon préconisent l’emploi dans la sociologie de la traduction. On rejoint ici les travaux conduits par la juriste Sarah Vanuxem, qui propose de reformuler le droit de propriété, non comme un pouvoir de domination des humains sur les choses, mais comme une « faculté d’habiter la Terre » ouverte à tous les vivants12. Dans cette vision, la propriété a pour fonction de garantir une place dans le monde à tous les existants et c’est précisément ce qu’un projet comme « Vercors Vie Sauvage » incarne.

Une nouvelle « Charte des forêts » pour l’Anthropocène ?

La tribune de Baptiste Morizot fait également penser à la « Charte des forêts » promulguée en 1217 en Angleterre, dont on dit qu’elle constitue une des premières consécrations juridiques des Communs13. Cette Carta Foresta est un texte compagnon de la Magna Carta, arrachée par le peuple anglais à ses souverains au terme d’une période troublée dans le but d’obtenir la garantie de ses droits fondamentaux.

A l’époque, les forêts d’Angleterre faisaient l’objet d’un vif conflit d’usage entre la monarchie britannique et le peuple. Depuis la conquête normande de l’Angleterre, une partie significative des anciennes forêts communales avaient en effet été transformées en « forêts royales » de manière à en faire des domaines de chasse réservés aux souverains. Cela avait notamment pour conséquence l’interdiction faite aux plus pauvres d’entrer dans ces forêts pour y exercer leurs droits coutumiers de prélèvement des ressources de première nécessité, comme le bois de chauffage ou la tourbe, ainsi que la possibilité de faire paître des bêtes pour ceux qui ne possédaient pas de terres en propre.

La Charte des forêts réaffirme le droit des plus pauvres à faire usage des forêts et elle interdit de manière corrélative aux souverains de les enclore pour empêcher l’exercice de ces droits élémentaires. Dans le cadre du projet « Vercors Vie Sauvage », les terres en cours d’acquisition par l’association ASPAS constituaient justement un ancien domaine privé de chasse dont l’accès était fermé par une clôture électrique, qui sera symboliquement supprimée une fois la forêt constituée en réserve :

Le terrain de la future réserve Vercors Vie sauvage était hier encore un domaine de chasse privé, fermé à tous par des clôtures électriques infranchissables. Une fois racheté par l’ASPAS, toutes les clôtures seront enlevées, et chacun aura librement le droit d’y pénétrer, pour s’immerger dans une vie riche. Tout un ancien domaine de chasse, dédié hier au plaisir de la mort, est libéré ici pour servir aux joies de la vie, la vie des autres, et la nôtre en retour.

Il y a à la fois une continuité et une rupture entre cette histoire très ancienne et la nouvelle manière d’aborder les Communs à l’âge de l’Anthropocène, dont le texte de Baptiste Morizot constitue une expression. La Charte des forêts était la manifestation d’une limitation intrinsèque du droit de propriété au nom du droit à la vie : parce qu’on considérait que les plus pauvres bénéficiaient du droit de vivre, nul ne pouvait – pas même le roi – les empêcher d’entrer dans la forêt pour y assurer leur subsistance. Aujourd’hui, cette question du droit à la vie se pose différent à nous, en lien avec la crise écologique que nous traversons. Le Commun ne se conçoit plus uniquement comme un droit de prélèvement exercé par des humains pour transformer des non-humains en ressources à leur usage. Comme le dit Baptiste Morizot, on doit même cesser de considérer les non-humains comme des ressources pour les intégrer en tant que membres à la communauté et leur garantir un droit effectif à la vie. La survie des humains dépend intrinsèquement de celle des non-humains et c’est ce lien fondamental d’interdépendance qu’il convient de protéger à travers l’institution du Commun.

Dans d’autres textes, Baptiste Morizot utilise d’ailleurs pour exprimer cette relation fondamentale entre les vivants la notion de « communauté biotique », introduite par le forestier Aldo Léopold dans les années 4014:

Il nous revient la responsabilité de trouver maintenant le langage commun de négociation diplomatique qui nous permettra de partager une communauté biotique qui est l’essence même du vivant.

Par les décalages qu’il introduit, le positionnement du projet « Vercors Vie Sauvage » est intéressant, car il permet de faire évoluer et d’enrichir la compréhension des Communs, tout comme en retour, la théorie des Communs peut aider à mieux comprendre ce qui se joue exactement dans ce projet au niveau de l’usage du droit de propriété.

Un risque d’évitement du politique

Cela ne signifie cependant pas qu’aucune critique ne puisse être adressée à cette démarche. Il existe notamment une ambiguïté dans le discours de Baptiste Morizot sur le fait de savoir si ce recours à la propriété privée constitue seulement un moyen à saisir – faute de mieux – pour protéger les forêts ou s’il s’agit d’une stratégie devant être mobilisée à grande échelle. Cette dernière hypothèse soulèverait plusieurs problèmes et pour les appréhender nous proposons de faire un détour par l’ouvrage « La société ingouvernable » publié en 2018 par Grégoire Chamayou15.

Dans un des chapitres du livre intitulé « Nouvelles régulations », Chamayou explique comment les penseurs du néo-libéralisme furent paniqués par l’apparition des premières législations de protection de l’environnement dans les années 60-70. Ils organisèrent une réplique sur le plan de la théorie économique en s’efforçant d’apporter la preuve de l’inefficacité de ces régulations par rapport aux résultats que l’on pourrait obtenir en laissant les acteurs agir librement sur le marché. Une des formulations les plus fameuses de ces objections prit la forme du « Théorème de Coase », du nom de l’anglais Ronald Coase (lauréat du prix Nobel d’économie en 1991).

Dans un article fameux publié en 1960 (The Problem of Social Cost), Coase s’intéresse à la question des « externalités négatives », dont les pollutions de l’environnement constituent un exemple. Imaginons par exemple une usine rejetant des produits polluants dans une rivière incommodant les populations vivant le long des berges en aval. Coase explique que plutôt que d’imposer par la loi des restrictions à cette activité économique, par exemple sous la forme d’une taxe, on pourrait imaginer que les riverains et les propriétaires de l’usine négocient entre eux : soit pour que les habitants achètent « un droit à un environnement sain » aux propriétaires de l’usine, soit que ces derniers acquièrent un « droit de polluer » auprès des riverains. Les deux solutions sont indifféremment envisageables pour Coase, l’important étant que l’externalité que constitue la pollution soit « réinternalisée » par une transaction sur le marché. L’auteur ajoute que cette solution contractuelle sera plus efficace que le recours à l’intervention extérieure du législateur, à la condition que les droits de propriété sur les ressources soient bien déterminés et que les coûts de transaction restent faibles (c’est ce que l’on appelle le « Théorème de Coase »).

Grégoire Chamayou explique que les idées de Coase eurent une importance considérable pour les néo-libéraux, car elles leur permirent de soutenir que les problèmes environnementaux pouvaient être surmontés sans recourir à des interventions de l’Etat, comme la règlementation ou la taxation, en laissant jouer les seuls mécanismes du marché. On doit notamment à ce genre d’idées la mise en place en Europe du marché des « droits de polluer » sous la forme de quotas d’émission de carbone que les entreprises peuvent s’échanger (avec le succès très discutable que l’on sait…).

Or on peut faire un parallèle entre le théorème de Coase et l’idée, pourtant présentée comme subversive, d’utiliser la propriété privée pour racheter des terres. Dans le passage suivant,Grégoire Chamayou montre exactement où se situe le problème :

Si l’on veut prendre en compte les réalités environnementales, disent les néo-libéraux, il faut les intégrer à la logique capitaliste de la valeur, ce qui implique d’étendre le domaine de la propriété privée aux biens communs ou publics, qui pouvaient encore lui échapper […] Dans cette conception du monde, la destruction d’une réalité environnementale compte pour rien tant qu’elle n’est pas économicisée […] La thèse fondamentale est que l’appropriation marchande de la nature est la condition de sa préservation. Les « biens communs », a contrario, sont réputés être une tragédie.

[…] Dans une fantastique inversion du réel, les néo-libéraux nous présentent l’appropriation privée comme étant la solution à un désastre environnemental qui est pourtant à la fois le produit d’accumulations privées antérieures et la condition renouvelée d’une appropriation marchande élargie.

La critique que l’on peut faire au projet « Vercors Vie Sauvage », c’est que le recours à l’acquisition foncière revient à faire dépendre la protection de la forêt d’une transaction privée sur un marché plutôt que d’une régulation publique, exactement comme le préconise le « Théorème de Coase ». Ces 500 hectares de forêt vont certes pouvoir être transformés en une « Réserve de Vie Sauvage », mais uniquement parce qu’un propriétaire privé a bien voulu les mettre en vente sur le marché, en fixant le prix de cette transaction. La forêt pourra donc reprendre ses droits sur ce territoire, mais à la condition que nous acceptions que ces droits à la vie deviennent à un moment donné une marchandise et que nous puissions nous organiser pour les acheter en jouant le jeu du marché.

Baptiste Morizot explique bien dans sa tribune qu’il considère ce recours à la propriété privée comme « un levier parmi d’autres » permettant de sortir de l’impuissance dans laquelle nous nous trouvons face à la catastrophe écologique en marche. Mais il espère aussi que cette stratégie puisse à terme prendre de l’ampleur pour devenir un instrument de lutte et c’est aussi ce que sous-entend Alain Damasio en affirmant que la propriété privée est « la seule chose que le capitalisme respecte ». Il y a même chez Baptiste Morizot l’idée exprimée que cette stratégie d’acquistion foncière serait plus efficace que de miser sur des négociations politiques trop aléatoires dans le contexte actuel :

Si la propriété donne le droit d’une exploitation absolue du milieu, limitant le contrôle extérieur, elle donne aussi le droit de protection absolue, sans subir la pression extérieure des lobbys. L’idée est de tirer parti des possibilités offertes par le droit de propriété, pour le retourner contre lui-même, contre son monde. C’est une infiltration à visage découvert. Toute tentative de créer une réserve naturelle nationale ou régionale s’expose en effet à la myriade des revendications des chasseurs, des agriculteurs, des sylviculteurs, du monde pastoral, des industriels, qui refusent de voir un terrain public se soustraire à leur exploitation multiforme (la pâture, la coupe, le fauchage, la chasse…).

Pourtant il paraît bien difficile de croire à la possibilité d’une généralisation de la stratégie du rachat des terres. Pour une forêt rachetée au nom du droit à la vie, combien seront conservées par des propriétaires que rien n’oblige à vendre et qui ont financièrement intérêt à continuer à exploiter les forêts à blanc plutôt qu’à les céder ? On peut certes réunir ponctuellement 950 000 euros grâce à un crowdfunding, mais combien de milliards faudrait-il que la société civile débourse pour racheter l’ensemble des territoires à protéger ? Sans compter qu’à mesure que les forêts disparaitront, leur prix d’achat ne fera que flamber en vertu de la loi de la rareté, et on voit déjà se dessiner un « capitalisme vert » qui cherche à « financiariser la nature » pour extraire encore plus de valeur des derniers îlots préservés. A l’échelle globale, au jeu du rachat et de la propriété privée, c’est encore et toujours le Capital qui gagne. Dans un contexte d’effondrement, il est d’ailleurs parfaitement logique que le droit à la vie devienne finalement la Marchandise Ultime.

La forêt reste un enjeu politique majeur et l’on aurait tort de se désintéresser du sort des forêts publiques au motif que le rapport de forces n’est pas favorable. On sait par exemple que le gouvernement français envisage un démantèlement de l’Office National des Forêts (ONF) impliquant à terme la privatisation d’un grand nombre de forêts appartenant à l’État (la forêt publique représentant un quart des superficies en France)16. Faut-il se réjouir de voir arriver ces forêts sur le marché ? Certainement pas, car il y a tout lieu de penser que ces mises en vente profiteraient davantage aux industriels de la sylviculture qu’aux associations souhaitant protéger les forêts.

Le propos de cet article ne consiste pas à glorifier la propriété publique et à justifier un retour de l’Etat comme seule issue possible à la crise écologique. La gestion publique a aussi fait la preuve ces dernières années de ses insuffisances. Fabienne Orsi a notamment montré, notamment à partir de l’analyse de la situation en Grèce, comment le fait de constituer l’Etat en propriétaire des ressources naturelles a favorisé leur privatisation à une échelle dramatique dans ce pays17. L’approche par les Communs présente justement l’intérêt de proposer une forme de dépassement de la dichotomie entre propriété privée et propriété publique.

Il n’en reste pas moins qu’il importe de rester prudent vis-à-vis de l’idée d’ériger le rachat des terres en stratégie de protection des forêts. On peut certes faire ponctuellement un usage « tactique » du rachat et de la propriété privée pour saisir des opportunités et organiser des poches de résistance, mais à l’échelle globle, le combat principal reste bien celui des limites à imposer au droit de propriété, que celle-ci soit publique ou privéequ’il soit public ou privé. On ne peut se résigner simplement à créer des îlots de Communs au sein d’un océan de propriété lucrative et il importe de continuer à agir politiquement pour que le Commun s’impose à tous les propriétaires, ce qui passe par une réglementation environnementale exigeante, protégeant partout les conditions de la vie. C’était d’ailleurs l’immense intérêt de la Charte des forêts de 1217 d’affirmer que les forêts – même celles qui étaient appropriées – devaient continuer à faire l’objet d’usages communs, en limitant les pouvoirs des propriétaires et jusqu’à celui du roi en personne !

Ce sont là les paradoxes de ces nouveaux Communs sylvestres que des projets comme « Vercors Vie Sauvage » entendent créer : ils sont extrêmement intéressants par l’imaginaire qui les anime et le décentrement qu’ils opèrent pour prendre en compte les droits des non-humains ; mais ils pourraient aussi devenir inquiétants s’il s’agissait d’abandonner le terrain politique et nous en remettre aux aléas du marché pour préserver le droit de vivre des communautés biotiques.

Notes

  1. Baptiste Morizot. « Si la propriété privée permet d’exploiter, pourquoi ne permettrait-elle pas de protéger ? », 19 juillet 2019, Le Monde : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/07/19/baptiste-morizot-si-la-propriete-privee-permet-d-exploiter-pourquoi-ne-permettrait-elle-pas-de-proteger_5491224_3232.html[]
  2. Baptiste Morizot. Raviver les braises du vivant. En défense des foyers de libre évolution, 15 juillet 2019, hal-02183915 : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02183915/document[]
  3. https://www.aspas-nature.org/slider/soutenez-projet-vercors-vie-sauvage/ Depuis le mois de juillet, le projet a réussi à réunir les sommes nécessaires au rachat de ces terres.[]
  4. La notion de Communs est à distinguer de notions comme celle de « bien commun mondial » ou de « bien commun de l’humanité ».[]
  5. Pour un aperçu de ces controverses, on pourra lire ces deux articles : Sébastien Broca. Le Commun et les Communs, 21 novembre 2014, La Vie des Idées : https://laviedesidees.fr/Le-commun-et-les-communs.html ; Pierre Sauvêtre. Le Commun contre l’Etat néolibéral, 21 novembre 2014, La Vie des Idées : https://laviedesidees.fr/Le-commun-contre-l-Etat-neoliberal.html[]
  6. https://encommun.eco/[]
  7. L’achat des terres à l’État signe la « mort politique » de la Zad de Notre-Dame-des-Landes, 1er juillet 2019, Reporterre : https://reporterre.net/L-achat-des-terres-a-l-Etat-signe-la-mort-politique-de-la-Zad-de-Notre-Dame-des[]
  8. Avec Alain Damasio, un entretien ouvre-crâne. Radio Parleur, 17 mai 2019 : https://radioparleur.net/2019/05/17/alain-damasio-les-furtifs/[]
  9. Fabienne Orsi. Elinor Ostrom et les faisceaux de droits : l’ouverture d’un nouvel espace pour penser la propriété commune. Revue de la régulation, 2ème semestre, automne 2013.[]
  10. https://www.aspas-nature.org/reserves-vie-sauvage/charte-des-rvs/[]
  11. Quand Elinor OStrom parle de « droits », elle n’entend pas uniquement les règles formelles du droit positif, mais aussi des règles d’usages déterminées directement par les acteurs et appliquées par les communautés d’utilisateurs de ressources.[]
  12. Sarah Vanuxem. La propriété de la Terre, Wildproject, 2018.[]
  13. http://wiki.commonstransition.org/wiki/The_Charter_of_the_Forest[]
  14. Baptiste Morizot. Nouvelles alliances avec la terre. Une cohabitation diplomatique avec le vivant. Tracés, 2017, n°33 : https://journals.openedition.org/traces/7001[]
  15. Grégoire Chamayou. La société ingouvernable. La Fabrique, 2018.[]
  16. Voir Le gouvernement accélère la privatisation de l’Office National des Forêts. Reporterre, 23 janvier 2020 : https://reporterre.net/Le-gouvernement-accelere-la-privatisation-de-l-Office-national-des-forets []
  17. Fabienne Orsi. Biens communs, communs et Etat : quand démocratie fait le lien. 2018 : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01884973/document []