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Extrait de Sangliers, géographies d’un animal politique, par Raphaël Mathevet, Roméo Bondon paru en octobre 2022 aux éditions Actes Sud


À mesure que l’on densifie le nombre de sites d’élevage, qu’on les sépare de leur milieu naturel environnant, que l’on traite et vaccine massivement les animaux qui se trouvent confinés dans ces hangars, chaque germe devient potentiellement problématique, chaque nouvelle maladie prend un caractère épidémique. Dès lors qu’elles s’avèrent porteuses d’une tique, d’une puce, d’un parasite quelconque infecté, des espèces sauvages entrent de plain-pied dans le domaine de la bio-sécurité. Parmi elles, entre autres, de multiples espèces de canards sauvages et d’oiseaux d’eau, le bouquetin, le blaireau ou, nous le verrons ci-après, le sanglier. À mesure que des infections se propagent et provoquent des crises sanitaires, les institutions dédiées proposent une “reformulation des normes de contrôle de la population animale”1 – normes que chaque cas renouvelle et qui, désormais, peuvent s’étendre à toute espèce, domestique comme sauvage.

Extension épidémique, généralisation de la biosécurité

Les sangliers font l’objet d’un tel enjeu depuis la fin des années 2010. Les acteurs de cette situation sont multiples. On compte parmi eux, en premier lieu, le sanglier, soit une espèce jugée sauvage ; la peste porcine africaine (PPA), un pathogène viral ; les porcs d’élevage, une espèce domestique à fort potentiel économique ; enfin, un acteur humain aux nombreux visages – gestionnaires, vétérinaires, épidémiologistes, représentants politiques, chasseurs – qui porte le problème à une échelle continentale, voire mondiale.

Examinons chaque acteur et, d’abord, ce pathogène qui donne son nom à cette crise. La PPA est une maladie inféodée aux suidés qui trouve son origine en Afrique subsaharienne. Dans cette région, les phacochères (Phacochoerus sp.), ces cousins du sanglier que l’on voit dans les documentaires animaliers zigzaguer à grande vitesse dans la savane la queue dressée, sont résistants au virus et ne montrent aucun signe clinique de contamination. En effet, les jeunes sont infectés dans leurs premières années par des tiques qui cohabitent naturellement avec les populations locales, et développent alors une immunité pour le restant de leur vie.

Ce cycle naturel perdure depuis longtemps, mais a été perturbé ces dernières années. Avec la croissance des populations humaines, le nombre d’élevages et le nombre de porcs domestiques en leur sein se sont fortement multipliés en Afrique occidentale et australe. Les tiques ont fait de ces derniers un nouveau réservoir épidémiologique. N’ayant pas l’immunité de leurs cousins sauvages, les porcs d’élevage sont touchés de diverses manières par l’infection : fièvres, taches sur les oreilles et le museau, diarrhées, vomissements, tremblements des pattes, prostration, perte d’appétit, fausses couches chez les femelles. Avec l’essor de l’élevage et son inscription dans l’économie mondiale, le commerce d’animaux potentiellement porteurs de la maladie s’est accru. En effet, le virus a une durée de vie longue dans les produits transformés, allant de plusieurs semaines dans la viande congelée ou réfrigérée à plusieurs mois dans la viande fumée. Les produits infectés suivent les mêmes routes commerciales que la viande saine et la PPA s’est par conséquent étendue à des régions où elle n’avait jamais été présente jusqu’alors.

À ce cycle déstabilisé sur le continent africain s’est ajouté, dans les années 1960, l’élargissement de la contamination aux pays d’Europe du Sud, notamment l’Espagne et le Portugal qui mirent plusieurs décennies à l’éradiquer. En 2007, c’est le Caucase qui se trouve bouleversé par un cycle infectieux similaire, celui-ci se développant dans les élevages traditionnels en plein air de porcs domestiques. Là, aucune éradication ne paraît envisageable. Depuis la Géorgie, la PPA s’est propagée rapidement vers les élevages de porcs russes, ukrainiens, biélorusses et ainsi dans tout l’Est de l’Europe. Le contrôle de l’épidémie échappe, et pour cause : la rencontre avec le sanglier a servi de puissant catalyseur.

Transmis à des populations sauvages, le virus s’avère plus difficile à contenir que dans un lieu clos. En moins d’une dizaine d’années, les populations de sangliers en Europe du Nord et de l’Est ont été infectées par le virus. La PPA se maintient désormais sur le continent sans nécessiter la contribution des porcs domestiques ou des tiques qui, à l’origine, portaient la maladie. Cette dernière s’est ainsi propagée dans les pays baltes, en Pologne et en République tchèque, en Slovaquie, en Hongrie, en Roumanie, en Belgique et dans les régions orientales de l’Allemagne. En devenant un réservoir épidémiologique endémique, les populations de sangliers de ces régions constituent de sérieuses menaces sanitaires pour l’industrie porcine européenne. Porcs et sangliers se transmettent le virus et la chaîne infectieuse peine à être brisée. Depuis 2017, il en est de même pour la Chine et la plupart des pays asiatiques.

Si la PPA ne touche que les suidés et ne met pas en danger les populations humaines, elle présente un taux de mortalité très élevé chez les animaux infectés. Les sangliers se contaminent aisément par le biais de contacts physiques ordinaires entre individus au sein d’un même groupe social. Dans une population nouvellement infectée, les effectifs diminuent rapidement et, logiquement, les interactions entre animaux aussi. La mortalité est plus importante encore si une pression de chasse continue s’y ajoute. Le virus, alors, semble disparaître quelque temps. Cependant, profitant d’une soudaine disponibilité du territoire, de nouveaux animaux en provenance de territoires voisins peuvent le coloniser et se trouver contaminés à leur tour au contact des cadavres infectés. Ainsi, ils créent une forme de persistance endémique du foyer de contamination alors qu’on pensait le virus disparu et, par les déplacements de proche en proche d’animaux nouvellement infectés, contribuent à la propagation de l’épidémie.

Avec la saison hivernale, la mortalité naturelle augmente. Les carcasses, mieux conservées par le froid et plus nombreuses, constituent alors une source importante de contamination pour d’autres individus. Le virus est en effet très résistant : de même que dans les produits porcins transformés, il persiste dans les viscères, le sang, la viande et les abats abandonnés par les chasseurs, ainsi que dans les urines et les fèces. L’environnement des animaux malades est durablement touché : les sols, les insectes décomposeurs et la végétation sont concernés et le virus n’en est que mieux propagé.

En milieu naturel, il est difficile de distinguer un animal sain d’un individu contaminé tant que des signes de la maladie ne sont pas visibles – et ceux-là ne le restent pas longtemps : en moins de dix jours, plus de 90 % des animaux malades décèdent. Les rares animaux qui survivent à la maladie sont considérés, en l’état des connaissances épidémiologiques, comme de possibles propagateurs, et ce, malgré l’absence de preuve. Comme pour d’autres espèces vectrices de zoonoses, les experts conseillent l’abattage et la destruction des sangliers potentiellement infectés.

Nous le verrons, d’aucuns vont plus loin, et militent pour l’extermination pure et simple de certaines populations locales de sangliers. Ce serait là une manière commode de résoudre le problème – commode, peut-être, mais guère pérenne sur le temps long, sans parler des implications éthiques. Par ailleurs, cette solution renvoie à la marge les facteurs humains participant de la propagation du virus. Pourtant, si des densités élevées de sangliers favorisent la circulation virale, le vecteur le plus efficace, sur de longues distances, reste le transport accidentel d’animaux vivants contaminés, de leur viande ou de n’importe quel sous-produit. Et si l’on songe spontanément à un camion ou à un train de fret, ce sont l’industrie agroalimentaire, son fonctionnement concurrentiel et les conséquences de celui-ci qui sont à l’origine de ces trajets.

C’est un tel mécanisme de transmission qui a fait surgir des foyers de contamination isolés et éloignés des lieux d’origine, comme dans la région de Varsovie en Pologne, dans le district de Zlín en République tchèque ou encore dans le Sud-Est de la Belgique en 2018. En comparaison, la propagation du virus entre sangliers vers les zones non contaminées est bien moindre. Elle a été évaluée à quelques kilomètres par mois. Sur une année, en fonction des conditions socio-environnementales des régions concernées, l’expansion de la maladie par le biais des suidés est ainsi estimée entre une dizaine et une trentaine de kilomètres. Et, là aussi, des facteurs anthropiques concourent aux valeurs hautes : les points d’agrainage et d’abreuvement aménagés par les chasseurs, de même que les champs où les sangliers se retrouvent, favorisent et augmentent les contacts entre eux. Des facteurs naturels sont donc en jeu, mais ces derniers restent intimement liés à des structures ou des infrastructures humaines. Entre autres phénomènes, la dispersion des jeunes ou l’éclatement des compagnies de sangliers lors des battues peuvent favoriser l’extension spatiale de l’épidémie, notamment dans les régions d’élevage de porcs en semi-liberté.

Réagir : confiner la maladie et organiser le dépeuplement

Comme pour chaque zoonose, lorsque les facteurs de propagation sont nombreux et les intérêts humains importants, l’ampleur de la crise semble difficilement surmontable. À situation exceptionnelle, on fait souvent appel à une réponse du même ordre. Observons successivement trois réactions récentes à une même menace, au Danemark, en Allemagne et en Pologne […].

En l’absence de vaccin, comme cela est testé, par exemple, sur les blaireaux pour la tuberculose bovine, la méthode jugée la plus pragmatique pour éviter et contrôler la propagation de l’épidémie de PPA est la réduction drastique de la densité des animaux. Ainsi, le développement de la maladie serait contenu, et sa forme ne pourrait devenir épidémique. Une telle méthode a un nom : il s’agit, dans les termes propres à l’expertise sanitaire, de réaliser une “dépopulation des animaux sensibles, immunisés et infectés”. Autrement dit, d’éliminer tous les animaux susceptibles de porter le virus, afin de diminuer à la fois la taille de la population et les densités locales, ce qui réduirait les contacts entre animaux. Après la crise épidémique, lorsque la maladie revient à une phase dite “de présence endémique”, une veille sanitaire, associée à une pression de chasse élevée et à l’enlèvement systématique des cadavres, devrait permettre de maintenir un très faible niveau de contamination, voire d’éradiquer le virus de la zone concernée. Ces méthodes sont bien connues pour contenir les différentes grippes aviaires ; on ne compte plus les reportages télévisuels auprès d’éleveurs de canards, dans le Sud-Ouest de la France ou ailleurs, dont l’abattage des animaux a été décidé en raison de la contamination d’un des individus. Pour la PPA, la “dépopulation” se fait à bas bruit et, surtout, change de dimension : elle ne concerne plus seulement des animaux d’élevage et domestiqués, mais s’applique à des animaux considérés comme sauvages.

Pourtant, là encore, industries agroalimentaires et institutions sanitaires influencent la teneur des mesures envisagées. Les défenseurs de l’abattage systématique de suidés suspectés d’être porteurs d’une maladie sont, avant tout, ceux qui sont menacés par le drame économique qui pourrait s’abattre sur leurs élevages ou sur les entreprises exportatrices auxquelles ils participent. Une réaction aussi radicale que celle-ci est notamment mise en œuvre aux États-Unis et en Australie pour endiguer une abondance non désirée. On y chasse depuis le cockpit d’un hélicoptère et piège les populations férales de sangliers à des fins d’annihilation. Si cela a pu être possible dans ces pays, c’est, comme évoqué plus haut, que le sanglier est bien loin de son aire de répartition originelle et, de ce fait, est considéré comme une espèce nuisible, exotique et envahissante.

Une telle préconisation semble difficilement applicable en Europe ou en France, régions où l’animal est un gibier de choix et reste pour certains un digne représentant de la nature sauvage du continent. À première vue, cela s’est trouvé respecté – mais, comme nous le verrons, à première vue seulement. Plutôt que de généraliser l’abattage des populations potentiellement touchées, plusieurs États européens ont essayé de contenir l’épidémie en certaines zones de leur territoire, ou de se prémunir d’une propagation en dressant des murs et des barrières à leurs frontières – jusqu’à ce que cela ne suffise plus.

Ainsi, dès juin 2018, le Danemark, seul pays européen à compter plus de porcs que d’habitants avec 215 cochons pour 100 habitants, engage 11 millions d’euros pour construire un véritable mur sur près de 70 kilomètres, le long de la frontière avec l’Allemagne, afin d’éviter l’arrivée de l’épidémie de PPA par des sangliers venant de l’est. Les enjeux économiques sont jugés trop importants par le gouvernement pour ne pas réagir : près de 90 % de la production de porc du pays est exportée, principalement vers l’Allemagne, l’Angleterre, la Pologne, la Chine et le Japon, ce qui correspond à 50 % des exportations agricoles danoises. Cette décision n’a pas souffert d’opposition sur son principe. Son efficacité, toute préventive, n’a pas été remise en cause : jusqu’à aujourd’hui, aucun cas de PPA n’a été déclaré dans le pays. La population danoise de sangliers semble en baisse et les caméras installées à la frontière par l’Agence danoise de la nature n’ont guère détecté de passages d’animaux.

L’année suivante, c’est au tour de l’Allemagne de convenir d’un dispositif physique. La situation est tout autre. Un millier de cas d’infections ont été détectés dans les populations de sangliers de l’Est du pays, le long de la frontière avec la Pologne. Dans un premier temps, il a été demandé aux chasseurs de réduire, voire d’arrêter, l’alimentation complémentaire aux animaux, puis de prélever davantage de bêtes et de récupérer soigneusement les cadavres. Mais, bien vite, en Allemagne comme en Pologne, on décide de suivre l’exemple danois. La mise en place de clôtures permanentes anti-sangliers semble une solution efficace, bien que coûteuse, pour protéger l’industrie porcine des deux pays. Car au même moment, la Chine suspend ses importations de porcs allemands et polonais ; dès lors, tous les moyens sont bons pour la convaincre de reprendre le commerce. De vastes portions de la frontière séparant les deux pays voient l’installation de clôtures sur son tracé. En tout, 300 kilomètres de barrières sont installés sous l’impulsion de l’Allemagne entre 2020 et 2021 ; allant plus loin, la Pologne applique le même régime sur plus de 1 200 kilomètres le long de ses frontières avec l’Ukraine, la Russie et la Biélorussie. Commencée en 2020, la construction de la clôture polonaise devrait coûter, au total, plus de 50 millions d’euros.

La contention semble convaincre, mais ne suffit pas. En Pologne, plusieurs dizaines de milliers de porcs sont abattus au même moment dans le Nord-Est et l’Ouest du pays, ce qui génère de nombreuses tensions entre le gouvernement, les agriculteurs et les chasseurs sur la manière de traiter le problème, ainsi que sur le choix des ressources à mobiliser. D’autant que les animaux domestiques ne sont pas les seuls concernés ; dans tout le pays, ce sont des centaines de milliers de sangliers qui deviennent la cible de l’État et de l’industrie agroalimentaire. En 2019, 90 % des individus du pays auraient ainsi été abattus – un abattage généralisé qui n’a d’égal que ceux régulièrement conduits dans des élevages porcins, aviaires ou ovins. Un tel massacre fait cependant s’élever quelques voix. Dénonçant le fait que le sanglier soit devenu “un bouc émissaire”, écologistes et animalistes polonais ont multiplié les pétitions et les entraves aux battues au sud-ouest de la capitale ; par ailleurs, un millier de scientifiques ont diffusé une lettre ouverte à l’adresse du gouvernement, lui intimant de trouver des solutions alternatives.

Une enquête de terrain reste à mener auprès des parties prenantes pour étudier la mise en œuvre de ce massacre et les oppositions qu’il a soulevées. Si le cas polonais a laissé peu de traces mobilisables pour celles et ceux qui n’ont pas pu se rendre sur place, une situation similaire s’est déclarée à la frontière franco-belge, laissant plus de matière à analyser.

Histoire belge et variation française

Jusqu’à l’automne 2018, les sangliers prospèrent dans les forêts et campagnes de Belgique. Mais, au mois de septembre de la même année, la PPA est détectée dans les populations de Wallonie, à une dizaine de kilomètres des frontières françaises et luxembourgeoises. Comme en Allemagne et en Pologne alors, comme au Portugal et en Espagne quarante ans plus tôt, la maladie menace l’élevage porcin du pays. Durant deux années, l’État belge, épaulé et stimulé par les marchés ainsi que les institutions européennes et internationales, va déployer à son tour un arsenal inédit pour éliminer la maladie de son territoire.2 […] Il serait naïf de penser qu’un tel déploiement s’est déroulé d’un seul côté de la frontière commune avec la France : à quelques kilomètres de distance, en effet, ce fut peu ou prou la même histoire.

Deux jours à peine après que la PPA a été confirmée en Belgique, l’État français, à son tour, met en place un zonage double, comparable à celui imposé dans la région wallonne. Cent trente-quatre puis 112 communes des Ardennes, de la Meuse et de la Meurthe-et-Moselle sont concernées et font l’objet d’une surveillance épidémiologique renforcée. En janvier 2019, à la suite de la découverte d’animaux contaminés en dehors de la zone belge officiellement infectée, à seulement 2 kilomètres de la frontière, une zone de dépopulation est là aussi décrétée. Des clôtures grillagées et enterrées sur 132 kilomètres succèdent aux clôtures électrifiées préalablement installées.

Toutes les activités, économiques ou de loisir, sont suspendues dans le périmètre identifié afin d’éviter la dispersion éventuelle d’animaux infectés. Puis, là aussi, tous les leviers réglementaires sont employés pour détruire les sangliers présents dans cette funeste zone blanche. La capacité cynégétique du territoire est massivement accrue : on enrôle des chasseurs locaux afin de mener des battues classiques et administratives avec le renfort des forestiers et de l’armée ; on chasse à l’affût sur les places d’agrainage et à l’approche sur les places d’appât ; on déploie des pièges photographiques pour resserrer la surveillance et on met en œuvre un piégeage physique, avec des cages mobiles et des enclos ; on ajoute à cela des tirs de nuit à l’aide de matériel de vision nocturne et, enfin, l’appui d’un hélicoptère de la gendarmerie nationale muni d’une caméra thermique haute résolution, pour débusquer les animaux les plus récalcitrants. Bien que les sangliers soient devenus assez rapidement difficiles à observer et à prélever en raison de cette pression de chasse inédite, ces efforts ont permis d’atteindre l’objectif initial de dépeuplement de la zone blanche, en tuant près de mille trois cents individus.

le dieu sanglier dans princesse mononoke
Personnage du film d’animation Princesse Mononoké (Hayao Miyazaki 1997), ce sanglier, esprit de la forêt, est devenu fou, comme contaminé par les maléfices que l’industrie humaine inflige à la nature.

La mise en œuvre de ces mesures de biosécurité et la formation des chasseurs aux prélèvements ainsi qu’à la recherche active de cadavres ont permis d’éviter la contagion et de maintenir un niveau de surveillance élevé. Cette surveillance à l’égard des sangliers n’est en rien nouvelle : les maladies transmissibles entre espèces domestiques et sauvages sont nombreuses, et font l’objet d’une veille permanente. Rien que pour les suidés, des rapports sont fréquemment produits pour documenter les évolutions de la peste porcine classique, de la maladie d’Aujeszky2 ou encore de la trichinellose3. L’épisode de la PPA à la frontière entre la France et la Belgique ajoute néanmoins une particularité à cette situation sanitaire dûment contrôlée : la mobilisation des chasseurs comme bras armé du contrôle sanitaire envisagé est inédite4. Si les représentants du monde de la chasse mettent en avant dans leur communication le rôle de sentinelles que peuvent avoir les adeptes dans le suivi de l’état d’une espèce ou de son environnement, les pratiquants locaux, bénévoles, souvent éloignés des considérations sanitaires, ne se retrouvent pas toujours dans ces discours institutionnels. Il est désormais fréquent de voir cohabiter dans les groupes de chasse, voire dans le discours d’une même personne, des sentiments très antagonistes. Parfois, il importe de faire son devoir de régulateur de la faune sauvage à problèmes – “Moi ça m’écœure, mais il faut bien faire le sale boulot, c’est de l’abattage pas autre chose, faut en abattre pas mal pour baisser les dégâts pour longtemps”3, dit l’un. À un autre moment, il convient de répondre à l’impératif d’une bonne gestion des populations de gibiers – “Merde, on ne doit pas tout tuer, faut à tout prix en garder pour l’année prochaine”4, dit l’autre. Enfin, bien souvent, les affects resurgissent et ajoutent leur grille d’analyse – “C’est con à dire hein, mais ils sont malins, je les aime moi les sangliers, chez nous c’est les dernières bêtes sauvages non ?”5.

Un point, et non des moindres, ne cesse d’interroger à l’issue de cet épisode : aucun des sangliers abattus ou des cadavres collectés côté français ne s’est révélé contaminé. En Belgique, en l’espace de deux ans, quelque 800 cas se sont avérés positifs sur les plus de 5 000 prélèvements effectués, la plupart au début de la crise. Des chiffres qui troublent grandement nombre d’observateurs, écologistes ou chasseurs, habitants ou simples citoyens, sur la nécessité d’un tel déploiement de force et de moyens comme sur le sens à donner à cette extermination. Pour certains, cette intervention démesurée se révèle être une tragédie animale.

Enfin, on le constate, à l’instar des ornithologues suivis par l’anthropologue Frédéric Keck en Asie du Sud-Est, les acteurs de la faune sauvage sont peu à peu mobilisés par les administrations nationales et supranationales pour mettre en œuvre une surveillance sanitaire. Les sangliers, en ce cas, voient leur statut de gibier se transformer pour devenir des vecteurs d’épidémie ; plus largement, on leur dénie la qualité d’êtres vivants avec lesquels coexister – aussi compliqué cela soit-il – pour ne voir en chaque individu qu’un réservoir de pathogènes. De tels pathogènes hantent depuis plus d’un siècle notre quotidien comme celui, plus largement, des êtres vivants qui nous entourent des suites de l’évolution de nos modes de vie, d’alimentation et de consommation. Pour reprendre les mots de l’historien Gil Bartholeyns, nous vivons un pathocène qui demande de réarmer nos manières d’habiter le monde pour conjurer cette ère de vulnérabilité.

Notes

  1. Keck F., Les Sentinelles des pandémies, Zones sensibles, Bruxelles, 2020.[]
  2. Cas très bien documenté et étudié par Edmond P. et al., “Doing the « Dirty Work »: How Hunters Were Enlisted in Sanitary Rituals and Wild Boars’ Destruction to Fight Belgium’s ASF (African Swine Fever) outbreak”,
    Anthropozoologica, vol. 56, n° 6, 2021, p. 87‑104.[]
  3. Chasseur du Gard, mars 2018.[]
  4. Chasseur de l’Isère, juin 2019.[]
  5. Chasseur des Bouches-du-Rhône, avril 2021.[]