Temps de lecture : 4 minutes

À l’attention
de tout passant,
de toute passante.

Les photographies suivantes ont été faites à Nantes, rue Bellamy, et sur le boulevard Schuman, son prolongement. On compte aujourd’hui sur cet axe passant — qui a son commencement dans le plein-centre de la ville et depuis là conduit en montant aux premiers faubourgs nord, en direction de Rennes — plus de quatre-vingts arbres ainsi touchés.

N.B. — Trois de ces photographies ont été prises boulevard Lelasseur, à proximité de son intersection avec la rue Bellamy.


Photographies : Sophie Planté (octobre-novembre 2022)


Note sur un morceau d’arbre se trouvant aujourd’hui dans un musée

On montre au musée de Varennes-en-Argonne, petite ville située sur l’Aire — c’est ce Varennes où l’on arrêta le boulanger, la boulangère et le petit mitron : c’est-à-dire Louis XVI, Marie-Antoinette et leur enfant le Dauphin — un morceau de tronc d’arbre singulier : s’y trouve en effet comme encastré ou incrusté un fusil de guerre allemand, de 1914, et ce fusil s’y est enfoncé si profondément que l’en retirer aujourd’hui, sans attaquer le bois, serait impossible. La guerre se terminait-elle ? Abandonne-t-on autrement son fusil, quand on est soldat ? Le soldat abandonna le sien, l’accrocha dans l’arbre (l’y cacha ?), crosse en appui contre le tronc — et courut. Et, comme on était au plus fort de la forêt, personne, pendant des années, ne passa plus à proximité. Or l’arbre en grossissant commença d’avaler le fusil. Il faut des années à un arbre, lent, pour avaler pareillement un fusil. Vingt ans ? Trente ans ? Mais loin de tout regard et de tout passant possible, il avait du temps devant lui.

Si le soldat qui déposa son fusil, et courut, est rentré en Allemagne ; et s’il y est rentré, par exemple en train par Francfort, comme beaucoup, dès le 7 ou le 8 novembre 1918 il vit les marins émeutiers parcourir les rues de la ville, le fusil à l’épaule. (On reconnaissait les marins de la flotte, que l’Empereur lui-même avait tant chéris avant-guerre, à leur habit bleu.) Il vit et entendit dans le brouhaha des assemblées les Conseils de soldats et d’ouvriers voter la cessation de la guerre, la paix immédiate. Le 9, l’Empereur abdiquait ; et, le lendemain matin, passait en Hollande, secrètement, pour sauver sa vie. (Puis, sur les entonnoirs énormes laissés dans le sol d’Argonne par les attaques souterraines à la mine, comme sur les pentes qu’avaient trouées les obus, repoussa bien vite l’achillée, la renoncule, et la pervenche qui fleurit dans les Gaules.)

Il y a des actes brutaux — qui nécessitent l’action consciente et délibérée d’un individu (ou d’un groupe d’individus ; d’un État ; d’une bande armée), et un outil tranchant. En une seconde de violence nue, tout est accompli. Et il y a des actes qui fonctionnent à l’envers : ils ont lieu non parce qu’un seul fait (agit unus), mais parce que tous au sens strict ne font pas (omnes non agunt) — ou ne voient pas. Ces actes se font en vingt ans, en trente ans ? On ne sait pas quand ils ont lieu ; on ne voit même pas qu’ils se font ; on ne voit pas qu’ils commencent. Quand on s’en aperçoit, ils sont déjà accomplis — depuis longtemps ?

Quelqu’un, un jour, passa par cet endroit de la forêt d’Argonne ; il trouva le fusil — il était trop tard pour le retirer. C’était dans les années 1960, après l’autre guerre. L’homme fit part en ville de l’étrange découverte, et l’on porta l’arbre abattu à la mairie, puis au musée de Varennes, où il est depuis exposé au public, pour son édification.

Bienveillante lectrice, bienveillant lecteur — ou flâneur, ou flâneuse —, les arbres du boulevard Schuman et de la rue Bellamy ne racontent-ils pas eux aussi — mais comme à l’envers — une histoire, une action singulière ? À l’automne 2022, Sophie Planté est venue à Nantes et a tiré d’eux ces photographies.

Frédéric Metz

PS. Une question qui s’est posée dans l’histoire à la philosophie comme aussi, plus tard, à la psychologie, est celle de savoir si l’intelligence, la morale, pouvaient être regardées comme des fonctions supérieures se surajoutant à la simple perception (instance considérée alors comme première, et destinée à recueillir l’information) ; ou si elles étaient inscrites elles-mêmes, incrustées dans la perception ; si la perception, déjà, contenait un sens, une solution, une issue, un salut, voire des prescrits et des décrets — des ordres pour agir. (Wolfgang Köhler, dans les années 1920, parla en ce sens d’insight, ou d’Einsicht : résoudre un problème, trouver une solution devant une situation à obstacles, ne consistant pas selon lui à établir une connexion intelligente entre éléments à partir d’une « image » d’abord perçue, prélevée dans le monde ; mais à percevoir soudain tout autrement, à voir soudain tout autre chose.) Bien agir est-ce prendre la bonne décision, après avoir recueilli toute l’information correcte, cognitivement ; ou est-ce avoir bien vu ? avoir vu à temps ? avoir bien su voir ?