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Certaines écoféministes ont reconnu dans La Dialectique de la raison d’Adorno et de Horkheimer quelques prémisses de ce qu’elles ont cherché à dire. L’article important d’Ynestra King, « The Ecology of Feminism and the Feminism of Ecology »1, a pour épigraphe une citation de la note sur « L’homme et l’animal » issue de La Dialectique de la raison. Dans son anthologie intitulée Ecology, Carolyn Merchant donne une place à un texte issu de cet ouvrage2, mais surtout, dans son livre Earthcare, elle y fait directement référence pour développer son propos3. Même chose chez Val Plumwood dans son livre Feminism and the Mastery of Nature4 ou chez Ariel Salleh dans Ecofeminism as Politics5, qui font des références plus discrètes, mais importantes, à Adorno et Horkheimer.

Je souhaite ici mettre en évidence quelques idées directrices qui ont pu pousser ces autrices écoféministes à se référer à Adorno et Horkheimer pour théoriser leur critique de la société. Car si l’écoféminisme, comme y insiste Émilie Hache, est avant tout un mouvement pratique pluriel qui trouve sa source dans les mobilisations de femmes pour l’environnement autour des années 1980, aussi bien dans les pays du Nord que dans les pays du Sud6, il n’en reste pas moins que les femmes investies dans ces mouvements ont parfois cherché à théoriser leur pratique en se référant à la tradition philosophique. Par ailleurs, à côté des militantes historiques (je pense par exemple à Vandana Shiva, Starhawk ou bien Ynestra King), il y a aussi dans l’écoféminisme un courant davantage tourné vers la théorisation qui revendique une discussion approfondie avec la philosophie (qu’on pense à Val Plumwood ou à Karen Warren).

Par-delà cette différence entre un courant plus militant de l’écoféminisme, et un autre que l’on pourrait dire plus universitaire, je cherche ici à éclairer ce que certaines écoféministes ont pu se réapproprier de la Dialectique de la raison d’Adorno et de Horkheimer. Il s’agit de mettre en évidence un héritage intellectuel de l’École de Francfort dans ce courant théorique et pratique qui connaît aujourd’hui un regain d’intérêt, en particulier en France7. Je souhaite aussi mettre l’accent sur quelques idées fortes qui, indépendamment des références explicites, tissent un pont entre les philosophes de Francfort et des pensées qui s’inscrivent dans l’écoféminisme. L’enjeu n’est pas pour moi de réduire la singularité des discours écoféministes, ni d’affirmer que tout ce que les écoféministes ont dit se trouverait déjà, en réalité, chez Adorno et Horkheimer. Il s’agit bien plutôt, à l’aune de l’écoféminisme, de mettre en lumière l’intérêt de la première génération de l’École de Francfort pour la critique de la domination de la nature – un intérêt d’autant plus surprenant que le thème a ensuite été abandonné par les générations ultérieures de la Théorie critique francfortoise (Jürgen Habermas, Axel Honneth). Pour cela, je me concentrerai sur quatre thèmes : le lien entre la domination des femmes et la domination de la nature, la distinction entre naturalisme et naturalisation, une théorie de l’histoire et de la société, et enfin un horizon utopique de réconciliation avec la nature.

Domination des femmes et domination de la nature

La citation de La Dialectique de la raison mise en exergue de l’article de King mentionne explicitement le lien entre la domination des femmes et la domination de la nature : « [La femme] devient le symbole de la fonction biologique de la nature dont l’oppression est le titre de gloire de cette civilisation. Pendant des millénaires, les hommes ont rêvé de dominer la nature, de transformer le cosmos en un immense territoire de chasse. C’est là-dessus que se concentraient les idées des hommes dans une société faite par les hommes. C’est ce que signifiait pour eux la raison dont ils étaient très fiers8. » Comme les écoféministes, Adorno et Horkheimer font le constat d’une domination conjointe des femmes et de la nature dans l’histoire. Ils soulignent que les sociétés humaines, par le savoir et la technique, sont parvenues à maîtriser leur environnement naturel, et expliquent comment cette domination de la nature extérieure s’est renversée dans l’histoire en domination sur les êtres humains eux-mêmes. C’est là la grande thèse de la première partie de la Dialectique de la raison, « Le concept d’Aufklärung », dont Merchant rapporte un extrait dans son anthologie Ecology.

Si, parmi les êtres humains, le groupe des femmes a particulièrement fait l’objet de la domination, la raison en est que les femmes ont été assimilées à la nature. Adorno et Horkheimer soulignent ainsi que l’un des arguments idéologiques les plus importants pour justifier la domination patriarcale a été la proximité historiquement construite des femmes avec le monde naturel. Les sociétés humaines s’étant fondées sur la domination de la nature extérieure, c’est l’assimilation exclusive de certains groupes humains à la nature (notamment le groupe des femmes) qui a permis de justifier dans l’histoire leur subordination. Sous prétexte de leur rôle dans la procréation et la reproduction de la vie au sein de l’espèce humaine, les femmes ont été considérées comme plus proches de la nature que les hommes, lesquels se sont arrogés le monopole de la raison et de la culture. Cette proximité avec la nature a fait que la domination sur la nature extérieure pouvait se prolonger en domination sur les êtres qui, dans le monde humain, étaient considérés comme les représentants de la nature, c’est-à-dire les femmes.

Ce constat fait par Adorno et Horkheimer se retrouve chez de nombreuses autrices écoféministes. Selon Karen Warren, la domination patriarcale s’est fondée sur le fait que « les femmes sont identifiées à la nature et avec le règne de ce qui est physique ; les hommes sont identifiés à ce qui est “humain” et au règne de ce qui est spirituel9 ». La hiérarchisation de la bipartition entre règne naturel et monde humain, entre nature et culture ou nature et esprit, a donné lieu à la légitimation idéologique de la domination masculine. On trouve le même type de raisonnement chez Val Plumwood, laquelle considère que « la raison, dans la tradition occidentale, a été construite comme le domaine privilégié du maître, qui a conçu la nature comme une femme ou une altérité subordonnée, comprenant et représentant la sphère de la matérialité, de la subsistance et du féminin avec lequel le maître a rompu et qu’il a construit comme quelque chose qui lui est inférieur10 ». Bien qu’ils aient moins approfondi ces aspects que les écoféministes, Adorno et Horkheimer avaient déjà discerné dans notre culture l’affirmation proprement masculine d’une rationalité qui n’est parvenue à se poser et à s’imposer qu’à travers la dévaluation conjointe de la nature et des femmes.

photographie de val plumwood
Val Plumwood en 1987

Naturalisme et naturalisation

Le constat de la domination conjointe des femmes et de la nature est en réalité commun à tous les courants du féminisme. Colette Guillaumin, dans son texte « Pratique du pouvoir et idée de Nature »11, décrit dans une perspective similaire la naturalisation idéologique de la domination patriarcale, et l’on pourrait trouver des développements similaires dans le féminisme queer de Judith Butler12 ou dans le féminisme cyborg de Donna Haraway13. Ce qui fait la spécificité de certaines écoféministes, c’est leur refus de réduire la référence à la nature à son instrumentalisation idéologique. En ce sens, les autrices écoféministes nous aident à distinguer de manière salutaire la naturalisation idéologique d’une position ontologique légitime que l’on peut qualifier de naturaliste.

Je crois que c’est très exactement cette distinction que l’on retrouve à l’œuvre, à titre implicite certes, chez Adorno et Horkheimer14. Il y a en effet dans La Dialectique de la raison une forme de naturalisme que l’on peut résumer en trois propositions : 1° la nature existe, 2° les êtres humains appartiennent à la nature et les sociétés humaines émergent à partir de la nature, 3° le propre de certaines sociétés humaines – en particulier les sociétés occidentales et a fortiori les sociétés modernes capitalistes – est de s’être retournées contre la nature dont elles provenaient, de façon à dominer les naturalités humaines et non humaines15. Les deux premières propositions ne sont pas rigoureusement démontrées chez les philosophes francfortois, mais elles constituent en quelque sorte le présupposé de la troisième proposition qui, elle, est au cœur de La Dialectique de la raison.

Cet ouvrage remonte de manière plus ou moins mythique aux origines de la civilisation occidentale et montre comment l’émergence de la raison humaine et de l’organisation sociale a entraîné la domination de la nature extérieure et des êtres humains eux-mêmes. Ce qu’Adorno et Horkheimer nomment l’Aufklärung n’est pas propre aux Lumières et à la modernité, il s’agit d’un phénomène originaire qui lie la rationalité à l’exercice d’un pouvoir sur les choses et sur les êtres humains. L’Aufklärung désigne toute forme de savoir qui rompt avec les anciennes formes de superstition héritées de la peur que ressentent les êtres humains face à une nature mystérieuse, et qui opère cette rupture en se rendant maître et possesseur de la nature : « l’entendement qui triomphe de la superstition doit dominer la nature démystifiée. Le savoir, qui est un pouvoir, ne connaît de limites ni dans l’esclavage auquel la créature est réduite, ni dans la complaisance à l’égard des maîtres de ce monde. […] Les hommes veulent apprendre de la nature comment l’utiliser, afin de la dominer plus complètement, elle et les hommes16. » Si cette tendance à la domination de la nature par le savoir et la technique remonte certes aux origines de la civilisation occidentale selon Adorno et Horkheimer, il n’en reste pas moins qu’elle trouve son apogée dans les sociétés capitalistes modernes, lesquelles intensifient la maîtrise technique et scientifique de la nature de manière exponentielle en vue de la recherche illimitée du profit.

L’essentiel, ici, est de voir que dans ce long processus de domination de la nature qui remonte loin dans la civilisation occidentale et qui trouve son apogée dans l’organisation capitaliste du monde moderne, les êtres humains en sont arrivés progressivement à se retourner contre la nature dont ils provenaient et à en oublier complètement leur origine naturelle. « En vertu de son implacable cohérence, le penser, dont le mécanisme coercitif reflète et perpétue la nature, se reflète également lui-même comme nature oublieuse d’elle-même, comme mécanisme coercitif. Il est vrai que la faculté de représentation n’est qu’un instrument. Par le fonctionnement de leur intellect, les hommes se distancient de la nature pour la placer pour ainsi dire devant, afin de voir comment ils la domineront17. » D’après Adorno et Horkheimer, la mise à distance de la nature rendue possible par l’intelligence humaine et les possibilités de l’action technique sur le monde nous ont conduits à oublier notre naturalité et à adopter par rapport à la nature une position de surplomb qui autorise sa maîtrise et sa subordination à la volonté humaine.

Il y a chez certaines autrices écoféministes une perspective similaire dans la manière dont elles lisent l’histoire de l’Occident comme un oubli progressif de l’appartenance à la nature qui autorise la domination de celle-ci18. Ainsi, si la position de certaines écoféministes peut être qualifiée de naturaliste, c’est dans un sens proche de celui que l’on peut attribuer à Adorno et Horkheimer : la reconnaissance que la nature existe, que l’être humain en est issu, et qu’il faut combattre la manière dont, dans notre histoire, il s’est rapporté à la nature dont il provient sur le mode de la domination. Ce que Starhawk appelle « l’éthique de l’immanence », c’est précisément le sentiment d’appartenance à la communauté naturelle des humains et des non-humains, alors même que toute notre culture est fondée sur « la mise à distance19 » qui, historiquement, a entraîné la domination et la destruction de la nature sous toutes ses formes. De même, Vandana Shiva parle de la « Mère Nature20 » qui comprend l’ensemble des êtres naturels, humains et non-humains ; elle dénonce dans le même temps « la rupture au sein de la nature et entre l’homme et la nature21 », une rupture qu’elle attribue en particulier à la modernité occidentale dont le nom de Descartes sert en quelque sorte, chez elle, d’emblème métonymique. On a là une problématique similaire à celle de La Dialectique de la raison.

Une théorie de l’histoire et de la société

L’un des grands mérites des écoféministes est d’être parvenu à proposer une théorie synthétique des dominations. Les écoféministes placent au cœur de leur propos la domination sur les natures non humaines et font de la question écologique la problématique fondamentale de notre temps. Mais, en même temps, elles expliquent le lien entre la destruction des environnements et la domination patriarcale en soulignant que ce sont les femmes qui, au Nord comme au Sud, sont les premières touchées par les pollutions de l’eau, de l’air et des sols, par les déforestations et par la multiplication des phénomènes climatiques extrêmes (ouragans, méga-feux, tsunamis, etc.).

Cette mise au premier plan de la précarité des femmes à travers le monde conduit les autrices écoféministes à prendre en compte les formes de consubstantialité et d’intersectionnalité entre les différentes dominations : ce sont en effet les femmes racisées et précarisées qui, sur toute la planète, souffrent le plus des désastres environnementaux. L’écoféminisme parvient ainsi à élaborer une théorie de la domination qui pense ensemble les dominations de classe, de sexe et de race, en même temps que la domination sur les natures non humaines. Val Plumwood indique ainsi que l’écoféminisme « a combattu les quatre formes d’exploitation comprises dans la race, la classe, le genre et la nature22 », et Ariel Salleh souligne qu’« aucune autre perspective politique – le libéralisme, le socialisme, le féminisme, l’environnementalisme – ne parvient à intégrer ce qu’intègre l’écoféminisme23 ».

Cette théorie synthétique des dominations qui structure l’organisation de nos sociétés trouve son prolongement dans des analyses historiques24. Par exemple, Maria Mies repart de la rupture qu’a représenté la période néolithique pour appréhender du point de vue du mode de production les transformations qui ont mené à la domination des femmes et de la nature25. Alors que les femmes, au paléolithique et aux débuts du néolithique, avaient un rôle central dans l’organisation sociale, Mies explique que le développement de l’agriculture et du pastoralisme a permis aux hommes de prendre la main sur la production et de réduire les femmes à des procréatrices, voire parfois à des esclaves. Les formes modernes du capitalisme patriarcal seraient les héritières lointaines de cette violence primordiale faite aux femmes depuis le milieu de l’époque néolithique. De manière complémentaire, bien que dans une tout autre perspective, on trouve une reconstruction historique de grande portée chez Val Plumwood, qui retrace le mouvement historique davantage du point de vue de l’histoire des idées et qui s’intéresse aux aspects plus conceptuels et philosophiques de la domination des femmes et de la nature. Dans Feminism and the Mastery of Nature, elle montre comment, de Platon à Descartes, la pensée dualiste s’est imposée jusqu’à produire in fine les formes mortifères de destruction écologique et de patriarcat à l’époque contemporaine. Les écoféministes envisagent donc différentes modalités de l’écriture de l’histoire, mais leur analyse de la société s’appuie sur la nécessité de resituer notre organisation sociale dans une perspective historique.

Les mêmes gestes se retrouvent dans La Dialectique de la raison. Ce n’est pas seulement la domination masculine qui est discutée dans la théorie sociale d’Adorno et de Horkheimer, mais également toutes les formes de domination sur les natures humaines et non humaines. Dans la note sur « L’homme et l’animal », ils écrivent : « Durant les guerres, en temps de paix, dans l’arène et à l’abattoir, de la mort lente de l’éléphant vaincu par les hordes humaines primitives dans leur premier assaut planifié jusqu’à l’exploitation systématique du monde animal, les créatures privées de raison ont eu à subir la raison26. » Adorno et Horkheimer ne nient aucunement les différences historiques entre les différentes formes de domination sur les animaux, mais ils insistent sur une tendance de l’histoire qui, bien que prenant des formes différentes en fonction des contextes, des sociétés et des époques, aboutit à la dévalorisation, à la destruction et à l’exploitation des êtres naturels. La rationalité dominatrice s’est imposée dans nos sociétés à toutes les « créatures privées de raison », c’est-à-dire aux animaux, mais aussi aux femmes ainsi qu’à tous les groupes humains considérés comme relevant davantage de la nature que de la culture. La note sur « L’importance du corps » montre ainsi comment ce principe s’étend également à la domination raciale et à l’exploitation des classes laborieuses : « La division du travail qui fit une distinction entre la jouissance d’un côté et le travail de l’autre, a condamné la force brute. […] Le sort que connurent les esclaves de l’antiquité fut celui de toutes les victimes jusqu’aux populations modernes colonisées : il fallait qu’ils passent pour les plus médiocres. Il y avait deux races dans la nature, la race supérieure et la race inférieure27. » Comme l’écoféminisme, la théorie critique de la domination de la nature prend ainsi en compte l’ensemble des formes de domination, aussi bien sur les êtres humains que sur les êtres non humains. Exploitation du travail, sexisme, racisme et spécisme sont par conséquent pensés ensemble par Adorno et Horkheimer depuis le prisme de la domination de la nature.

Carolyn Merchant a remarqué avec raison que cette théorie de la société permettait à La Dialectique de la raison de développer une nouvelle philosophie de l’histoire : une philosophie de l’histoire en quelque sorte inversée par rapport aux schémas classiques, parce qu’elle vise à comprendre la progression de la domination de la nature dans l’histoire et non le progrès de la liberté. « L’identification du modernisme comme un problème plutôt que comme un progrès était formulée en toute acuité par Max Horkheimer et Theodor Adorno dès les phrases d’ouverture de la Dialectique de la raison, en 1944. […] Ils y critiquent à la fois la conception de la domination de la nature chez Francis Bacon et l’optimisme de Karl Marx et de Friedrich Engels, qui considéraient que le contrôle sur la nature mènerait au progrès. Ils blâmèrent la réduction de la nature à de simples nombres par la science mécanique et le capitalisme. […] L’environnementalisme et le féminisme inversent le scénario du récit de la rédemption, voyant l’histoire comme un lent déclin et non comme un mouvement progressif qui ferait croître des roses dans le désert28. »

La note sur « La critique de la philosophie de l’histoire », dans La Dialectique de la raison, exprime parfaitement la reprise critique du projet d’une histoire universelle, qui continue à penser la possibilité de dégager un sens et une totalisation de l’histoire du monde, mais qui en inverse le sens par rapport aux grands récits progressistes : « Une construction philosophique de l’histoire universelle devrait montrer comment, en dépit de tous les détours et de toutes les résistances, la domination cohérente de la nature s’impose de plus en plus nettement et intègre toute intériorité29. » La théorie synthétique des dominations s’articule ici à une reconstruction philosophique de l’histoire qui chercherait à analyser comment la domination sur la nature s’est imposée depuis les sociétés anciennes jusqu’à la société capitaliste moderne et contemporaine, laquelle constitue en quelque sorte le résultat paroxystique et particulièrement destructeur d’une tendance historique et culturelle de long cours. Cette volonté de penser la domination de la nature à l’aune d’une nouvelle écriture de l’histoire qui prendrait aussi bien en compte les aspects culturels que les aspects économiques à différentes périodes de l’histoire, afin de repenser de manière nouvelle la totalité historique, me semble commune à la Théorie critique francfortoise et à l’écoféminisme.

broderie de michelle kingdom
Michelle Kingdom, Leaving no relics, 2017.

L’horizon utopique d’une réconciliation avec la nature

J’en arrive pour finir à l’horizon éthique et politique qui oriente la critique de la domination de la nature dans la société et dans l’histoire. Cet horizon, il est possible de le penser sous le sceau de l’utopie, si par ce terme on entend, avec Adorno et Horkheimer, « la critique de l’existant30 » et non un idéal inaccessible. Mettre fin à la domination de la nature sous toutes ses formes constitue un horizon utopique au sens où il s’agit par là de rompre frontalement avec nos sociétés historiques telles qu’elles se sont développées jusqu’à maintenant, et cela afin de promouvoir en même temps une nouvelle organisation sociale plus respectueuse des naturalités humaines et non humaines. L’utopie des philosophes de Francfort consiste donc à valoriser une « réconciliation avec la nature31 » pour briser le cours catastrophique de l’histoire du monde.

Concrètement, cette réconciliation avec la nature renvoie à de nouvelles formes de socialisation de la nature. Dans la Dialectique négative, les concepts de « primat de l’objet » et de « non-identité » indiquent la possibilité d’une connaissance et d’une pratique en rupture avec la domination de la nature32. Dans sa Théorie esthétique, Adorno envisage notamment la possibilité d’une technique absolument nouvelle qui ne violenterait pas la nature33. Il est vrai qu’il ne dit rien de la manière dont, concrètement, de nouvelles inventions techniques pourraient entretenir un rapport de non-domination à l’égard de la nature. Pour autant, les utopies techniques que vise Adorno ne sont pas à comprendre comme de lointaines chimères qu’il serait impossible de faire advenir à l’intérieur du monde existant. Je crois qu’il faut davantage les comprendre comme des « utopies réelles », au sens d’Erik Olin Wright34 : des utopies concrètes qui constituent à l’intérieur de nos sociétés des interstices, des brèches en rupture avec l’ordre des choses. Pour donner un exemple parlant, on peut penser aujourd’hui aux inventions techniques développées par l’Atelier paysan. Dans cette coopérative paysanne située en Rhône-Alpes, la revendication de « l’autonomie technique35 » des paysans lutte non seulement contre l’endettement systémique dont ils sont victimes en raison des impératifs technologiques de l’agriculture intensive et industrielle, mais elle a également pour finalité le développement de nouvelles machines techniques capables de travailler la terre de manière moins destructrice, moins appauvrissante. Alors que les machines lourdes et puissantes de la grande industrie agricole épuisent les sols et mettent en danger leur durabilité, les machines inventées par l’Atelier Paysan sont plus respectueuses de la terre et plus adaptées aux terrains singuliers que les paysans cultivent36. Les noms originaux donnés à ces machines (« cultibutte », « vibroplanche »…37) témoignent de cette inventivité technique qui prend le contre-pied d’une technologie dominatrice de la nature. Il me semble que c’est précisément ce type de technique qui, dans le vocabulaire d’Adorno, relève de l’utopie.

La réconciliation avec la nature est également défendue par les écoféministes sur tous les plans de l’existence, aussi bien éthique que politique, dans le domaine des techniques comme dans le domaine des savoirs. Val Plumwood promeut par exemple une éthique environnementale fondée sur ce qu’elle nomme les « relations spéciales de soin et d’empathie38 » envers les êtres naturels dont on fait l’expérience au quotidien. Une idée très proche se retrouve dans l’« éthique du partenariat39 » (partnership ethics) de Carolyn Merchant, laquelle repose sur une « interdépendance mutuelle et vivante40 » des communautés humaines et non humaines. Ces éthiques écoféministes sont le point de départ d’une transformation profonde de notre culture qui doit viser à un plus grand respect de la nature dans tous les domaines du monde social.

S’agit-il ici aussi, dans l’écoféminisme, d’une « utopie » ? Lorsque Starhawk mobilise la Déesse pour agir en faveur d’un « changement de paradigme » et de « conscience41 », je crois qu’il s’agit bien d’une rupture avec la manière dont nos sociétés se sont développées historiquement, et que cela rejoint le sens francfortois de l’utopie. Le malaise, la suspicion que l’on peut ressentir face au culte de la Déesse, face à la valorisation de la magie et de la sorcellerie chez certaines écoféministes, sont les signes de la nécessité d’un bouleversement profond de l’ensemble de nos manières d’agir et de penser dans nos relations interhumaines et avec les non-humains. Ce sont les signes de la nécessité d’une rupture avec la domination de la nature. Si par utopie on n’entend pas quelque spéculation sur des châteaux en Espagne, mais cette volonté de rupture, alors on peut considérer que l’écoféminisme est, lui aussi, un utopisme. Concrètement, pour Starhawk, cela passe par la défense de la « permaculture », par une éthique de « l’observation » attentive des êtres de la nature environnante, ainsi que par un engagement militant sur le terrain des luttes sociales et environnementales42. C’est dire que la Déesse représente moins un idéal lointain qu’une manière de vivre au quotidien avec les autres, qu’ils soient humains ou non-humains.

Par conséquent, cet utopisme ne nous projette pas uniquement vers l’avenir dans la société réconciliée. Il s’inscrit en réalité déjà au cœur des luttes écologiques et féministes du temps présent et dessine un « communisme interspécifique43 » ou un « communisme du vivant44 », dans lequel les mouvements de résistance contre l’ordre existant révèlent des associations inédites entre humains et non-humains. Cette idée n’était à l’évidence pas formulée telle quelle chez Adorno et Horkheimer, mais ceux-ci parlaient d’un « sujet collectif45 » politique capable de faire advenir un véritable progrès contre la domination de la nature. C’était là une intuition qui portait assurément en germe les nouvelles formes d’association entre humains et non-humains que nous recherchons aujourd’hui. C’était là aussi une préfiguration encore obscure de ce que Starhawk nomme « la communauté46 » : une collaboration éthique et politique, non seulement des humains entre eux, mais aussi des humains et des non-humains, dans le but de résister à ce qui est et de dessiner, dans les espaces interstitiels du présent, de nouvelles formes de vie.

Illstration principale : broderie en cours de Michelle Kingdom, 2021

Notes

  1. Ynestra King, « The Ecology of Feminism and the Feminism of Ecology », dans Judith Plant (dir.) Healing the Wounds. The Promise of Ecofeminism, Philadelphie, New Society Publisher, 1989 p. 18.[]
  2. Carolyn Merchant (dir.), Ecology, New York, Humanity Book, 2008, p. 59-65.[]
  3. Carolyn Merchant, Earthcare. Women and Environment, New York, Routledge, 1996, p. 52.[]
  4. Val Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature (1993), Londres-New York, Routledge, 2003, p. 24.[]
  5. Ariel Salleh, Ecofeminism as Politics. Nature, Marx and the Postmodern (1997), Londres, Zed Books, 2017, p. 89.[]
  6. Émilie Hache « Introduction », dans Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Paris, Cambourakis, 2016, p. 14-15.[]
  7. Outre l’anthologie d’Émilie Hache précédemment citée, on peut penser aux livres de Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, Paris, La Découverte, 2021, et de Jeanne Burgart Goutal, Être écoféministe. Théories et pratiques, Paris, L’Échappée, 2020.[]
  8. Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, La dialectique de la raison (1944), tr. fr. É. Kaufholz, Paris, Gallimard, 2011, p. 271.[]
  9. Karen J. Warren, « Le pouvoir et la promesse de l’écoféminisme », Multitudes, 2009/1, n° 36, p. 174.[]
  10. Val Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature, op. cit., p. 3.[]
  11. Colette Guillaumin, « Pratique du pouvoir et idée de Nature » (1978), dans Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris, Éditions iXe, 2016, p. 13-78.[]
  12. Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe » (1993), tr. fr. C. Nordmann, Paris, Amsterdam, 2018.[]
  13. Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes (1984), éd. L. Allard, D. Gardey et N. Magnan, Paris, Exils, 2007.[]
  14. Andrew Biro propose à l’inverse une lecture antinaturaliste d’Adorno et de Horkheimer dans Denaturalizing Ecological Politics. Alienation from Nature from Rousseau to the Frankfurt School and Beyond, Toronto, University of Toronto Press, 2005.[]
  15. Jean-Baptiste Vuillerod, Theodor W. Adorno : La domination de la nature, Paris, Amsterdam, 2021.[]
  16. Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, La dialectique de la raison, op. cit., p. 22.[]
  17. Ibid., p. 54.[]
  18. Pour une lecture qui insiste sur les différences entre l’écriture écoféministe de l’histoire et la conception de l’histoire chez Adorno et Horkheimer, voir Paul Guillibert, « L’histoire écoféministe et la critique de la raison instrumentale », dans Katia Genel, Jean-Baptiste Vuillerod et Lucie Wezel (dir.), Retour vers la nature ? Questions féministes, Lormont, Bord de l’eau, 2020, p. 77-95.[]
  19. Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, op. cit., p. 46.[]
  20. Vandana Shiva, Vandana Shiva, « Étreindre les arbres », dans Émilie Hache (dir.), Reclaim. Recueil de textes écoféministes, op. cit., p. 184.[]
  21. Ibid., p. 187.[]
  22. Val Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature, op. cit., p. 1.[]
  23. Ariel Salleh, « Foreword », dans Maria Mies, Vandana Shiva, Ecofeminism (1993), Londres-New York, Zed Books, 2014, p. xii.[]
  24. Jean-Baptiste Vuillerod, « L’Anthropocène est un Androcène : trois perspectives écoféministes », Nouvelles Questions Féministes, 2021/2, vol. 40, p. 18-34.[]
  25. Maria Mies, Patriarchy and Accumulation on a World Scale. Women in the International Division of Labour (1986), Londres, Zed Books, 2014.[]
  26. Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, La dialectique de la raison, op. cit., p. 268-269.[]
  27. Ibid., p. 250-251.[]
  28. Carolyn Merchant, Earthcare. Women and Environment, op. cit., p. 52.[]
  29. Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, La dialectique de la raison, op. cit., p. 239.[]
  30. Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, Le Laboratoire de la Dialectique de la raison. Discussions, notes et fragments inédits, tr. fr. J. Christ et K. Genel, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2013, p 108. Sur l’utopie chez Adorno, voir mon article : « L’utopie écologique ? Réflexions croisées sur Theodor W. Adorno, Ernst Bloch et Hans Jonas », Écologie & Politique, 2021/2, n° 63, p. 171-189.[]
  31. Theodor W. Adorno, « Le progrès » (1962), dans Modèles critiques, tr. fr. M. Jimenez et É. Kaufholz, Paris, Payot, 2003, p. 183.[]
  32. Theodor W. Adorno, Dialectique négative (1966), tr. fr. Collège de Philosophie, Paris, Payot, 2003.[]
  33. Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, tr. fr. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 2011, p. 104.[]
  34. Erik Olin Wright, Utopies réelles [2020], Paris, La Découverte, 2020.[]
  35. L’Atelier Paysan, Reprendre la terre aux machines, Paris, Seuil, 2021, p. 16.[]
  36. Voir le site de l’Atelier Paysan [URL : https://www.latelierpaysan.org/].[]
  37. Fabrice Clerc, François Jarrige, « L’Atelier Paysan ou les Low-Tech au service de la souveraineté technologique des paysans », La Pensée écologique, 2020/1, n° 5, p. 3.[]
  38. Val Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature, op. cit., p. 187.[]
  39. C. Merchant, Earthcare. Women and Environment, op. cit., p. 216.[]
  40. Ibid.[]
  41. Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, op. cit., p. 39.[]
  42. Starhawk, Quel monde voulons-nous ? (2002), tr. fr. I. Stengers, Paris, Cambourakis, 2019, p. 54.[]
  43. Léna Balaud, Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls. Politique des soulèvements terrestres, Paris, Seuil, 2021, p. 380.[]
  44. Paul Guillibert, Terre et capital. Pour un communisme du vivant, Paris, Amsterdam, 2021.[]
  45. Theodor W. Adorno, « Le progrès » (1962), dans Modèles critiques, tr. fr. M. Jimenez et É. Kaufholz, Paris, Paryot, 2003, p. 178.[]
  46. Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, op. cit., p. 153.[]