A propos du dossier « Les enfants de la machine », Écologie & Politique, n°65, 2022.
La revue Écologie et Politique vient de publier un dossier sur un sujet extrêmement sensible : la reproduction humaine. Il inclut des articles véhiculant des analyses qui s’éloignent de la ligne de la revue, principalement à trois titres : prendre à parti le mouvement LGBTQI et le ramener dans une globalité indifférenciée à un statut « d’acceptologues » des technologies de la reproduction les plus problématiques ; donner du crédit aux arguments conservateurs en matière de genre ; et promouvoir une vision fataliste de l’évolution technique et scientifique, en forme de destin, ce qui conduit en creux ou de manière explicite à ne valoriser comme alternative que des techniques ancestrales, sans que ce choix ne soit clairement assumé. En tant que membres du comité de rédaction, nous avons vainement tenté d’infléchir cette orientation que nous qualifions de « réactionnaire », car se caractérisant par un ensemble de propos se situant en opposition avec les conquêtes sociales et politiques, dont on aurait tort de sous-estimer à quel point elles sont récentes et fragiles. C’est la raison pour laquelle nous souhaitons nous désolidariser publiquement des passages concernés, qui ne concernent pas tout le numéro1.
Droits des personnes LGBTQI : le sophisme des droits contre nature
Nos désaccords sont particulièrement importants avec l’article de Renaud Garcia. En cause, une rhétorique réactionnaire dont nous donnons quelques exemples.
S’agissant des personnes transgenres, il fait sienne la déclaration de la psychiatre Colette Chiliand : « Pourtant : « L’acceptation de la finitude est une condition de la sérénité, elle ne peut résulter que d’un cheminement individuel et volontaire. On pourrait travailler avec celui qui le demande à élucider pourquoi son sexe lui est inacceptable et à lever cette impossibilité de consentir à l’acceptation d’une réalité que l’on ne peut pas changer. L’offre médicale de conversion de sexe ne le pousse pas à cette demande, elle l’enferme dans son rêve. » (p. 100) En somme : aspirant·es à la transition, allez-vous faire soigner !
Et Renaud Garcia de traiter de « fascistes » les personnes qui ont vivement réagi à cette déclaration (p. 101).
Quand des adolescent·es demandent à leur professeur de les nommer par un prénom différemment « genré », il n’y voit qu’une « mode », ouvrant inévitablement sur « la perspective d’une transformation par thérapie hormonale ». « La « déconstruction » est dans l’air du temps » (p. 95). Un discours qui fait écho à celui de l’Académie de médecine, évoquant dans un communiqué récent une « épidémie »2.
Derrière cette rhétorique pointe une vision de la nature éminemment problématique sur laquelle nous reviendrons plus loin : « La formule « mon corps, mon choix » devient le prétexte à un retournement, inscrit dans le droit et le discours, de la matérialité sensible de notre être, donnée à la naissance. » écrit ainsi l’auteur (p. 106). Vouloir faire coïncider son sexe à son genre ressenti serait le signe d’une dissociation entre corps et esprit « sans se soucier d’éventuelles répercussions psychiques » (p. 106) s’inquiète l’auteur, sans jamais convoquer la parole des intéressé·es. Pourtant ce qui ressent, c’est bien le corps. Que ce corps comporte un appareil génital d’un sexe donné reçu à la naissance peut ne pas l’empêcher de résolument en vouloir un autre. C’est donc que la « matérialité sensible » n’est pas aussi donnée de toute évidence que veut le croire Renaud Garcia, et cela peut-être de manière réellement plus répandue qu’il ne veut l’admettre.
L’article de S. Guérini contient également des passages très problématiques. Si le thème général est la dénonciation de l’industrialisation de la procréation, l’autrice écrase sans vergogne celle-ci sur la parentalité. Elle déplore ainsi que la maternité « fondée sur le lien gestationnel et l’accouchement » soit rendue indistincte de celle « établie sur la base d’une simple déclaration de volonté » (p. 53) ; mais aussi que « l’établissement de la filiation puisse se faire sans filiation paternelle » (p. 53), le « père » étant compris ici au sens du père biologique. Est-ce à dire que la paternité se réduit à la procréation biologique ? Les couples homosexuels ou stériles devraient-ils alors être privés de filiation ? C’est la thèse défendue en substance, qui écrase donc le genre sur la biologie. C’est la même thèse qui guide la dénonciation par l’autrice des « faux droits », en particulier celui d’avoir des enfants. Curieux combat que celui qui consiste à appeler à s’en prendre de toute urgence à une revendication qui est absente des demandes de nombre d’organisations LGBTQI3. La fonction de ce passage est tout autre. Comme le signale la philosophe Raphaëlle Théry dans une lecture informée du débat, « le droit à l’enfant est […] moins invoqué par des couples qui souhaitent fonder une famille, que par leurs adversaires qui souhaitent leur dénier ce droit en arguant de son inanité »4. Il s’agit donc d’un terme conçu pour déconsidérer les combats de différentes catégories de la population (couples infertiles et « minorités sexuelles »).
Ecologie et politique devait-elle se faire le relais de ces poncifs réactionnaires mobilisés pour combattre les droits des personnes transgenres ?
Plus profondément, c’est la méthode même suivie par l’article de Renaud Garcia qui manque de rigueur, en se fondant sur une représentation fantasmée de ce que seraient les courants LGBTQI. L’auteur s’en prend violemment aux combats menés par ces mouvements en se contentant de polémiquer avec tel ou telle penseur ou personnalité mais sans jamais présenter le lien entre ces personnes et les mobilisations qu’il évoque, sans jamais non plus détailler leur histoire, leurs contradictions ou leurs revendications. Les mouvements LGBTQI ne sont saisis qu’au prisme très fortement déformant de quelques déclarations décontextualisées, sans aucun souci de représentativité. Guérini utilise le même stratagème, en se focalisant sur des revendications imaginaires qui jouent le rôle de repoussoir pour les besoins de sa cause (p. 55). Cette nonchalance lui permet de déployer son propos sans trop de gêne : ainsi l’argumentation contre la PMA s’appuie-t-elle le plus souvent sur des arguments dirigés contre la GPA. Pourtant aujourd’hui, en France tout du moins, la grande majorité du mouvement féministe et du mouvement LGBTI combattent pour la PMA, mais pas pour la GPA5. La loi elle-même, en dépit de ses limites, a récemment étendu les possibilités de recours à la PMA mais persiste à interdire la GPA. Nul besoin d’entrer dans de telles subtilités : pour Garcia, les minorités de genre sont « au service de la fabrication des enfants », rien que ça.
Il ne s’agit pas a contrario pour nous d’idéaliser les mouvements LGBTQI , traversés incontestablement par le débat sur la GPA, mais de souligner combien la présentation faite dans l’article est biaisée. En présentant ces mouvements comme un ensemble homogène, cette présentation ne permet guère une approche critique à partir de la réalité des dynamiques sociales à l’œuvre. De même, s’agissant de la GPA, si nous sommes d’accord pour nous opposer à la GPA commerciale, il nous semble que les projets de GPA non commerciale, par ailleurs multiples, mériteraient une critique un peu plus serrée et moins désinvolte que celle auxquels les articles procèdent.
Au-delà du cas des questions de reproduction, accréditer une emprise solide des « minorités de genre » sur les conflits politiques contemporains relève, au mieux, d’une négligence intellectuelle dont les conséquences nous paraissent graves. En guise de preuve, des allégations, telles que le fait que les auteur·rices queers et écoféministes disposeraient d’une large sympathie des grands quotidiens nationaux. Une simple recension des travaux de Cy Lecerf Maulpoix dans Le Monde constituerait pour Garcia une preuve de la diffusion d’une référence partagée des pensées queers au sein des élites et des faiseurs d’opinions6 ! Remarquons en tout cas que l’auteur lui-même n’est pas ignoré par ces médias7.
Le propos de Renaud Garcia intervient pourtant à un moment bien particulier, où la montée de l’extrême droite dans de très nombreux pays mobilise une rhétorique violemment hostile aux droits des personnes LGBTQI, et où les agressions dont sont victimes les LGBTQI sont monnaie courante, allant parfois jusqu’au meurtre8. Les droits obtenus, souvent après de longues luttes, ne sont pas éternels s’ils ne sont pas défendus. Au cours de l’été, aux États-Unis, l’offensive contre le droit à l’avortement est le rappel le plus cruel de la fragilité de ces conquêtes sociales. En Europe, l’avènement d’un gouvernement comportant des nostalgiques du fascisme en Italie, ou l’entrée de 89 députés d’extrême droite dans l’Assemblée nationale française en juin dernier, sont autant de rappels que les droits des minorités sont aujourd’hui menacés. C’est dire si les mouvements LGBTQI sont aussi dominants que Garcia le prétend !
L’auteur ne s’en soucie guère. Il recadre le débat et balaye ainsi les inquiétudes : « une même volonté de puissance par la technoscience (…) constitue le front principal à dénoncer, par-delà la polarisation médiatique extrême droite réactionnaire vs gauche transgressive. ». Nous ne pouvons partager cette manière de voir. La rhétorique du front principal issue de la Guerre froide conduit en général à sacrifier et minorer d’autres combats que celui que l’on décrète principal, de manière toujours discutable. Ce sont alors toujours les minorités qui en font les premières les frais. Elle ne peut que diviser alors qu’il s’agit aujourd’hui de tenter de regrouper les forces de ceux-celles qui combattent pour les droits sociaux, politiques et environnementaux. Ces droits incluent les droits reproductifs. Le propos inquiète d’autant plus qu’il minore ici le combat contre l’extrême droite, pourtant fidèle alliée s’il en est de la « technoscience ».
Eu égard à l’appel de l’introduction à aller chercher des solutions du côté de la droite, et à ce que les écologistes n’aient pas « honte d’être conservateurs » (p. 19), rappelons enfin que la stratégie qui consiste à laisser se former des convergences objectives entre droite et gauche au motif d’un combat se situant par-delà ces clivages est également une caractéristique de la métapolitique de droite, telle que revendiquée par Alain De Benoist. Bien sûr, tout cela, Renaud Garcia le sait, certes, l’écrit, même, mais il n’en tient pas compte dans son positionnement, qui est dès lors source de confusion : c’est là que réside le problème.
La femme comme mère, ou la parenté réduite au biologique
L’image de couverture représente une femme à l’enfant, thème iconographique instrumentalisé par les courants conservateurs s’il en est. On objectera que l’enfant est représenté mutilé par la technologie (bras séparé). Mais les courants du conservatisme peuvent aussi s’ériger en critique de la technologie, à l’instar de la Manif pour Tous. Ajoutons que les codes graphiques rappellent ceux qui furent abondamment utilisés dans l’entre-deux-guerres au service de propagandes natalistes9. Quand bien même on en ferait abstraction, l’image choisie reste l’expression d’une assignation des femmes à la maternité. Cette couverture n’a pas été retirée malgré les alertes et avis exprimés par plusieurs membres du comité de rédaction.
Ce choix n’est pas accidentel : il fait écho à plusieurs articles du numéro comme à son introduction, plaidant pour la réhabilitation d’une « nature première », dans laquelle les femmes seraient rappelées à « leur condition biologique de mère (de leur nature première) » (p.16). L’iconographie rappelle que le dossier ne juge pas important d’aborder la question de la garde et de l’éducation des enfants, ou propose une interview faisant l’éloge de l’accouchement à domicile sans prendre la peine de la moindre mise en perspective –par exemple le contexte actuel de fermeture des maternités de proximité dans le cadre de la réorganisation néo-libérale du système de santé.
Au rayon des absents, puisqu’il est question des femmes, il y a la question de savoir qui garde les enfants, comment se joue l’indépendance financière, etc., comme si l’enjeu de « la reproduction » s’arrêtait à l’acte de grossesse et d’accouchement. Dans le fond, une réduction de la femme à cet être reproducteur dont l’autonomie consisterait donc à n’être que biologique. Le titre même interroge : qu’est-ce donc que « la reproduction », sinon le versant biologique de la parenté ? Biologisme encore, quand Jacques Luzi nous explique que le problème du contrôle démographique ne se serait posé qu’à l’âge de la faible mortalité infantile (p. 135). Cette question du contrôle quantitatif de la population se pose à toutes les sociétés, y compris animales.
Autre absence remarquée et symptomatique, celle des personnes intersexes, c’est-à-dire n’étant ni de sexe masculin ni de sexe féminin. Personnes qu’il est encore autorisé en France – en dépit de trois condamnations de l’ONU – contrairement à bien d’autres pays d’opérer à la naissance pour les ramener à un des deux sexes dominants. Il faudrait pourtant, à l’instar du mouvement LGBTQI combattre cette emprise du pouvoir médical, et comme lui faire le nécessaire pour donner leur dignité à ces personnes (entre un et cinq pour cent de la population selon les estimations), ce qui suppose de renoncer à une vision du monde bisexué, paradigme erroné au cœur de l’argumentation des articles de ce numéro que nous jugeons problématiques10. Car ce ou ces autres sexes s’accommodent évidemment fort mal de la description d’un monde où genre et sexe coïncident.
Errements d’une certaine critique anti-industrielle
Outre ce réductionnisme biologisant qui confond reproduction et parenté, et qui conduit assez logiquement à voir dans les LGBTQI l’avant-garde du malheur, celui-ci est en quasi-totalité attribué à un programme que Luzi et Lefevre appellent « l’industrialisme », qu’ils jugent « par essence totalitaire » (p. 11). A partir de là, tous les glissements sont permis. La PMA et la GPA c’est du pareil au même, elles conduisent inéluctablement à l’ectogénèse, l’eugénisme, le clonage et à l’avènement du transhumanisme. Ce fatalisme technologique se fonde sur une chaîne d’équivalences dont chaque terme est discutable. A commencer par le premier : ce n’est pas parce qu’on défend la PMA qu’on ouvre la porte à la GPA et encore moins qu’on y est favorable.
La diabolisation de la PMA au nom d’une vision globalisante de la technologie ne permet guère de penser ce qui est certes une technique (pas forcément parmi les plus « sophistiquées ») mais aussi une pratique sociale et d’en discuter ce qu’en ont été et en sont les effets. Et de condamner sans écouter les personnes qui y ont eu recours. Les techniques ou technologies développées sous le capitalisme sont prises dans la logique économique de fer de la loi du profit, pour autant cela ne signifie pas qu’elles aient toutes la même portée ni que les personnes ne puissent pas en développer des usages qui dans certains cas peuvent être utiles ou progressistes, au moins en partie. Citons par exemple la césarienne…
Sur le plan politique, cette vision conduit à des glissements problématiques. Critiquant l’artificiel, qu’ils définissent par le mécanique (p. 11), les auteurs en viennent évidemment à glorifier « l’organique », qui glisse vite vers le biologique on l’a vu, mais pas seulement. Puisque le modèle industriel est irréformable, les cultures non-mécaniques ou non-industrielles au sens large se trouvent prises en modèle. Ainsi le savoir des sorcières (p. 12) et les méthodes traditionnelles (p. 139) seraient-ils apparemment en tout point préférables à celui de la médecine « technocapitaliste industrielle totalitaire » (n’en jetez plus…). Ainsi l’accouchement à la maison serait la panacée. Peuvent-ils nous expliquer ce qui se produit en cas de difficulté dans un accouchement à domicile, dans une société industrielle ? Rappelons que le recours à la césarienne concerne environ 150.000 naissances chaque année en France, dont environ 15% sont des césariennes d’urgence (soit plus de 20.000 naissances par an)11. Applaudissent-ils le déploiement de la médecine ambulatoire ou encore la suppression d’un grand nombre de maternités de proximité par le gouvernement actuel ? En ont-ils parlé avec des femmes ou des médecins ? Nul besoin : la logique lyrique de leur discours leur suffit, à l’instar de Garcia, nul besoin de vérification empirique.
L’introduction s’en défend, certes ; elle concède « l’importance de l’intervention médicale [sous-entendu : « techno-industrielle »] quand elle est nécessaire » [italiques des auteurs] (p. 19). Cette concession tient au fait que nous avons déjà abondamment souligné, au sein du comité de rédaction de Ecologie & Politique, les glissements et confusions que chacun peut désormais constater publiquement en parcourant le dossier. L’enjeu du dossier aurait été bien mieux traité si, au lieu de se livrer à la dénonciation confuse et mal étayée de revendications imaginaires telles que le droit à l’enfant, il s’était justement employé à définir ce « nécessaire », et ce qui ne l’est pas. Le dossier aurait alors rejoint l’un des thèmes centraux de l’écologie politique : la juste mesure en matière technique et technologique, ainsi que les conditions de sa réalisation démocratique.
L’avenir d’une revue
Les multiples problèmes dont souffre ce dossier ne peuvent pas tous être abordés dans le cadre de cette tribune. Ils le seront de manière plus détaillée dans un article à venir de la revue, qui a tout de même été accepté. De plus, tout le dossier n’est pas concerné, seulement ceux qui ont été évoqués : les articles de Renaud Garcia, de Silvia Guérini et de Jacques Luzi, ainsi que l’introduction de Jacques Luzi et de Mathias Lefevre, qui se termine par une référence à ce que Charbonneau a produit de plus mauvais : l’espoir que des solutions viendraient de la droite (p. 19).
Nous souhaitons ici souligner surtout à quel point ce numéro est loin du projet de la revue, tel qu’il est présenté sur son site : « La revue Écologie & Politique se veut un forum pour défendre et promouvoir les projets d’alternatives sociales et politiques fondées sur l’appartenance des humains à la nature et non sur leur opposition. Elle se propose de débattre librement des valeurs de l’écologie et du socialisme, du féminisme, du pacifisme, de l’antiracisme, de la citoyenneté intégrale pour toutes et tous ; valeurs qu’ont inventées et qu’inventent les mouvements sociaux et politiques qui jamais n’ont été aussi riches qu’à l’aube du XXIe siècle »12.
Dans un entretien qu’il donnait à l’occasion du vingtième anniversaire de la revue, Jean-Paul Deléage estimait qu’il « existe un grand principe auquel je n’ai jamais dérogé, auquel je ne dérogerai pas et que retrouvent, sous des formes revivifiées, les nouveaux mouvements sociaux qui partout se lèvent dans le monde, c’est celui d’égalité dans la diversité ». Force est de constater que ce dossier ne place aucunement la revue dans un quelconque mouvement social. Quant à « l’égalité et la diversité », les militant.e.s des mouvements LGBTQI apprécieront.
Nous croyons fermement que pour œuvrer dans le sens d’une politique de l’émancipation les courants et mouvements se réclamant de l’écologie doivent construire des échanges fructueux avec les autres mouvements sociaux de manière à construire une alliance qui permettra de faire avancer de manière concomitante droits humains et défense de la nature. Cela suppose évidemment une démarche critique réciproque. L’alliance entre mouvements féministes, mouvements LGBTQI et mouvements écologiques ne peut se faire qu’en se débarrassant d’une vision rétrograde de la nature, y compris humaine.
La revue doit renouer avec ce programme auquel elle vient de déroger, sous peine de perdre son âme.
Rappelons en effet que la revue est née dans le sillage de « l’écosocialisme », qui représentait autour de 1990 un changement important d’espérance, du marxisme productiviste vers un avenir articulant les luttes, comme le proclame d’ailleurs le site web de la revue. Elle fut un espace de liberté pour des penseurs et penseuses qui se proposaient de prendre au sérieux les enjeux environnementaux dans la vie intellectuelle française, dans un contexte où les sciences humaines et sociales étaient peu enclines à aborder ces questions. Au début des années 1990, Bruno Latour y publia des textes importants13. La revue fut aussi un espace majeur de diffusion des approches de la justice environnementale et de l’écosocialisme dans des espaces francophones, avec les premières traductions d’auteurs tels que Juan Martinez-Alier14, Ramachandra Guha15, Janet Biehl15, et bien d’autres. Elle remplit aussi un rôle important dans la diffusion de textes majeurs en histoire environnementale, ainsi de la première traduction française de William Cronon16, ou de Bathsheba Demuth plus récemment17.
L’histoire de l’écologie politique est plurielle. Elle est traversée par une tension constante sur les relations à entretenir avec les projets sociaux et politiques d’émancipation. Cette histoire est marquée par des controverses récurrentes entre des courants « naturalistes » qui s’inquiètent de l’état de l’environnement et « réagissent » contre tout ce qui semble être à l’œuvre dans sa dégradation, et des courants qui entendent porter des projets de transformations sociales et écologiques, congruente avec une aspiration à l’émancipation. Serge Moscovici évoquait déjà une écologie « réactive » et une écologie « active »18. Alors que le premier courant flirte parfois avec des idées conservatrices (ainsi Antoine Waechter qui finira du côté d’Alain de Benoist19), le second estime depuis le départ que les confusions avec les thèses conservatrices et réactionnaires doivent être absolument évitées. Cette tension n’est pas une singularité écologiste : elle se retrouve constamment dans d’autres mouvements sociaux, ainsi le mouvement ouvrier, par exemple dans son rapport à la nation20, ou le féminisme21. A rebours de la tonalité de ce dossier, explicité dans les dernières phrases de l’introduction, nous croyons fermement que le rôle de la revue n’est pas de laisser s’installer de telles convergences ou confusions. La controverse qui percute aujourd’hui Écologie & Politique ne concerne pas seulement cette revue. A l’heure de la montée des courants conservateurs, l’ensemble des courants de l’écologie politique ont la responsabilité de ne plus laisser place à la confusion.
Illustration principale : Andrea Koerner “Crossroad”
Notes
- Fabrice Flipo, Laurent Garrouste, Benoît Monange sont toujours membres du comité de rédaction. Renaud Bécot a quitté le comité en raison des désaccords sur ce numéro. C’est donc contre sa volonté que son nom figure toujours parmi les membres de ce comité, listés dans le numéro 65. Nous choisissons de ne pas retracer les péripéties du débat concernant ce numéro, particulièrement vives et pénibles, mais de peu d’intérêt pour les lecteurices.[↩]
- Voir le communiqué de l’académie nationale de médecine du 25 février 2022 « La médecine face à la transidentité de genre chez les enfants et les adolescents ».[↩]
- Il n’y a pas de « droit à l’enfant » dans la plate-forme Inter-LGBTQI . https://www.inter-lgbt.org/presentation/nos-revendications/[↩]
- Raphaëlle Théry, Peut-on parler d’un droit à l’enfant? Blog de la Revue des Juristes de Sciences Po, 20 décembre 2018. https://www.revuedesjuristesdesciencespo.com/index.php/2018/12/20/peut-on-parler-dun-droit-a-lenfant/[↩]
- Voir par exemple le communiqué de la Marche des Fiertés LGBT+ de Paris – Île de France « Filiation,PMA : marre des lois a minima ! » du 22 mai 2019, disponible en ligne. Plus globalement, voir les revendications « conjugalités, parentalités et familles » de l’Inter-LGBTQI en France : https://www.inter-lgbt.org/presentation/nos-revendications/. La seule revendication évoquant la GPA concerne la revendication des enfants nés de GPA à l’étranger lorsqu’au moins un parent est français.[↩]
- Renaud Garcia, “Les acceptologues. Les « minorités de genre » au service de la fabrication des enfants”, Ecologie & Politique, 65, 2022, p. 93.[↩]
- L’ouvrage « Le désert de la critique » a ainsi été reçu de manière extrêmement élogieuse dans les colonnes du journal La Tribune, dont il n’est pas besoin de rappeler ici l’orientation pour le moins libérale et droitière. Voir Robert Jules, “Faut-il avoir peur de la culture “woke”?”, La Tribune, 23 octobre 2021. D’autres mentions élogieuses des écrits de Renaud Garcia se retrouvent aisément dans la presse conservatrice (le Figaro, etc.).[↩]
- Voir pour l’Europe, le communiqué de presse de l’Inter-LGBT et d’ILGA Europe à l’attention de la classe politique française le 6 avril 2022 disponible en ligne : « il y a eu une augmentation vertigineuse, en 2021, de la rhétorique anti-LGBTQI de la part des politicien·nes, des médias et d’autres personnalités influentes, alimentant une vague de violence. Ainsi, des crimes de haine anti-LGBTQI ont été signalés sans exception dans chaque pays européen (pas seulement en Hongrie et en Pologne ), que ce soit des attaques physiques ou en ligne, des dégradations de locaux d’associations ou d’établissements LGBTQI ou encore de symboles tels que les drapeaux arc-en-ciel. »[↩]
- Fabrice Cahen, Gouverner les moeurs. La lutte contre l’avortement en France, 1890-1950, Paris, Ined éditions, 2016 ; Éric Jennings, « Discours corporatiste, propagande nataliste, et contrôle social sous Vichy », Revue d’histoire moderne & contemporaine, n°49, 2002, p. 101-131.[↩]
- Voir l’article classique publié en 1993 et traduite en français d’Ann Fausto-Sterling : Anne Fausto-Sterling, Les cinq sexes, pourquoi mâle et femelle ne sont pas suffisants, traduit de l’anglais par Anne-Emmanuelle Boterf, préface de Pascale Molinier, Editions Payot&Rivages, Paris, 2013 et 2018[↩]
- Voir aussi https://www.atih.sante.fr[↩]
- http://www.ecologie-et-politique.info/spip.php?article8[↩]
- Bruno Latour, “Arrachement ou attachement à la nature ?”, Écologie & politique, n°5, 1993, p. 15-26 ; Bruno Latour, “Esquisse d’un parlement des choses”, Écologie & politique, n°10, 1994.[↩]
- Dès le premier numéro, voir notamment, Joan Martinez Alier, “Valeur écologique et valeur économique”, Ecologie & Politique, n°1 1992, p. 13-38 ; Joan Martinez Alier, “Après Rio : l’écologisme des pauvres”, Ecologie & Politique, 1993, n°6, p. 61-88 ; etc.[↩]
- Ramachandra Guha, “Lewis Mumford un écologiste nord-américain oublié”, Ecologie & Politique, n° 3, 1992, p. 116-138 ; Ramachandra Guha, “Le mahatma Gandhi et le mouvement écologique en Inde”, Ecologie & Politique, n°20, 1997.[↩][↩]
- William Cronon, “Le problème de la wilderness, ou le retour vers une mauvaise nature”, Ecologie & Politique, n°38, 2009, p. 173-199.[↩]
- Bathsheba Demuth, « Les rennes et l’Apocalypse », Écologie & politique, 62, 2021, p. 145-156.[↩]
- Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages, Paris, Christian Bourgeois, 1979. Éd. Orig. 1974.[↩]
- Antoine Waechter et Fabien Niezgoda, Le Sens de l’écologie politique, Paris, Sang de la Terre, 2017.[↩]
- Bastien Cabot, « À bas les Belges ! ». L’expulsion des mineurs borains (Lens, août-septembre 1892), Rennes, PUR, 2017 ; Gérard Noiriel, Le massacre des Italiens, Aigues-Mortes, 17 août 1893, Paris, Fayard, 2010.[↩]
- Magali Della Sudda, Les nouvelles femmes de droite, Marseille, Hors-d’atteinte, 2022[↩]