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A propos de François Héran, Avec l’immigration. Mesurer, débattre, agir, La Découverte, Paris, 2017

L’ouvrage de François Héran, Avec l’Immigration, s’appuie sur un postulat salutaire: l’immigration est une réalité structurelle, largement déterminée par des facteurs exogènes aux politiques du pays. Il est donc vain de débattre à longueur de tribunes dans les journaux et d’émissions de télévision de ses bienfaits ou de ses dangers. Il importe au contraire de quitter cette logique normative qui nous amène sans cesse à porter un jugement sur l’immigration, et qui polarise considérablement les débats dans nos sociétés : il ne s’agit pas d’être pour ou contre l’immigration, il s’agit de voir comment on peut déployer et développer les meilleures politiques avec l’immigration, puisqu’il s’agit d’un phénomène structurel.

Il s’agit ici d’un véritable changement de paradigme, tant nos sociétés – qu’il s’agisse de l’opinion publique ou de nos gouvernants – restent pénétrées de l’idée que l’immigration doit s’aborder comme une question conjoncturelle: un problème à résoudre, ou une crise à gérer. Ce changement de paradigme permet de se départir de la logique de crise permanente qui englue toute discussion sur l’immigration depuis maintenant quatre ans au moins, depuis le début de ce que l’on a appelé « la crise des réfugiés », qui a débuté à l’automne 2014. Et c’est ce changement de paradigme qui devrait permettre, selon l’auteur, que les débats sur l’immigration soient enfin plus rationnels et plus sereins.

Et François Héran fait l’étonnant pari que des débats mieux informés seraient également plus rationnels. Qu’il manque au débat une série de chiffres, de données fondamentales, qui lui permettrait d’être enfin ancré dans la réalité, et débarrassé de ses idées reçues, de ses mensonges, de ses a priori. C’est ici que l’auteur prend son bâton de pèlerin démographique, et entreprend d’éclairer le débat public avec les chiffres, données et statistiques à sa disposition. Et ces chiffres ne manquant pas : François Héran a passé (presque) toute sa carrière à étudier l’immigration. Ancien Statisticien en chef à l’INSEE, ancien Directeur de l’Institut National d’Etudes Démographiques (INED), ancien Directeur du département des Sciences humaines et sociales de l’Agence nationale de la recherche (ANR), il est aujourd’hui titulaire de la Chaire ‘Migrations et Sociétés’ au Collège de France et Directeur de l’Institut de confluences sur les Migrations – soit, assurément, le poste le plus en vue actuellement sur les migrations dans le champ académique français.

Le problème est que, si l’on veut se donner la peine de comprendre vraiment les ressorts et les dynamiques du fait migratoire, il faut commencer par faire son deuil de toute simplicité. Les réalités des migrations sont très souvent contre-intuitives, parfois à rebours du sens commun, et toujours extrêmement complexe et nuancée. Et il faut dire, hélas, que le débat public s’accommode très mal de cela. Et c’est largement cela qui explique, aussi, le fossé béant qui existe entre les réalités des migrations et les perceptions de celles-ci dans le débat public. En cela, l’ouvrage de François Héran remplit un rôle essentiel : les faits sont présentés avec clarté, dans un style limpide et facile à lire.

Si l’ouvrage est formellement divisé en sept parties dans la table des matières, ce sont plutôt trois grands axes qui émergent à la lecture du livre : une critique en règle des politiques migratoires, une justification de la nécessité de statistiques publiques sur l’immigration, et enfin une démonstration implacable de quelques unes des grandes controversées qui ont émaillé le débat public sur ces questions.

Des statistiques citoyennes au service de politiques publiques mieux informées

La première partie s’attache à critiquer les politiques migratoires menées depuis la présidence de Nicolas Sarkozy, et le livre s’attache en particulier à démontrer leur inanité. Puisque les migrations sont un fait structurel, toutes les gesticulations politiques sur le sujet n’auront finalement qu’un impact insignifiant sur les dynamiques migratoires et les flux entrants vers l’hexagone. Héran bat ici en brèche un leitmotiv des politiques migratoires de ces vingt dernières années : l’idée qu’il soit possible, pour un gouvernement, de réguler les migrations. Cette remise en cause est fondamentale, car c’est cette illusion de la ‘maîtrise des flux migratoires’ qui explique largement que les gouvernements aient cherché à fermer les frontières au cours des vingt dernières années, au point que qu’il existe désormais une soixantaine de murs et de clôtures frontalières dans le monde, dont la longueur dépasse désormais la circonférence de la Terre. Dans l’esprit de la plupart des dirigeants – comme de leurs opinions publiques, du reste – la frontière est l’instrument par excellence de la régulation des flux migratoires, comme si ceux-ci étaient déterminés par le degré d’ouverture d’une frontière. Qu’importe que toutes les recherches menées au cours des vingt dernières années aient démontré que le degré d’ouverture d’une frontière ne jouait qu’un rôle absolument marginal dans la décision migratoire, ou dans le choix du pays de destination1 : la recherche heurte ici une idée reçue bien ancrée dans notre conscience collective, qui explique pourquoi la fermeture des frontières s’est largement imposée comme le seul horizon politique face à des flux migratoires régulièrement présentés comme « hors de contrôle ». Dans sa critique des politiques, Héran n’épargne pas la gauche, qu’il estime frileuse et en désarroi sur cette question, mais commet parfois l’erreur de renvoyer tout le monde dos-à-dos, comme si au fond l’option de l’ouverture des frontières lui était aussi insupportable que celle de leur fermeture.

La seconde partie est plus personnelle : il revient sur ses années à l’Ined, et sur les attaques et polémiques dont lui-même ou l’Ined ont fait l’objet. Même si on pourra lui reprocher de régler quelques comptes à peu de frais, l’angle choisi ici est intéressant, parce qu’il permet à l’auteur de construire, à partir de sa propre expérience personnelle, un vibrant plaidoyer pour une « statistique citoyenne ». Héran plaide pour que les chiffres soient davantage disponibles et mieux expliqués, de sorte qu’ils puissent servir de socle à des politiques publiques informées. Et il est au fond de bonne guerre que ce plaidoyer soit aussi un plaidoyer pro domo pour l’Ined et l’Insee, dont le rôle a parfois été mis en cause, mais dont Héran rappelle qu’il est essentiel en démocratie. Si chacun s’accordera sur la nécessité pour les politiques migratoires de s’appuyer sur les réalités du fait migratoire plutôt que sur des fantasmes et des perceptions détachés de ces réalités, il reste néanmoins un point essentiel qui n’est pas traité : à l’heure de la post-vérité, où chacun érige son opinion et son ressenti personnels en vérités universelles, quelle place peuvent avoir les statistiques et les chiffres officiels ? En quoi les chiffres de l’Ined ou de l’Insee seraient-ils supérieurs au comptage mental effectué par n’importe quel quidam dans son quartier ? La question peut sembler outrageusement provocatrice, et la réponse évidente. Mais ce décalage entre la réalité des statistiques nationales et la situation – réelle ou perçue – de certains quartiers explique largement, me semble-t-il, la défiance exprimée à l’encontre des statistiques officielles et le foisonnement des théories fumeuses sur l’immigration. Les perceptions de l’immigration sont très localisées, tandis que les recensements sont par nature centralisés : il y a là une discordance fondamentale, que tous les chiffres et statistiques du monde ne suffiront pas à résoudre…

De l’ineptie de quelques polémiques

La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à débusquer quelques polémiques qui ont reçu un large écho dans les débats publics et médiatiques : la dénonciation du recensement rénové par Jacques Dupâquier, les inepties d’Eric Zemmour, les fantasmes sur la part des immigrés dans les prisons françaises, et bien entendu la théorie fumeuse du grand remplacement, propagée par l’extrême-droite, qui postule que les populations européennes seront à terme remplacées par des populations étrangères, en raison de la combinaison de la natalité déclinante en Europe et des apports de l’immigration. Même si on sent un peu ici qu’Héran répond là à une demande expressément formulée par son éditeur (La Découverte), c’est néanmoins un exercice dans lequel il excelle. On sent presque un plaisir enfantin, chez cet homme qui a consacré la quasi totalité de sa vie à l’étude des migrations, à sortir les chiffres et arguments les plus percutants pour démonter une à une ces polémiques médiatiques.

Ainsi, à Zemmour qui alerte sur les supposés taux de natalité de la population immigrée, il explique comme un maître d’école la différence entre +0,1 enfant et +0,1% de natalité, et rappelle que les immigrés naturalisés ne disparaissent pas des statistiques. Il rappelle la stabilité du nombre de titres de séjour délivrés chaque année à des immigrés extra-européens, depuis quinze ans : 200 000, principalement pour des raisons de regroupement familial, de mariages mixtes et d’études. Il rappelle que l’immigration ne contribue que pour un tiers à l’accroissement de la population depuis 1945, à égalité avec le baby-boom et l’allongement de la vie. Il concède, toutefois, que les étrangers n’ont jamais été aussi nombreux, proportionnellement (11% de la population), avec une part de l’immigration africaine qui a augmenté significativement, passant de 20% des flux migratoires en 1975 à 43% en 2006.

Mais il réfute vigoureusement les fantasmes du ‘grand remplacement’, qu’il estime fondés sur des projections démographiques complotistes et fantaisistes. On le sent particulièrement exaspéré par ce déterminisme démographique, qui supposerait que les pays plus peuplés envoient des migrants par millions dans les pays moins peuplés.

On l’a encore vu récemment dans sa brillante déconstruction des arguments avancés par Stephen Smith dans son essai La Ruée vers l’Europe (Grasset, 2018), qui postule que la croissance démographique de l’Afrique ne peut que déboucher sur des flux migratoires massifs vers l’Europe. Dans un texte publié en ligne2, Héran taille en pièces un à un les arguments de Stephen Smith, et dénonce plutôt la ruée « qui consiste à se jeter sur la première explication venue ou à s’emparer précipitamment de métaphores outrancières pour frapper l’opinion à bon compte ». Il explique en particulier que seuls 15% des migrants d’Afrique subsaharienne migrent vers l’Europe, tandis que 70% restent dans la région. L’image du déversement du trop-plein démographique est bel et bien un mythe. Et nul doute que la déconstruction de cette nouvelle théorie furieuse sera intégrée à une future ré-édition de son ouvrage.

Reste néanmoins une question fondamentale pour nos démocraties : comment se fait-il que ces fantasmes et polémiques continuent à structurer le débat public sur les migrations, quels que soient le soin et la maestria déployés par François Héran – et d’autres – pour les démonter ? A cela, l’ouvrage n’apporte pas de réponse…


1 Voir notamment les travaux du projet MobGlob, financé par l’ANR : www.sciencespo.fr/mobglob. Voir aussi le projet DEMIG, financé par l’European Research Council : https://www.imi.ox.ac.uk/completed-projects/demig. Voir aussi cet ouvrage coordonné par Antoine Pécoud et Antoine de Guchteneire, Migrations sans frontières. Essais sur la libre circulation des personnes (UNESCO, 2007).

2 « Comment se fabrique un oracle. La prophétie de la ruée africaine sur l’Europe », 18 septembre 2018, en ligne sur : https://laviedesidees.fr/Comment-se-fabrique-un-oracle.html