Temps de lecture : 9 minutes

Traduit de l’anglais par Margot Verdier.


Plus de deux ans après le début de la pandémie de COVID-19 – et aujourd’hui avec les conséquences catastrophiques de l’invasion de l’Ukraine par la Russie – une ‘nouvelle normalité’ a émergé. Ce nouveau statu quo mondial reflète l’aggravation de diverses crises : sociale, économique, politique, écologique, biomédicale, et géopolitique.

L’effondrement environnemental est proche. La vie quotidienne est de plus en plus militarisée. L’accès à une bonne alimentation, à de l’eau propre, et à des soins de santé abordables est de plus en plus restreint. Encore plus de gouvernements sont devenus autocratiques. Les riches se sont enrichis, les puissants sont devenus encore plus puissants, et la technologie dérégulée n’a fait qu’accélérer ces tendances.

Les moteurs de ce statu-quo injuste – le capitalisme, le patriarcat, le colonialisme et divers fondamentalismes – ne font qu’aggraver une situation déjà mauvaise. Il est donc urgent de débattre et de mettre en œuvre de nouvelles visions d’une transition et d’une transformation écosociales qui soient équitables pour les femmes et les minorités de genre (‘gender-just’), régénératrices et populaires, et qui soient à la fois locales et internationales.

Dans ce Manifeste des Peuples du Sud pour une Transition Énergétique Écosociale, nous affirmons que les problèmes du ‘Sud – géopolitique – Global’ sont différents de ceux du ‘Nord Global’ et de pouvoirs émergents comme la Chine. Le déséquilibre des pouvoirs hérité de l’époque coloniale persiste et se renforce encore avec l’imposition d’un modèle énergétique néo-colonial. Dans le contexte du changement climatique, de l’augmentation constante des besoins énergétiques, et de la perte de biodiversité, les centres capitalistes ont intensifié la pression pour extraire les richesses naturelles en s’appuyant sur la main d’œuvre bon-marché des pays de la périphérie. Non seulement le paradigme extractiviste est toujours à l’œuvre mais la dette écologique du Nord envers le Sud augmente.

La décarbonation des riches repose sur une nouvelle phase de spoliation environnementale du Sud Global, qui affecte les vies de millions de femmes, d’hommes, et d’enfants, sans parler de la vie non-humaine.

Ce qu’il y a de nouveau dans la période actuelle c’est que les ‘transitions’ vers les ‘énergies propres’ du Nord ont encore accentué la pression sur le Sud Global pour qu’il cède du cobalt et du lithium pour la production des batteries high-tech, du bois de Balsa pour les éoliennes, des terres pour les parcs solaires, et de nouvelles infrastructures pour les méga-projets liés au développement de l’hydrogène. Cette décarbonation des riches, qui se fonde sur les logiques du marché économique et s’oriente vers l’export, repose sur une nouvelle phase de spoliation environnementale du Sud Global, qui affecte les vies de millions de femmes, d’hommes, et d’enfants, sans parler de la vie non-humaine. Les femmes, notamment dans les sociétés agricoles, sont les plus impactées. Le Sud Global est ainsi redevenu une zone à sacrifier, une réserve de ressources prétendument inépuisable pour les pays du nord.

Une des priorités pour le Nord Global a été de sécuriser les chaînes d’approvisionnement mondiales, surtout pour les matières premières, et d’empêcher certains pays, comme la Chine, d’en monopoliser l’accès. Les ministres du commerce du G7 ont, par exemple, récemment défendu la mise en place d’une chaîne d’approvisionnement responsable, durable et transparente pour les minéraux critiques via la coopération internationale, les politiques publiques et la finance, destinée à faciliter le commerce des biens et des services environnementaux par l’intermédiaire de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).

Le Nord Global fait pression pour la signature d’accords commerciaux et d’investissements avec le Sud Global afin de satisfaire ses propres besoins en ressources, plus particulièrement celles dont dépendent les ‘transitions’ vers des ‘énergies propres’. Ces accords, conçus pour réduire les contraintes qui pèsent sur le commerce et l’investissement, protègent et renforcent le pouvoir et les droits des entreprises en soumettant les États à d’éventuelles poursuites judiciaires dans le cadre des mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS). Le Nord Global utilise ces accords pour contrôler la ‘transition’ vers des ‘énergies propres’ et créer un nouveau colonialisme.

Pendant ce temps, les gouvernements du Sud sont tombés dans le piège de la dette, empruntant de l’argent pour construire des industries et des infrastructures agricoles de grande-échelle pour approvisionner le Nord. Pour rembourser ces dettes, ces gouvernements se retrouvent contraints d’extraire plus de ressources des sols, créant un cercle vicieux d’inégalités. Aujourd’hui, l’impératif de remplacer les énergies fossiles sans aucune réduction significative de la consommation dans le Nord ne fait qu’accroître la pression pour exploiter ces ressources naturelles. Plus encore, alors qu’il avance dans ses propres transitions énergétiques, le Nord ne manifeste qu’une responsabilité de façade vis-à-vis de sa dette écologique historique et croissante envers le Sud.

Les gouvernements du Sud sont tombés dans le piège de la dette, empruntant de l’argent pour construire des industries et des infrastructures agricoles de grande-échelle pour approvisionner le Nord.

Des changements mineurs dans la matrice énergétique ne suffisent pas. C’est l’ensemble du système énergétique qui doit être transformé, de la production et de la distribution à la consommation et à la gestion des déchets. Il ne suffit pas de remplacer les voitures à combustion interne par des véhicules électriques, car c’est l’ensemble du modèle de transport qui doit changer, avec une réduction de la consommation d’énergie et la promotion d’options durables.

Il faut ainsi que les relations deviennent plus équitables, non seulement entre les pays du centre et de la périphérie, mais également au niveau national, entre les élites et la population. Les élites corrompues du Sud ont collaboré à ce système injuste en profitant de l’extraction des ressources, en réprimant les défenseurs·ses des droits humains et de l’environnement et en perpétuant les inégalités économiques.

Les solutions à ces crises entremêlées ne sont pas uniquement technologiques mais avant tout politiques.

En tant qu’activistes, intellectuel·le·s et organisations de différents pays du Sud, nous appelons les acteur et actrices du changement des différentes parties du monde à s’engager pour une transition écosociale radicale, démocratique, équitable pour les femmes et les minorités de genre (‘gender-just’), régénératrice et populaire qui transforme à la fois le secteur de l’énergie et les sphères industrielles et agricoles dépendantes de la production énergétique à grande échelle. Selon les différents mouvements pour la justice climatique, « la transition est inévitable, mais la justice ne l’est pas ».

Nous avons encore le temps d’initier une transition juste et démocratique. Nous pouvons nous éloigner du système économique néolibéral et promouvoir une vision qui préserve la vie, concilie justice sociale et environnementale, associe les valeurs égalitaires et démocratiques à une politique sociale résiliente et holistique, et rétablisse l’équilibre écologique nécessaire à une planète en bonne santé. Mais pour cela, nous avons besoin de plus d’imagination politique et de plus de représentations utopiques d’une autre société qui soit socialement juste et qui respecte la planète, notre maison commune.

La transition énergétique devrait être intégrée à une vision compréhensive qui tienne compte des inégalités radicales dans la distribution des ressources énergétiques et promeuve la démocratie énergétique. Elle doit accorder moins d’importance aux institutions de grandes échelles – agriculture industrielle, les grandes sociétés du secteur de l’énergie – ainsi qu’aux solutions fondées sur le marché. À la place, elle doit renforcer la résilience de la société civile et des organisations sociales. Par conséquent, nous formulons les huit demandes suivantes :

  1. Nous alertons sur le fait qu’une transition énergétique menée par des méga-projets industriels, proposée par le Nord et acceptée par de nombreux gouvernements du Sud, engendrera l’élargissement des zones sacrifiées dans tout le Sud, la persistance de l’héritage colonial, du patriarcat et du piège de la dette. L’énergie est un droit humain élémentaire et inaliénable, et la démocratie énergétique doit être notre objectif.
  2. Nous appelons les peuples du Sud à rejeter les fausses solutions qui accompagnent de nouvelles formes de colonialisme, au nom de la transition verte. Nous appelons explicitement à poursuivre la coordination politique des peuples du Sud tout en maintenant les alliances stratégiques avec les secteurs critiques du Nord.
  3. Afin d’atténuer les ravages de la crise climatique et de promouvoir une transition écosociale juste et populaire, nous exigeons le paiement de la dette écologique. Cela signifie, face à la responsabilité démesurée du Nord Global dans la crise climatique et l’effondrement écologique, la mise en œuvre effective d’un système de compensation pour le Sud Global. Ce système devrait inclure un transfert considérable de fonds et de technologies adéquates, et devrait envisager l’annulation de la dette souveraine des pays du Sud. Nous soutenons les réparations pour les pertes et les dommages subis par les peuples autochtones, les groupes vulnérables et les communautés locales à cause de l’exploitation minière, des grands barrages et des projets d’énergie polluante.
  4. Nous rejetons l’expansion de la frontière des hydrocarbures dans nos pays – créée par la fracturation hydraulique et les projets offshore – et réfutons le discours hypocrite de l’Union Européenne, qui a récemment déclaré que le gaz naturel et l’énergie nucléaire étaient des « énergies propres ». Comme l’a déjà proposé l’Initiative Yasuni en Équateur en 2007 et comme le soutiennent aujourd’hui de nombreux secteurs sociaux et organisations, nous préconisons de laisser les combustibles fossiles sous terre et de créer les conditions sociales et de travail nécessaires à l’abandon de l’extractivisme et à un avenir sans énergies fossiles.
  5. Nous rejetons ainsi le ‘colonialisme vert’ fondé sur l’accaparement des terres pour les parcs solaires et éoliens, l’extraction sans discernement de minéraux critiques et la promotion de ‘solutions’ technologiques comme l’hydrogène bleu ou gris. L’appropriation des ressources (‘enclosure’), l’exclusion, la violence, l’ingérence et le retranchement caractérisent les relations énergétiques passées et présentes entre le Nord et le Sud et ne sont plus acceptables à l’ère des transitions écosociales.
  6. Nous exigeons une véritable protection des défenseur·se·s de l’environnement et des droits humains, en particulier des peuples autochtones et des femmes qui sont en première ligne de la résistance contre l’extractivisme.
  7. L’élimination de la précarité énergétique dans les pays du Sud devrait figurer parmi nos objectifs fondamentaux – de même que la précarité énergétique de certaines régions du Nord – grâce à des projets d’énergie renouvelable alternatifs, décentralisés et équitablement répartis qui seraient détenus et exploités par les communautés elles-mêmes.
  8. Nous dénonçons les accords commerciaux internationaux qui pénalisent les pays souhaitant réduire l’extraction des combustibles fossiles. Nous devons mettre un terme aux accords commerciaux et d’investissement contrôlés par les multinationales et utilisés pour promouvoir toujours plus d’extraction et renforcer le néo-colonialisme.

Une transition menée par des méga-projets industriels, proposée par le Nord et acceptée par de nombreux gouvernements du Sud, engendrera l’élargissement des zones sacrifiées dans tout le Sud, la persistance de l’héritage colonial, du patriarcat et du piège de la dette.

Notre alternative écosociale se fonde sur d’innombrables luttes, stratégies, propositions et initiatives communautaires. Notre Manifeste s’inspire de l’expérience vécue et des perspectives critiques portées par les peuples autochtones et d’autres communautés locales, les femmes, et les jeunes du Sud Global. Il s’inspire des travaux réalisés sur les droits de la nature, le buen vivir, le vivir sabroso, le sumac kawsay, l’ubuntu, le swaraj, les communs, l’économie du care, l’agroécologie, la souveraineté alimentaire, le post-extractivisme, le plurivers, l’autonomie et la souveraineté énergétique. Avant tout, nous appelons à une transition écosociale radicale, démocratique, populaire, juste pour les femmes et les minorités de genre, régénératrice et compréhensive.

Dans la continuité du Pacte Écosocial et Interculturel du Sud, ce Manifeste propose une plateforme dynamique qui vous invite à rejoindre notre lutte commune pour la transformation en contribuant à la création de visions et de solutions collectives.

Crédits — Pablo PeikeCC0 1.0.

Nous vous invitons à soutenir ce Manifeste en le signant.


Liste des principales organisations partenaires :

Actrices Argentinas
BioVision Africa
Censat Agua Viva-Amigos de la Tierra Colombia
Centre de Recherches et d’Appui pour les Alternatives de Développement – Océan Indien
Centre for Labour Studies, National Law School of India University, Bangalore
Chile Sin Ecocidio
Consumers Association of Penang
Cooperativa Macondo
EcoEquity
Ecosocial and Intercultural Pact of the South
Ekomarin
Endorois Welfare Council
Extinction Rebellion Medellín
Focus on the Global South
Friends of the Earth Malaysia
Global Justice Now
Global Tapestry of Alternatives
Greenpeace
Grupo Socioambiental Lotos
Health of Mother Earth Foundation
Kebetkache Women Development & Resource Centre
Les Amis de la Terre Togo
Mining Watch Canada
NGO Forum on ADB
Observatorio de Ecología Política de Venezuela
People’s Resource Center
Peoples Response Network
Secretariado Social Mexicano
Seminario permanente Re-Evolución de la Salud
Ser Humanos
Sustainable Holistic Development Foundation
Third World Network
Transnational Institute
War on Want
WoMin

Liste des premiers signataires individuels (les institutions ne sont mentionnées qu’à des fins d’identification) :

Alberto Acosta (Équateur)
Volahery Andriamanantensasoa, CRAAD-OI (Madagascar)
Alhafiz Atsari, EKOMARIN (Indonésie)
Haris Azhar (Indonésie)
Gerry Arances, Center for Energy, Ecology, and Development (Philippines)
Tatiana Roa Avendaño, Censat Agua Viva-Amigos de la Tierra (Colombie)
Nnimmo Bassey, Health of Mother Earth Foundation (Nigéria)
Karina Batthyany, CLACSO (Uruguay)
Walden Bello, Laban ng Masa (Philippines)
Lucio Cuenca Berger, Observatorio Latinoamericano de Conflictos Ambientales (Chili)
Patrick Bond, University of Johannesburg (Afrique du Sud)
Mirta Susana Busnelli, Actrices Argentinas (Argentine)
Fiona Dove, Transnational Institute (Pays-Bas/Afrique du Sud)
Desmond D’Sa, South Durban Community Environmental Alliance (Afrique du Sud)
Jose De Echave, CooperAccion (Pérou)
Arturo Escobar, UNC Chapel Hill (États-Unis/Colombie)
Ashish Kothari, Global Tapestry of Alternatives (Inde)
Makoma Lekalakala, Earthlife Africa (Afrique du Sud)
Alex Lenferna, Climate Justice Coalition (Afrique du Sud)
Xochitl Leyva, Ciesas Sureste (Mexique)
Thuli Makama, Oil Change International (Swaziland)
Marilyn Machado Mosquera, Kaugro ri Changaina (Colombie)
Kavita Naidu, Progressive International (Fiji/Australie)
Asad Rehman, War on Want (Royaume-Unis)
Oscar Rivas, Partido Ecologista Verde (Paraguay)
Fernando Russo, CTA (Argentine)
Yeb Sano (Philippines)
Rocío Silva-Santisteban, Comite Ana Tallada (Pérou)
Gustavo Castro Soto, Otros Mundos Chiapas (Mexique)
Maristella Svampa, Ecosocial and Intercultural Pact of the South (Argentine)
Pablo Vommaro, UBA/CLACSO (Argentine)
Noble Wadzah, Oilwatch (Ghana)
Chima Williams, Friends of the Eath (Nigéria)
Ivonne Yanez, Accion Ecologica (Équateur)
Raúl Zibechi, Brecha (Uruguay)