À propos de Banzeiro Òkòtó. Amazonie, le centre du monde d’Eliane Brum, traduit du portugais par Marine Duval et paru aux Éditions du sous-sol en 2024.
En 2017, Eliane Brum, reporter, activiste et écrivaine, quitte São Paulo, la plus grande métropole d’Amérique latine, et s’établit à Altamira, commune de l’État du Pará, au nord du Brésil, en pleine Amazonie. Cherchant un logement où s’établir, elle découvre un centre urbain tout de béton, mu par la haine de la nature. Espérant un logement avec jardin, on ne lui propose que des appartements dont les parcelles ont été défrichées et dont les bailleurs annoncent fièrement qu’elles ont été « nettoyées » de leurs arbres fruitiers. Au cœur de la ville et au bord du fleuve Xingu dominent les résidences sécurisées, souvent détenues par des propriétaires liés à la déforestation : une option de logement impossible pour une reporter travaillant sur ce sujet. Plus loin du centre apparaissent des lotissements précaires et des habitations sur pilotis le long de cours d’eau pollués, exposés aux crues. C’est dans ce type de logement que vivent les populations déplacées de force après la construction du barrage de Belo Monte (2010-2015), surnommé ironiquement Belo Monstro, le « beau monstre ». Comment ces populations se sont-elles retrouvées là ?
Le barrage de Belo Monte et ses déplacé·es
Quatrième plus grand barrage au monde1, Belo Monte se tient au bord du fleuve amazonien Xingu, le plus grand affluent de l’Amazone, lui-même fleuve le plus puissant au monde. D’une longueur de près de 2000 km et possédant un bassin versant de la taille de la France, le Xingu abrite 600 espèces de poissons, dont 10% sont endémiques. Quelques 25 000 personnes en dépendent pour leur subsistance.
Le projet hydroélectrique s’inscrit dans le cadre d’une stratégie nationale de développement des infrastructures2. Le début des années 2000 est marqué par des investissements massifs dans les énergies, suite à une série de grandes coupures d’électricité dans le Sud-Est et le Centre du Brésil où se trouvent respectivement les grandes métropoles et la capitale, plongées dans le noir pendant plusieurs heures. Avec une capacité installée de 11,2 gigawatts, le barrage de Belo Monte promet d’alimenter des millions de personnes en électricité et de répondre aux besoins énergétiques croissants.
Conçu sous la dictature (1964-1985), le projet de méga-barrage est présenté pour la première fois en 1989 par le gouvernement de droite de José Sarney. Il suscite une forte opposition de la gauche, des communautés indigènes et de la société civile, et est abandonné. Repris sous le gouvernement centriste de Fernando Henrique Cardoso, il est bloqué par le ministère public fédéral qui dénonce de nombreuses irrégularités sur le plan environnemental. Suite à l’élection de Luiz Inácio Lula da Silva en 2003, les communautés indigènes du Xingu ainsi que les mouvements sociaux célèbrent ce qu’ils croient marquer l’enterrement définitif du projet. Pourtant, Lula remet le projet à l’ordre du jour et obtient rapidement la levée des interdictions fédérales. Celui qui s’était autrefois fortement opposé à la proposition, promet d’éviter les écueils et destructions environnementales causés par les grands barrages amazoniens mis en œuvre sous la dictature3.
Dans sa version initiale, le projet prévoyait l’inondation de 20 000 hectares de terres (équivalant à la superficie de la ville de Chicago), désastre pour les communautés locales autant que pour la forêt. Lula propose de diminuer de 75% la surface inondée. La réduction est toutefois «compensée » par la construction d’un canal artificiel de déviation du fleuve. Le canal dérive 70% du débit de la Volta Grande do Xingu – une section du fleuve de 130 km et une des régions d’Amazonie détenant la plus grande biodiversité. Combinée à la saison sèche, cette déviation absorbe plus de 80% des eaux. Cela entraîne une réduction considérable des populations de poissons, menaçant certaines espèces endémiques4, ôtant au passage leurs moyens de subsistance à des milliers de personnes vivant au bord du fleuve. La pêche devient impossible et la vente de la production agricole compromise, le fleuve devenant impropre à la navigation. À ce tableau s’ajoute la déforestation qui atteint des records dans les quatre terres indigènes situées autour de Volta Grande do Xingu5, représentant 61% de la déforestation totale des terres indigènes de l’Amazonie légale6.
Le barrage contraint, de façon plus ou moins directe, quelque 55 000 personnes à se déplacer.
Les effets environnementaux du complexe hydroélectrique s’étendent bien au-delà des terres inondées. Entre les déplacements forcés des populations vivant sur les sites du chantier – fortement ramifié sur le territoire, avec deux grands réservoirs, deux centrales, un canal artificiel de déviation, sept barrages annexes et dix-huit méga-turbines —, ceux liés à la modification des écosystèmes et à la perte subséquente des sources de revenus, ceux dus à l’invasion illégale des terres, conséquence de l’afflux massif de nouveaux arrivants non autochtones dans la région, le barrage contraint, de façon plus ou moins directe, quelque 55 000 personnes à se déplacer7.
Parmi celles-ci, environ 20 000 ont été réinstallées par Norte Energia, l’entreprise concessionnaire, dans des Relogements urbains collectifs (RUC)8. Des riverains, pour la plupart pêcheurs ou pratiquant une agriculture de subsistance, se retrouvent alors en ville, sans ressources.Relogés dans des appartements exigus, parfois dépourvus de fenêtres, ils font face à des problèmes d’insalubrité liés à la précarité des systèmes de traitement des eaux dans une Altamira dont la population croît rapidement avec le lancement du chantier. Certains survivent grâce aux compensations versées par le concessionnaire9, d’autres, de donations ou d’emplois informels divers, souvent insuffisants pour couvrir leurs factures. Ceux qui vivaient entre deux mondes, le fleuve et la forêt, ne parviennent pas à « habiter » ces nouveaux foyers au sens fort du terme. Privés de la nature et réduits désormais au territoire de leurs corps, ils demeurent, en ville, exposés à la pollution des eaux au mercure et à des sols contaminés par les pesticides. Une véritable double peine.
« Se déblanchir », à rebours de l’histoire coloniale du Brésil
Dans son ouvrage Banzeiro Òkòtó – L’Amazonie, le centre du monde, la journaliste Eliane Brum part à la rencontre des réfugié·es de Belo Monte dont le chantier a détruit l’habitat et le mode de vie. Elle retrace leurs drames de dépossession et laisse cette écoute traverser son corps, lui-même éprouvé par la perte de repères qu’a engendré son changement de vie radical, son installation définitive au sein de l’une des villes les plus violentes du Brésil, dans une Amazonie en ruines, loin de ses proches et de son compagnon des dix-sept dernières années, dont elle se sépare peu de temps après son arrivée.
« Je vais m’installer à Altamira. Je ne savais pas moi-même d’où venait cette voix. Mais cela a été dit. Et ce qui est dit vient à exister. » Après plus d’une décennie de voyages dans différents territoires de l’Amazonie, où elle se rend en qualité de reporter, Eliane Brum élit domicile dans la commune paraense. Elle répond à un appel, aussi irrésistible qu’inconfortable, qu’elle traduit par le concept de banzeiro. Mot de la langue tupi-guarani, banzeiro désigne le remous causé par le mouvement des bateaux sur les rapides des grands fleuves amazoniens, menaçant la vie de celleux qui s’y risquent. Cet espace de péril symbolise le bouleversement que fait éprouver le territoire amazonien, manifestant la force et la vitalité de sa nature, en contrepoint des destructions qui le visent.
Brum écrit : « L’Amazonie bondit à l’intérieur de nous comme un anaconda, étrangle la colonne vertébrale de notre pensée et nous mélange à la moelle épinière de la planète. » Cette expérience est celle d’un éclatement du sujet. L’Amazonie ramène l’individu cartésien à sa réalité physique et corporelle, au point d’en élargir les frontières et de l’ouvrir au corps plus vaste de la forêt (« Tout est corps en Amazonie », « En Amazonie, il y a une overdose de corps. »). L’essai déplie une double ethnographie du corps et de la forêt et vient questionner la subjectivité occidentale, cartésienne et monadique.
Consciente de s’être formée dans cette culture, la journaliste entreprend un processus de décolonisation subjective, effort jamais achevé, vers l’intégration d’une subjectivité indigène, multiple et poreuse, ouverte aux êtres qui composent la forêt. Cet effort de décolonisation est parfois décrit comme une volonté de se déblanchir ou de « s’indigéniser », pied-de-nez aux véritables politiques de blanchissement qui ont marqué l’histoire coloniale brésilienne.
« L’Amazonie bondit à l’intérieur de nous comme un anaconda, étrangle la colonne vertébrale de notre pensée et nous mélange à la moelle épinière de la planète. »
Eliane Brum
À partir du XIXe siècle, l’empereur Dom Pedro II revendique en effet publiquement sa volonté de blanchir la population brésilienne, incitant l’immigration européenne et la subventionnant. Renforcée après l’abolition de l’esclavage en 1888, cette démarche se poursuit tout au long du XXe siècle, favorisant l’immigration massive d’Européens venus en majorité d’Italie, mais également du Portugal, d’Espagne et d’Allemagne, fuyant le fascisme ou la misère et attirés par les perspectives d’accession à la propriété de l’autre côté de l’Atlantique.
Née en 1966 dans l’État de Rio Grande do Sul, tout au sud du Brésil, au sein d’une famille d’immigrés italiens, Eliane Brum hérite de ce passé – le sud demeure la région la plus blanche du Brésil jusqu’à aujourd’hui.
Durant la dictature, les propriétaires sudistes ont été encouragés par le gouvernement à poursuivre la colonisation et la « mise en valeur » du territoire amazonien. À la même période, la construction de la grande route transamazonienne, qui coupe la commune d’Altamira et traverse l’Amazonie d’est en ouest, facilite encore l’occupation et le développement agricole ainsi que la déforestation qui en découle.
➤ Lire aussi | Résister à la colonisation de l’Amazonie et expérimenter d’autres mondes・Ailton Krenak (2025)
Le vol des terres indigènes et la violence généralisée
Parmi les victimes de la déforestation, on trouve, en plus des indigènes, des migrants pauvres originaires pour la majorité du nord-est du Brésil. Envoyés en Amazonie dès la Seconde Guerre mondiale pour travailler dans la production du latex et l’extraction des minerais, convoqués sous la dictature à construire la fameuse route transamazonienne, ce sont eux qu’on retrouve à nouveau sur les grands chantiers de barrages. Une fois les projets terminés, ils sont souvent abandonnés sur place, sans emploi. Eliane Brum retrace ainsi l’histoire de la famille d’Otavio Chagas, descendant de migrants du Sertão (région désertique du nord-est du Brésil) déplacés vers l’Amazonie pour produire du latex, et qui s’établissent finalement sur les rives du Xingu. À l’instar de la famille Chagas, certains anciens migrants économiques, font le choix de s’installer en bordure de fleuve et de vivre de la pêche, adoptant un mode de vie entre forêt et ville, entre-mundos, inspiré de celui des peuples indigènes. Brum y voit une « subversion de la marge » qui transforme un état initial de vulnérabilité en principe d’autonomie et de liberté. Investir la marge, celle du fleuve comme celle du pays, permet à ces anciens migrants d’échapper à un cycle de domination et de pauvreté qui les contraignait à vendre leur force de travail à des conditions la plupart du temps indignes. Les riverains que Brum interroge s’enorgueillissent ainsi de n’avoir jamais occupé d’emploi au sens habituel du terme. Pour eux, la pauvreté se définit par l’absence de choix, la richesse par la possibilité de se passer d’argent et d’échapper à la logique monétaire.
C’est ce modèle de vie, communautaire et respectueux de la nature, souvent conquis de haute lutte, que les barrages sur les grands fleuves amazoniens menacent de faire disparaître.
Les chantiers d’infrastructure constituent des moments d’opportunités pour les envahisseurs. Par la création de routes d’accès, de pistes et de lignes électriques, ils ouvrent des zones auparavant isolées.
Altamira, la plus vaste commune du Brésil (plus d’un quart de la France), figure également parmi les plus violentes. Avec la construction du barrage, la population a doublé et la violence a explosé. En 2015, la ville enregistre le taux d’homicides le plus élevé du Brésil, avec 125 homicides pour 100 000 habitants.
Des dizaines de milliers d’ouvriers sont recrutés pour la construction du barrage (25 000 au pic du chantier). D’autres arrivants aux profils variés (éleveurs, orpailleurs, exploiteurs de bois, spéculateurs de titres de propriété) affluent, attirés par les perspectives de retombées économiques en lien avec le développement de la région. Les chantiers d’infrastructure constituent de fait des moments d’opportunités pour les envahisseurs. Par la création de routes d’accès, de pistes et de lignes électriques, ils ouvrent des zones auparavant isolées.
Sur le chantier de Belo Monte, on distingue deux mécanismes d’occupation. Dans un cas, des travailleurs démobilisés à la fin des travaux décident de rester sur les terres indigènes. Dans l’autre, colons et exploitants en tout genre profitent de la présence des premiers pour pénétrer dans les terres, en bordure de chantier. Norte Energia s’était engagée à protéger les terres indigènes des invasions illégales en établissant des postes de surveillance avant le début des travaux – mais cette obligation n’a pas été remplie. Les familles déplacées n’ont pas non plus été réinstallées comme prévu. L’entreprise a justifié ces retards par des conflits fonciers, un argument fallacieux si on songe qu’elle a contribué à l’entrée des envahisseurs. Ce n’est que sous la pression des communautés et des autorités fédérales qu’elle appliquera, quoique de façon fragmentaire, son devoir d’éloigner les envahisseurs.
« Défricher pour occuper »
Sur les terres accaparées, le déboisement est le modus operandi. Pâturages, exploitation du bois ou revente de terres donnent l’apparence d’une occupation légitime et prolongée dans le temps. Sur la terre Apywatera, du peuple Parakanã, qui borde la région de la Volta Grande, le déboisement a explosé dès le début du chantier. En cause : l’installation de familles non autochtones, parfois encouragées par les politiciens locaux. On observe le même phénomène dans une dizaine d’autres terres indigènes du bassin du Xingu, devenues, pendant les sept premières années du chantier, les zones les plus déforestées d’Amazonie, selon une étude réalisée par la Rede Xingu+10.
Les profits générés par l’occupation puis par le déboisement (commerce du bois, spéculation foncière, agrobusiness ou exploitation des minerais) financent ensuite un réseau criminel de milices, destiné à résoudre par la force les conflits fonciers, saboter le travail des activistes et contrôler les travailleurs semi-esclavagisés, sans lesquels aucune de ces activités commerciales ne serait possible. À Altamira, dans la première décennie 2000, Brum relève encore l’entrée du trafic et la formation d’alliances locales entre les factions criminelles et les grands propriétaires et exploitants illégaux.
Aujourd’hui, les grileiros n’ont plus besoin de fabriquer des titres de propriété. Ils s’appuient sur une législation qui n’a de cesse d’assouplir l’accès aux autorisations environnementales et à la régularisation de terres volées.
L’acquisition illégale de terres, ou grilagem, tire son nom du mot portugais grilo, qui signifie grillon. Ce substantif fait référence à une pratique consistant à placer des titres de propriété fabriqués dans une boîte où sont enfermés des grillons dont les excréments donnent au papier une couleur jaunie, lui conférant un aspect ancien et authentique. Aujourd’hui, les grileiros n’ont plus besoin de ce procédé truqué. Ils s’appuient sur une législation qui, depuis plus de quinze ans, n’a de cesse d’assouplir l’accès aux autorisations environnementales et à la régularisation de terres volées. Des lois permettent de régulariser rétroactivement des terres indigènes et des terres publiques acquises illégalement. Si de telles mesures ont été votées durant le premier mandat de Lula11, puis sous le gouvernement de Temer, la loi s’est considérablement durcie sous Bolsonaro12 — sans surprise si on se rappelle que les grileiros constituent une véritable base électorale pour l’ex-président.
Selon Eliane Brum, le barrage ne vise pas seulement à produire de l’énergie, mais participe d’un système d’exploitation plus vaste du territoire amazonien. Le gros de la production se concentre sur la saison des pluies (de décembre à mai). Ayant coûté plus de 10 milliards d’euros, subventionné à 80% par de l’argent public, le barrage produit, entre 2016 et 2019, en moyenne 4,6 gigawatts, moins de la moitié de sa capacité installée. Même dans ces conditions, il fournit autour de 9% de l’énergie brésilienne, mais cela ne saurait justifier les destructions causées par sa construction.
Le Parti des travailleurs (PT), à l’initiative du lancement de Belo Monte, ne rompt pas avec une certaine logique « d’impérialisme intérieur ». Pour améliorer le sort des pauvres dans les grands centres urbains sans avoir recours à la redistribution, c’est-à-dire sans toucher aux classes privilégiées, les gouvernements de Lula et de Dilma ont en effet misé sur des projets productivistes destinés à l’exportation de matières premières (bois, soja, minerais, hydroélectricité), au détriment des peuples autochtones et de la nature, affectant l’Amazonie au premier chef. Dans la première décennie des années 2000, l’exportation des commodities vers la Chine a ainsi permis de faire émerger une nouvelle classe moyenne, non sans coûts pour le Nord du Brésil, regardé à tort comme la marge, la périphérie du pays.
Nouvellement au pouvoir depuis 2022, Lula continue de soutenir des projets d’infrastructure controversés, tels que la reprise de l’asphaltage d’une route qui traverse la forêt amazonienne (BR-319), annoncée en 2024, ou un projet d’exploration pétrolière au large de l’embouchure de l’Amazone13.
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Les peuples autochtones, experts en fin du monde depuis 500 ans
Si la presse et les institutions internationales défendent les droits des peuples de la forêt, le sort des « peuples déforestés », povos desflorestados, lui, mobilise peu l’opinion publique. Ces derniers sont oubliés, considérés comme déjà perdus – « décombres de guerre » ou « ruines humaines » – pour lesquels il ne serait plus possible d’agir.
Parce que nous sommes habitués à opposer colons et indigènes, il nous est parfois difficile de comprendre la réalité de ces déforestés (descendants de peuples indigènes ou de communautés riveraines déplacés) et a fortiori celle de leurs enfants, nés sur le territoire amazonien, sans jamais avoir vu la forêt ni le fleuve. En effet, la violence du déplacement et du déracinement se répercute sur les générations suivantes. Témoins de la violence politique, sociale et environnementale subie par leurs parents, privés de leurs racines, les descendants des ex-riverains, nés en ville, en dehors du tissu communautaire qui avait été celui de leurs parents, font souvent face dans la sphère privée à des violences intrafamiliales, fruits de la dégradation de la santé mentale des adultes. Dans la deuxième décennie des années 2000, le taux de suicide chez les jeunes à Altamira, dépasse de deux fois la moyenne nationale, montrant la persistance dans le temps des effets de la destruction des communautés.
« Une ville moderne est, par définition, une ruine de la nature. »
Eliane Brum
Eliane Brum conclut : les êtres humains ont besoin, autant que les arbres, de racines pour survivre. Dès l’année de son arrivée à Altamira, celle-ci crée une clinique du témoignage. Elle y fait venir des professionnels de santé du sud du Brésil et met en place des cellules d’écoute visant à soulager la détresse psychologique des réfugiés.
Pour la journaliste, les peuples déforestés, contraints de s’urbaniser, incarnent la destruction actuelle de la vie en Amazonie, dans sa dimension humaine et culturelle. Il est impossible, défend-elle, de comprendre la forêt sans ses ruines. « Une ville moderne est, par définition, une ruine de la nature. » Ce constat révèle par contraste le rôle des peuples forêts, et de leurs savoirs ancestraux, dans la préservation de la plus grande forêt tropicale de la planète. Ce sont eux qui luttent contre la déforestation, depuis les débuts de la colonisation jusqu’à nos jours. Leur sort et celui de la forêt sont donc intrinsèquement liés.
En Amazonie, il est déjà possible de faire l’expérience de la fin du monde. Selon l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, « Les indigènes sont experts en fin du monde, étant donné que leur monde a pris fin en 1500. » La fin habite le présent des communautés indigènes survivantes, dont l’existence est par définition synonyme de résistance.
Eliane Brum avoue avoir elle-même longtemps cru qu’il était possible de s’intéresser aux peuples traditionnels, à leurs sociétés et à leurs savoirs, sans raconter l’histoire des déforestés. Vivre à Altamira l’a amenée à prendre conscience de cette connexion : « En habitant une ville amazonienne, écrit-elle, j’ai quasiment senti ces connexions se tisser dans mon corps. »
On comprend alors mieux l’enjeu que les conflits territoriaux cristallisent pour l’avenir de notre planète. La guerre foncière qui sévit dans les villes amazoniennes, dont Altamira fournit un exemple frappant, est regardée par le reste du pays comme une réalité éloignée et périphérique. Elle est en fait déterminante. De l’issue de cette guerre dépend la survie des peuples indigènes, survie non seulement physique mais culturelle, dans la mesure où c’est ce mode de vie qui permet de préserver la forêt et assure notre équilibre climatique. La guerre foncière et la guerre idéologique qui oppose différents Brésils et différentes visions de l’avenir ne font donc qu’une. Altamira, tristement célèbre pour sa violence, se trouve aussi « en première ligne de la guerre climatique. » La ville constitue un cas d’école pour comprendre les dynamiques de prédation qui ont cours en Amazonie et les dangers qu’elles présentent.
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Inverser le centre et la périphérie du Brésil
Eliane Brum propose alors une inversion des valeurs. Si notre avenir à tous dépend de peuples et de territoires que l’on jugeait jusque-là périphériques, archaïques, improductifs, alors il est grand temps d’en reconnaître la centralité. Ce geste conceptuel de permutation s’adosse à des initiatives politiques concrètes, telle que l’organisation d’une conférence climatique alternative bien nommée : « Amazônia Centro do Mundo ». Tenue en novembre 2019, la conférence a réuni de grands caciques indigènes (Davi Kopenawa, Sonia Guajajara, Raoni Metuktire, etc.), de jeunes activistes européen·nes (Anuna de Wever et Adélaïde Charlier de Youth For Climate Belgium, Alexander Repenning de Fridays for future Germany, etc.), des scientifiques et des penseur·ses, sur place, à Altamira, en marge du Brésil officiel et des grandes métropoles du monde où se tiennent communément les grands sommets du climat.
Convoquer les activistes occidentaux à faire le déplacement en Amazonie, plutôt que l’inverse, n’est pas anodin. Cette condition souscrit à la philosophie d’Eliane Brum qui déclare : « Je suis convaincue que le déplacement doit être réalisé par les corps, il est nécessaire de littéralement placer les corps en Amazonie. » Adepte du déplacement comme premier geste de décolonisation, elle y voit une condition nécessaire au dialogue. Les militants ayant fait le déplacement remplissent la fonction contemporaine de « caravelles de décolonisation », miroir inversé des navires colonisateurs.
L’objectif de la conférence était de promouvoir une alliance par les « bases », le terme base renvoyant aux cultures marginales, celles des peuples forêt d’abord, celles défendues par la jeunesse activiste occidentale ensuite. Brum discerne des points de passage entre les revendications de cette jeunesse, qui demande des comptes au monde productiviste responsable de la condamnation de son futur, et celles des peuples autochtones. Par-delà les frontières géographiques et culturelles, sans le savoir ou sans le revendiquer, cette jeunesse militante est indigène, au sens où elle défend des valeurs communes avec la perspective indigène, qu’elle embrasse au moins en partie.
L’originalité de la pensée déployée dans Banzeiro Òkòtó tient dans une large mesure à la variété des expériences de déplacement et de décolonisation qui y sont déployées. Depuis sa décision de vivre à Altamira jusqu’à sa proposition d’inverser les centres et les périphéries, en passant par les initiatives sociales et politiques construites sur place pour rendre leur voix et leur mémoire aux déplacé·es ou par l’expérience intime et intense de déstructuration de son propre corps, Eliane Brum travaille le déplacement dans toutes ses dimensions, individuelle et collective, personnelle et politique, physique et symbolique, corporelle et intellectuelle – rendant au passage ces dichotomies obsolètes.
L’originalité de la pensée déployée dans Banzeiro Òkòtó tient dans une large mesure à la variété des expériences de déplacement et de décolonisation qui y sont déployées.
Son récit est habité par le remous du banzeiro. Les lecteur·ices, dès le début, sont interpellé·es par la numérotation chaotique des chapitres qui, de onze, passe à zéro, pour revenir à treize et remonter à 2042. Ce principe de chaos conscient et maîtrisé oblige à poursuivre la lecture hors de certains repères de temps, d’espace et de structure, et construit sur le plan formel un cadre favorable pour entendre le message du banzeiro, dans ce qu’il a d’inconfortable, ainsi que son appel à l’action.
S’il nous exhorte à éprouver l’ampleur des ruines et de la destruction de la vie, cet ouvrage porte aussi en lui la possibilité que de cette expérience naisse un engagement en faveur de la préservation de l’Amazonie et de tous les êtres qui en composent le corps. Il est un appel à transformer le mouvement du banzeiro en òkòtó, qui signifie « coquille » en yoruba, cette langue d’Afrique de l’Ouest que parlaient un grand nombre d’esclaves déportés au Brésil. Ce coquillage en forme de spirale, qui s’élargit par cercles concentriques à partir d’une base de pivot, incarne la possibilité de convertir l’inconfort en action et d’imaginer de nouveaux modèles de société compatibles avec la vie sur Terre.
Image d’accueil : vue du fleuve Xingu depuis le ciel en 1997, par la NASA. Wikimedia.
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Notes
- Derrière le barrage des Trois Gorges (Chine, 22 720 MW), celui d’Itaipu (Brésil et Paraguay, 14 000 MW) et celui de Xiluodu (Chine, 13 860 MW).[↩]
- Cette stratégie est appuyée par le Programme d’accélération et de croissance – PAC de 2007, renouvelé en 2010.[↩]
- Il l’explique dans cette déclaration : « Je sais que beaucoup de gens bien intentionnés ne veulent pas que se répètent les erreurs commises dans ce pays au fil des constructions d’usines hydroélectriques. Nous ne voudrons jamais d’une hydroélectrique qui commette le crime d’insanité qu’a été Balbina (1981-1989), dans l’État d’Amazonas. Nous ne voulons pas répéter Tucuruí (1975-1984). Nous voulons faire quelque chose de nouveau. »[↩]
- Entre 2015 et 2018, Belo Monte a été responsable de la disparition de 85 000 poissons, broyés par les turbines ou asphyxiés dans les eaux chaudes du canal de déviation, mettant plusieurs espèces endémiques en danger.[↩]
- Il s’agit des terres indigènes (TI) : Cachoeira Seca, Trincheira Bacajá, Apyterewa et Ituna Itatá.[↩]
- L’Amazonie légale est une zone administrative et économique du Brésil, créée pour faciliter la planification et le suivi des politiques publiques. Couvrant la majeure partie de l’Amazonie et certains territoires adjacents, elle ne se limite pas au biome amazonien.[↩]
- https://sumauma.com/a-hora-e-agora-lula-tera-que-decidir-sobre-belo-monte/[↩]
- https://www.norteenergiasa.com.br/noticias/acoes-sociais-marcam-historia-de-belo-monte-956[↩]
- Visant les pêcheurs, ces compensations n’ont été attribuées qu’à un petit nombre de personnes : en cause, le cadastre réduit réalisé par la concessionnaire qui sous-estime largement le nombre des riverains vivant de la pêche, et l’obligation de présenter un titre officiel de pêcheur, ce que ne possèdent pas plupart des riverains pratiquant une pêche dite de subsistance.[↩]
- La Rede Xingu+ est une alliance politique regroupant des organisations de peuples indigènes, de communautés traditionnelles et de la société civile, œuvrant à la défense des territoires, cultures et droits des populations de la région du Xingu, dans les États du Pará et du Mato Grosso. Voir https://sumauma.com/a-hora-e-agora-lula-tera-que-decidir-sobre-belo-monte/[↩]
- En 2009, une loi controversée, surnommée « Medida Provisória da grilagem », mesure provisoire du grilagem, a permis la la régularisation de terrains publics non titrés — jusqu’à 1 500 hectares par occupant — même lorsque ces terres étaient habitées depuis des générations par des peuples indigènes. Seules étaient concernées les installations datant d’avant 2004, la mesure a été dénoncée comme un encouragement à l’appropriation illégale.[↩]
- En 2019, Bolsonaro fait passer une loi qui autorise la régularisation pour des terres occupées jusqu’en 2018, sans visite de terrain nécessaire ; elle autorise l’auto-déclaration et l’utilisation des terres comme garantie financière. Dénoncée pour constituer une amnistie générale des grileiros, cette mesure sera finalement abandonnée en 2020.[↩]
- https://archive.is/xtaB8#selection-527.0-527.257[↩]







