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À propos de Fred Magdoff et John Bellamy Foster, Ce que tout écologiste doit savoir à propos du capitalisme, (traduit de l’anglais – États-Unis – par Léa Sinoimeri), Paris, Éditions critiques, 2017 [2011], 200 p.

Démontrer pourquoi l’écologie est inconciliable avec le capitalisme était une excellente idée. Certes, cette thèse paraîtra évidente à un nombre sans doute croissant de personnes, mais il était sans doute nécessaire de la rappeler à un public états-unien qui, généralement, méconnaît ce qu’implique le terme « capitalisme ». Après tout, la plupart des poissons ignorent probablement l’existence de l’eau… Ce petit ouvrage (qui développe un article paru en 2010 dans le Monthly Review, une revue critique états-unienne) est donc écrit pour un lectorat particulier (« L’États-unien moyen » pour autant que ce personnage existe), que les auteurs s’efforcent de persuader à partir de multiples exemples tirés le plus souvent d’événements qui ont fait grand bruit outre-Atlantique. Cela dit, la traduction française aurait gagné à s’affranchir de certaines tournures anglaises et à éviter quelques faux amis.

Les auteurs relèvent de disciplines différentes. Magdoff est professeur d’agronomie et de pédologie et a manifestement rédigé les aspects les plus techniques de l’ouvrage. Quant à Foster, il est surtout connu pour son ouvrage intitulé (en français) Marx écologiste1 qui vise à réhabiliter les préoccupations de Marx (grand admirateur de Darwin, mais aussi de Justus von Liebig et de Haeckel) pour l’écologie, à partir de ce qu’il appelait le « métabolisme social2 ». Bizarrement, cette perspective ­– à la fois novatrice et discutable – ne joue quasiment aucun rôle dans le présent ouvrage. Peut-être l’écologie de Marx n’est-elle pas assez radicale pour s’opposer au capitalisme ? Il convient donc d’ancrer le propos sur des autorités plus récentes.

A la suite de Johan Rockström3, l’ouvrage commence par identifier les neuf seuils, ou « limites planétaires » qui menacent la vie sur terre : le changement climatique, la disparition de la biodiversité, la surcharge d’azote et de phosphore due aux engrais, l’acidification des océans, l’épuisement de la couche d’ozone, la raréfaction de l’eau douce, la dégradation des sols, la concentration d’aérosol atmosphérique et la pollution chimique. Le cadre est ainsi donné et les conséquences probables – ou déjà constatées – de ces phénomènes sont très clairement décrites à l’aide de nombreux exemples pris dans de nombreux pays qui y sont déjà exposés. Autant de faits qui incitent à des changements urgents.

D’où l’importance – étant donné ces dangers imminents – de « régulations fortes qui doivent, indiscutablement, être respectées » (p. 41). On ne peut qu’approuver, sauf que l’on ne nous dit pas précisément qui est chargé de les faire appliquer. Apparemment, il s’agit de l’État, mais la suite du texte montre aussi clairement que, en régime capitaliste, « les intérêts privés réglementent de plus en plus l’État » (p. 132, italiques dans le texte). En effet, l’écologie est indissociable du contexte socio-économique, donc du capitalisme, dans lequel elle se développe et peine à s’imposer. Les auteurs semblent donc souvent hésiter entre ce qu’ils souhaitent avec raison, et ce qui est politiquement possible.

Sans surprise, la croissance (et la poursuite de profits infinis qui repose sur la production et l’accumulation illimitées de marchandises, lesquelles impliquent nécessairement un flux de matière et d’énergie équivalent) constitue l’ennemi principal de la raison écologique. D’où l’exploitation effrénée des ressources naturelles, biotiques ou fossiles qui, d’une part, précipite leur épuisement et, de l’autre, accroît de manière exponentielle le volume des déchets, le plus souvent toxiques, entassés dans des décharges implantées dans des zones de pauvreté ou rejetés dans les océans où ils contaminent gravement les poissons que nous mangeons. « Pour atteindre une économie stable et durable il faudra alors combattre non seulement le pouvoir et la richesse, mais aussi la logique qui est à la base du capitalisme. » (p. 47). Cette « logique » est brièvement explicitée, par la présentation de la fameuse formule marxienne A – M – A’, selon laquelle l’argent permet d’acheter une marchandise, non pas pour se l’approprier pour son usage personnel (comme un éleveur vend une brebis pour s’acheter un nouveau vêtement : M – A –M), mais en vue de la revendre plus cher (pour autant qu’elle trouve acheteur !). L’argent engendre donc l’argent4. Ainsi apparaît la plus-value qui enclenche, sans fin, le processus capitaliste.

Comme les auteurs le démontrent clairement, celui-ci accroît non seulement les inégalités mais confère aux puissants un contrôle anti-démocratique de l’État. Ainsi, à partir du postulat selon lequel « un des rôles principaux de l’État dans une économie capitaliste est de soutenir les entreprises » (p. 119), celles-ci bénéficient souvent d’allègements fiscaux considérables et, en retour, elles consacrent des sommes importantes pour soutenir les candidats qui leur sont les plus favorables lors des campagnes électorales. A quoi s’ajoute le « pantouflage » (à double sens) de grands patrons qui occupent alternativement des responsabilités importantes dans leur entreprise et dans l’Administration. Tout est donc en place pour asseoir la domination des capitalistes et leur permettre d’« externaliser » leurs coûts sur la société et l’environnement et cette démonstration est convaincante. Les auteurs prennent toutefois la peine de ne pas culpabiliser le consommateur individuel, asservi malgré lui à la logique du système. Car il ne faut pas, pour autant, décourager son éventuelle bonne volonté. Reste à lui dire la vérité.

« Ce que le capitalisme s’efforce d’atteindre, et qui est le but même de son existence, est sa propre expansion » (p. 75), ce qui exclut l’idée d’un capitalisme « à croissance zéro ». Pour deux raisons. D’abord parce que les capitalistes cherchent toujours à accroître leurs profits – ce qui est fondamental – mais aussi parce tout ralentissement de la croissance induit une augmentation du chômage, qui serait socialement inacceptable. Pour que celui-ci baisse (aux États-Unis), le taux de croissance devrait se stabiliser autour d’un niveau de croissance de 4%, ce qui a rarement été atteint, sauf en période de guerre… ou, aujourd’hui, sous Donald Trump, ce que les auteurs n’avaient évidemment pas anticipé.

Certes, sous la pression des organisations internationales ou de groupes écologistes, il arrive que les États prennent certaines mesures « en faveur de l’environnement » mais, dans la plupart des cas, loin de considérer que le capitalisme constitue un danger pour l’environnement, on se résigne à intervenir ponctuellement parce que l’on estime au contraire que « le réchauffement climatique représente une menace pour le développement capitaliste » (p. 136). Peut-être cette posture est-elle encore plus redoutable que celle des climatosceptiques, et il était bon de le souligner. En effet, malgré (ou à cause de) l’extrême virulence des climatosceptiques, leur position semble désormais trop dangereuse politiquement et socialement. Mieux vaut donc, au nom du « réalisme économique » – et de la survie du capitalisme – donner le sentiment que les « défis environnementaux » peuvent être aisément relevés grâce aux technologies imaginées par quelques savants fous dont les propositions de géo-ingénierie donnent à croire que le même système qui a perturbé le climat permettra aussi de le sauver. On va donc fertiliser les océans avec du fer pour absorber le carbone, contaminer la stratosphère avec des particules de dioxyde de soufre, construire des « îles blanches » dans l’océan pour réfléchir les rayons solaires, séquestrer le carbone pour le réinjecter dans les formations géologiques, etc. Autant de « solutions » qui sont évidemment totalement condamnées par les auteurs.

Ceux-ci dénoncent aussi à juste titre que, pour participer à ce sauvetage du capitalisme, les entreprises – et notamment celles qui sont au service des consommateurs finals – rivalisent pour se construire une image « verte » en développant la vente de produits certifiés « bio », en s’engageant à réduire leur consommation d’énergie fossile, ou à diminuer leur production des déchets. Sauf que ces entreprises continuent de faire des profits, investis dans de nouveaux centres de production ou de vente… qui consommeront plus d’énergie et produiront plus de déchets. Il en va de même avec la mode des biocarburants à base d’huile de palme, de déchets agricoles ou d’algues qui posent plus de problèmes qu’ils n’en résolvent. Sans compter les projets plus fous (et coûteux) qui proposent un « charbon propre » en séquestrant le carbone avant qu’il ne soit relâché dans l’atmosphère (p. 153) ou encore les permis de polluer dont on sait qu’ils ne fonctionnent pas (pp. 156 et ss.).

Au terme de ce vaste panorama – par ailleurs fort bien documenté – que faire ? Une première réponse paraîtra assez banale : inventer « un développement humain durable » (p. 161) pour amorcer une « révolution écologique » assortie d’une transformation des relations sociales et de notre rapport à la planète (p. 163). Certes, il est aisé de souscrire à ces formules qui ne souffrent guère la controverse, mais elles traduisent la difficulté de proposer des mesures qui soient à la fois efficaces et réalistes. Logiquement, si l’écologie est incompatible avec le capitalisme, il faut sortir du capitalisme pour que triomphe l’écologie. Plus facile à dire qu’à faire, surtout aux États-Unis…

Le dernier chapitre s’attaque donc à cette redoutable question… et réserve quelques surprises. Il s’ouvre en effet sur une citation d’Albert Einstein qui propose « l’établissement d’une économie socialiste ». Le grand mot est lâché ! Quand on sait à quel point le terme « socialiste » a été longtemps connoté négativement aux États-Unis5, on est tenté de dire que les auteurs ont fait preuve de courage, d’autant plus que l’adjectif revient à plusieurs reprises dans le dernier chapitre, sans toutefois que le terme ne soit clairement défini. Comme s’il suffisait de l’employer pour que la cause soit entendue.

Mais ce n’est pas tout. On se rappellera que l’ouvrage est paru en 2011 (peu après l’échec de la Conférence de Copenhague de 2009), sous la présidence de Barack Obama, que les auteurs considèrent trop timoré dans ses positions à l’égard de l’environnement. Or c’est Donald Trump qui a été élu en 2016 et ce qui pouvait passer naguère pour des propositions sinon « révolutionnaires », mais au moins de bon sens, paraissent aujourd’hui complètement décalées par rapport à la situation actuelle.

Le chapitre conclusif énumère en effet 22 propositions regroupées sous le titre « Que peut-on faire maintenant ? ». Citons pêle-mêle : instituer une taxe carbone dont les revenus seraient restitués à celles et ceux qui consomment le moins d’énergie, bloquer les nouvelles centrales à charbon, interdire l’exploitation des sables bitumineux, obliger les États-Unis à prendre la tête d’un accord mondial sur la réduction des émissions de carbone (sans que les discussions alors en cours sur « l’Accord de Paris » ne soient évoquées), faire un usage plus efficace de l’énergie et réduire sa consommation, développer les énergies renouvelables et construire des avions utilisant l’hydrogène liquide, éliminer les bidonvilles, soutenir les transports collectifs, couper dans les dépenses militaires, réduire la pêche industrielle, etc. Que certaines de ces mesures soient « raisonnables », personne n’en disconviendra : elles correspondent à ce que l’on aurait pu attendre, à l’époque, si Bernie Sanders avait été élu – comme l’espéraient sans doute les auteurs –, en dépit des multiples obstacles que celui-ci aurait rencontrés pour les faire approuver. Mais il faut bien avouer que l’on est loin de la « révolution écologique » annoncée par le titre du chapitre. On se dirige plutôt vers une sorte de « capitalisme vert » qui atténue les excès et les nuisances du productivisme sans véritablement s’attaquer au système lui-même. Pourquoi esquiver la remise en cause (ou la limitation) de la propriété privée qui est à la base du crédit, et donc de l’endettement, qui avantage les riches et pénalise les pauvres ? Pourquoi les mesures fiscales qui permettraient de réduire un tant soit peu les écarts de revenu ne sont-elles pas mentionnées ? Pourquoi ne pas aborder la question d’une « norme collective d’empreinte écologique » qui diminuerait au fil du temps ?6 La « révolution écologique » ici proposée s’adresse essentiellement à la puissance publique, sommée de prendre en charge la transition écologique, sans tenir compte des multiples initiatives citoyennes qui se développent partout aux États-Unis et qui anticipent le monde de l’après-croissance. Ce qui ne débouche que sur un réformisme convenu qui empile des palliatifs qui ne sont pas à la mesure de l’enjeu.

Mais il faudra bien – finalement – sortir du capitalisme pour imposer l’écologie. Comment ? Selon les auteurs, la solution se trouve en Amérique latine. Elle consiste à s’inspirer du « socialisme municipal » d’Hugo Chavez au Venezuela, caractérisé par son « triangle élémentaire du socialisme :1° propriété sociale, 2° production sociale organisée par les ouvriers, 3° satisfaction des besoins de la communauté » (p. 184, italiques dans le texte). A quoi s’ajoutent la Déclaration des droits de Terre promulguée par Evo Morales en Bolivie, les éco-villages colombiens ou les réalisations sociales de Cuba (post Fidel Castro). Pour compléter ces exemples, ils suggèrent aussi de transformer le système agricole à partir du modèle proposé par la Via Campesina et de puiser parmi les nombreuses propositions du Forum Social Mondial7. Si ces dernières suggestions sont effectivement pertinentes pour remettre en question un système nord-américain d’agriculture industrielle totalement démesuré et littéralement « hors sol », en revanche, proposer de transposer dans le contexte états-unien ces expériences latino-américaines n’a évidemment aucun sens. Plus encore, comme on peut le constater aujourd’hui, ces politiques d’inspiration marxiste, présentées comme « radicales » et censées faire la part belle à l’écologie, ont tourné à la catastrophe politique et écologique8). Les auteurs pouvaient-ils le prévoir en 2010, lorsqu’ils rédigeaient leur essai ? Ce n’est pas certain, mais sans doute ont-ils cru aux belles promesses de l’époque sans imaginer la rapidité avec laquelle elles seraient dénaturées.

« Un changement progressiste a lieu lorsque des personnes s’organisent et luttent pour le réaliser » (p. 176) ; cela n’est possible que « si les pressions s’intègrent dans un mouvement de masse » (p. 179). Le politique est donc convoqué (sans doute un peu tardivement) pour créer « une révolution contre le capitalisme », (p.179) « une véritable forme de changement révolutionnaire, une transformation vers un système complètement différent » (p. 180). Pour faire quoi ? Créer une égalité réelle, satisfaire les besoins matériels et immatériels de tous, conserver l’usage collectif de la nature, renforcer les liens de proximité. « Les bases de la création d’un développement humain durable doivent surgir de l’intérieur du système dominé par le capital, sans en faire partie, tout comme la bourgeoisie elle-même surgit des ‘pores’ du système féodal » (p. 183, italiques dans le texte). Outre le fait que cet exemple historique est présenté de manière ambiguë, on peut s’interroger sur les conditions de sa reproduction. En combien de décennies ?

De même que les 22 propositions « réalistes » proposées au début du dernier chapitre sont aujourd’hui complètement déphasées par rapport aux positions du Président Trump, l’enthousiasme des auteurs à l’égard des régimes « révolutionnaires » (« anticapitalistes ») latino-américains relève d’une étonnante naïveté.

On écrit toujours en humant l’air du temps. On s’inscrit dans une ambiance intellectuelle et politique dont on pense qu’elle va durer longtemps. Cet ouvrage montre la limite de l’exercice. Les retournements politiques et idéologiques – liés notamment à l’accession à la fonction suprême d’un personnage atypique et caractériel – rendent obsolètes les propos que l’on pensait raisonnables. On s’accroche aussi à des modèles politiques, mis en œuvre par révolutions lointaines qui paraissent exemplaires parce qu’elles proclament les valeurs auxquelles on croit. Sans imaginer qu’au fil du temps, leurs dérives infirment leurs bonnes intentions. Cet ouvrage constitue un excellent témoignage de la volatilité des certitudes politiques. Au-delà de cela, il pose néanmoins la question majeure de savoir s’il est possible de construire un monde réconcilié avec la nature sans que l’on ne s’attaque frontalement au système capitaliste. On attend toujours la réponse.

Notes

  1. John Bellamy Foster, Marx’s Ecology, Materialism and Nature, New York, Monthly Review Press, 2000, traduit sous le titre (quelque peu réducteur) Marx écologiste, Paris, Amsterdam, 2011.[]
  2. Cf. Karl Marx, Œuvres, Economie II, Paris, Gallimard, 1968, p. 519, et aussi, Economie I, pp. 998-999.[]
  3. Johan Rockström (et 26 autres chercheurs dont James Hansen et Paul Crutzen), « Planetary Boundaries », Nature, 2009, n° 461, pp. 472-475. Au moment de la publication, les trois premiers seuils identifiés avaient déjà été franchis.[]
  4. Karl Marx, Œuvres (op.cit), Economie I, Le Capital, chap. IV pp. 691 et ss.[]
  5. Les choses sont peut-être en train de changer – au moins dans certains secteurs de la société (cf. Laura Raim, « Aux Etats-Unis, du nouveau à gauche », Revue du crieur n° 8, Paris, La Découverte /Médiapart., novembre 2016. Il faut néanmoins rappeler que l’édition originale de l’ouvrage date de 2011.[]
  6. Sophie Swaton, Pour un revenu de transition écologique, Paris, PUF, 2018, p. 140.[]
  7. Sur la critique du système agro-industriel et les propositions de la Via Campesina, cf. Silvia Pérez-Vitoria, Les Paysans sont de retour, Arles, Actes Sud, 2005 et Manifeste pour un XXIe siècle paysan, Arles, Actes Sud, 2015.[]
  8. Cf. Boaventura de Sousa Santos, « Epistémologie du Sud » (https://uclouvain.be/cps/ucl/iacchos/documents/ETRU_187_0021.pdf[]