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… que m’arrive-t-il ? Du gris bleuté, légèrement échancré. Du mouvant, à l’aspect cotonneux. Du temps, plein ciel.

Pourtant ce nuage ne dit pas d’abord ou seulement quel temps il fait, un temps nuageux par exemple, mais il se fait « qu’il y a du temps ». Ce nuage porte en lui le temps d’apparition des nuages qui entourent la Terre, depuis que la Terre porte des nuages.

Le nuage que je regarde porte en lui l’apparition d’une Terre atmosphérique. Et cette atmosphère est la condition de la vie du nuage, des nuages, une condition de temps qui s’espace : apparition, dilatation, transformation, désagrégation, volatilisation. Et de nouveau, apparition. De nouveau, mémoire. Mémoire des apparitions.

Cette atmosphère contient donc du temps, qui persiste à être là depuis son apparition, avec ses variations, ses accidents, ses instabilités. Elle m’entoure, m’enveloppe, me nuage.

Le temps météorologique est la présence furtive du temps atmosphérique qui persiste entre tous les existants. Un ciel chargé et spectral à la fois. Il me donne corps comme je donne corps à ses apparitions. Mon existence est un nuage parmi d’autres nuages qui ont pu voir le jour depuis la nuit des temps. Naître et encore n’être.

Lorsque je regarde un nuage, que m’arrive-t-il ? Il arrive du temps pour qu’il arrive quelque chose. Un je-ne-sais-quoi. Une esquisse, une amorce, une hésitation à être. Et pourtant, tout devient possible à cet instant.

Lorsque je regarde un nuage, je sens la vie terrestre venir à moi, je sens qu’elle me constitue, moi et tout ce qui m’entoure. D’un coup, tout est convoqué. Je sens que je sens, je sens que j’existe autant que ce nuage qui me fait exister. Je sens une ambiance qui fait l’étoffe de nos vies.  Avec un nuage, il m’arrive l’extrémité infinie d’une intimité, d’une intimité à ciel ouvert.

Lorsque je regarde un nuage, celui-ci me fait exister, consister et persister à la fois : il me temporalise. Un nuage me fait être du temps, me fait être un temps, me fait être au temps. Lorsqu’il se présente à moi il m’attire, irrésistiblement : nous consentons alors une affection commune. Inaugurer ainsi d’autres présences.

Nous sommes images tremblantes et parfums volatiles, mémoire d’ancêtres et fantasmes volubiles, albédo et esprits polymorphes, sfumato et respiration tactile : nous sommes une atmosphère vibrante.

Nous sommes animés ! Nous incarnons la sensation troublante et enivrante qui accompagne toute rencontre mémorable. De l’ aura.

C’est pourquoi la Terre ne nous regarde pas, elle porte en elle nos regards qui se croisent, nos vies qui bifurquent, nos existences qui palpitent. Elle porte des trames de vies. La Terre n’ordonne rien, elle donne du possible. Des traces de possible. De l’élan.

Lorsque… que m’arrive-t-il ?  D’être moi ou presque, et nuage à la fois.

Lorsque je regarde un nuage, j’exprime, malgré moi, une existence terrestre. J’existe et persiste à me faire Terre, sous forme de subtiles métamorphoses. Et voilà, soudainement : une goutte de pluie, telle une nuance de mica scintillant sur la crête d’un cumulo-nimbus, se détache et tombe au monde. Une goutte de pluie tombe à Terre, une autre et encore une autre, une multitude d’autres. Vie Terrifiante, qui surgit entre Ciel et Mer. C’est pourquoi, lorsque je regarde un nuage, je me Terrifie.

Se laisser Terrifier, c’est se laisser traverser par la Terre et partager ses battements de vie. Regarder un nuage et s’iriser. En lumières d’eau et en gouttes de lumière. Autant de perles en arc-en-ciel. Autant de parures pour apparaître en îles de Beauté.

C’est aussi pouvoir traverser la Terre. N’étant plus moi dans le mouvement de la Terrifiance, je traverse sans discernement une zone de turbulence à la croisée des vies que porte la Terre. Elle me ravie. M’irradie. Un champ de soleils qui frémit, une pupille d’iris dilatée à l’infini. La Terre, la traverser comme une comète, comme le départ d’une allumette. S’enflammer. Étinceler.

Un nuage, et je luis en toute chose. Et je-lui, quelque chose.

Il se peut, au moment même où je porte mon regard sur un nuage qu’il croise sous la voûte céleste un oiseau, un petit piaf, ou un vol d’innombrables oiseaux, une myriade de sansonnets, ou des oiseaux en « v », vol d’ibis rouges qui redessine ce gris bleuté, légèrement échancré. Un fondu enchaîné.

Il se peut que cette voûte se plie non à mon regard mais à la rencontre évanescente entre un vol de nuages et un vol d’oiseaux. Ces vols dévoilent les plis du ciel. Sans mobile, la voûte plie. Elle plie parce qu’elle accueille les plis de nos vies.

Ainsi, mon regard est la croisée de ce vol de nuages et de ce vol d’oiseaux, de cette masse azur aux reflets nacrés et de ce vol ample et fluide d’oies à tête barrée. Cette envolée migratoire et troposphérique, que croise mon regard, enlace des temps : temps de la rencontre, temps du voyage, temps de la saison, temps atmosphérique. Une danse à quatre temps. Un métier à tisser.

Ces oies trament une voie dans le ciel comme les dentellières tissent des nappes de soie. Ce vol est un fil de soie qui, de ciel en ciel, dévoile les saisons, découvre les passions, attire une terre à l’autre et rapte l’horizon. Ce vol d’oiseaux défie la géographie. Il défie les peuples-frontières, trame des terres-mers, troue l’espace-temps. Ces oies sauvagent le présent.

La Terre est titanesque, les existants en arabesque. Lignes de temps qui dévorent les instants. Lignes d’instants qui explorent le temps. De temps en temps, la Terre enfante, la Terre défunte, aussi. Des cris accompagnent les matins et les soirs. Et puis la nuit. Épaisse, dense, immense. Une nuit s’invite là, au bord de l’océan. La lune, voilée, peine à offrir ses rondeurs. L’atmosphère, à présent brumeuse, devient pesante. Pourtant tout semble suspendu.

Soudain une trombe de pluie s’abat sur la mer étalée. Tout s’agite, alors…

Le vent gifle les vagues, des déferlantes s’engouffrent dans l’air. Ici et là, des creux, des bourrasques, des éclats, des cliquetis, l’océan ainsi démonté brise l’horizon. De l’écume se soulève et retombe en flocons. Une mousse marine tapisse une surface déchiquetée, en lambeaux.

Les éléments, chargés et fantomatiques à la fois, sont déchaînés : ils s’épousent, se rejettent, virevoltent et se décomposent. Le ciel devient océanique, l’océan devient céleste.

Auprès gronde l’orage, terriblement. Au loin grésillent les nuages, sauvagement. Une danse sonore s’accouple aux accents terrestres, sans discernement. Aux fonds correspond la surface, dans un silence épistolaire.

Ainsi, dans la tourmente, tout s’enfuit. Les formes ont courbé l’échine, les forces ont pris le dessus. Le fouet de Zeus à la main, c’est un dernier éclair qui se livre au destin.

Et puis un répit semble se faire jour. Il insiste, persévère. Alors tout s’apaise, imperceptiblement.

Délicatement, la pénombre s’incline. Les contours réapparaîssent tandis que l’aurore se dénude. Un léger brin de soleil, telle une caresse, effleure la peau des eaux. Alors ça miroite, ça scintille, ça crépite, le tout toujours mouvant et incertain. Épique et matinal.

Voilà qu’un cil bouge, il vacille avec le ciel. La tête sur l’herbe fraîche, les yeux dans le vide, un nuage me cueille. Il me déporte légèrement. Je le suis. Il m’invite, me fait tourner de l’œil. Lorsqu’un nuage me touche, que m’arrive-t-il ? Il pleure de mes yeux.

Ému, l’as-tu jamais revu ? Un nuage aimant déporte l’attention. Il m’expose à l’invention, au chant ultime. Il m’intuitionne sur le champ. Un nuage peut être incantatoire.

U cantu ! Hurle-t-il. U cantu !

Ce nuage m’exténue. Devant lui, je suis tenu, je suis ténu, je suis à nu. Comme un arbre sec au milieu de la dune, sous un soleil de plomb, planté là et attendant l’échéance, les hanches saillantes je prête le flanc au roulis de ses vagues successives et languissantes, bruissements de sables qui coulent au creux des reins. Expeausé, éreinté. Et peut-être vivant…

Crois ! Mon corps est son refrain. Mille voix, mille formes m’ont traversé l’esprit… et pourtant ne reste qu’un vague à l’âme, une sensation, une rumeur. Un nuage de nuages comme une rumeur qui ravive les humeurs, les malheurs, les senteurs d’eucalyptus.

Un nuage donc, comme une fleur. Vous le sentez ce corps déclore en vous, de vous et par devers. Vous le sentez vous enivrer, vous flageller, vous incarner. Vous le sentez vous renifler. Ce nuage vous renifle, il sent en vous un vivier d’herbe fraîche, de fourchettes et de luxure. Il sent en vous l’animal prêt à jaillir et mordre. Vous déchiqueter de l’intérieur. Ce nuage vous pousse à bout et vous poussez à bout ce nuage. Vers le vide. Vers l’intime. Vers l’infime.

Nuage, tu es l’infime, la lime, le liminaire. L’infiniment grand et l’infiniment petit. Tu es vent doux et virulent. Tu es l’objet de mes désirs et le sujet de mes rêves. Fantasmes en temps réel. Délires étourdissant l’horloge des enfants.

Lorsqu’ils ont regardé les nuages dans le blanc des yeux, il était trop tard… Tropical, l’œil d’Irma est passé sur leurs têtes. Il a décapité arbres et toitures, façades et voitures. Les poteaux électriques ont plié comme les blés. Les îles ont été rasées, les habitants à découvert. Le temps a frappé, lourdement. L’eau salée n’est plus traitée et le traitement de l’information se fait au compte-goutte. La Terre n’est plus médiatisée. Entêtée et cyclonique. Se faisant, Ouragan.

Le spectacle est fini. La fée électricité a perdu ses ailes. Arrachées. Les plages paradisiaques, submergées. Take shelter est sorti des écrans en 3D. Là s’est présentée la réalité augmentée à son plus haut degré d’intensité : bouillonnante, tourbillonnante. En surchauffe. Il arrive ainsi que la Terre sorte d’elle même et défie les sociétés. Résolue, elle oblige les locaux à se protéger, elle oblige les touristes à s’en retourner.

La Terre tourne, détourne et retourne. Elle est physique tourmentée, possédée, exaltée. L’actualité est à la fureur de vivre et de survivre, sensiblement. La Terre vit et nous demande de vivre à nouveau, non plus en surplus, en surhomme, mais avec humilité et vulnérabilité.

Être touché à l’humanité, sans se sentir dégradé, humilié. Être ouvert aux proches et aux lointains. Car la Terre se donne à corps perdu, avec fulgurance et exubérance, avec profusion et profission. Terriblement.

Oui, elle donne ! Et nous sommes ses présents : elle délivre des naissances, de l’inouï. Nos formes agonistiques répondent à ses forces exponentielles. Elle est la pulsion de nos actions et la physique de nos passions. Elle est l’Éros transgenre de notre Psyché apeurée, le Dionysos bohème de nos fêtes populaires. La Terre, insoumise et démesurée.

Mais qu’arrive-t-il alors ? Que nous arrivent-ils, à nous, les terrestres ? La fin d’un monde, d’un monde d’empires pour qui la guerre n’avait que faire de l’atmosphère. Un monde de conquêtes en perspectives cavalières, en mappemondes et en cartes d’État.

Ce qui nous saute aux yeux, là, maintenant, dans une urgence extrême, c’est que nos destins ne sont plus exclusivement humains, ils s’agrègent en flocons et se désagrègent comme neige aux soleils. Nous sommes un Atlas de nuages portés par la Terre et baignés de soleils sans distinction de races ou d’espèces. Car chaque plante, chaque pierre, chaque lieu, chaque vent, chaque animal est un soleil.

Ils nous importent tous. Oui, il nous importe de mettre en mouvement le corps, les corps, comme une tornade : un maelström de sensations, de contagions métamorphiques. Car nos corps aiment vivre la splendeur des événements.

Nos corps sont des événements étourdissants. Fragiles et monstrueux à la fois. Des petits riens ou des déchirements massifs qui désorientent la rotation de la Terre pour faire naître de nouveaux chants, de nouvelles danses, de nouvelles pistes.

Nos corps sont des éclats de temps. Nos corps sont des sursauts d’espace. Nos corps sont la rosée du matin. Enveloppés d’une brume légère mais tenace. Nous tenons, nous tous tant que nous sommes, à être là, parmi vous, chers nuages, cher Atlas, avec la puissance phénoménale de l’Inconnu. Tout en suspense et incommensurable.

À cet instant, d’une tension insoutenable, où rien ne se détache, il n’y a plus de ciel, il n’y a plus de mer, il n’y a plus même d’horizon. Tout, sans distinction, débute. Tout s’ouvre. Sans limite, partout du Il y a. Désorientés, nous sommes, mais remplis d’une bouffée éperdue de Réel. Nous respirons à nouveau du Réel qui s’engouffre en nous.

Venez, entendons-nous, faites un pas, un pas nouveau, un pas comme un saut, un saut comme un bond. Bondissez ! Exultez ! Allez, altérez-vous les uns les autres, gaiement ! Désaltérez-vous ! La brume de vos désirs s’ouvre à la sensation intacte du toucher. Le toucher du monde. Ses caresses et cette acuité à sentir tout ce qui arrive. Un monde à nouveau se présente comme intimité, la mienne, la vôtre, la nôtre. L’intimité d’un monde partagé.

Partout la brume grise hivernale, qui recouvrait La Rochelle comme mon corps, se dissipe. S’émancipe. Nous danse, ici comme ailleurs. Épiphanique et enveloppante à la fois.

Un calme relatif. Tout semble fait pour que rien n’arrive. Pourtant ma main. Un tourbillon dans le noir allongé. Un nuage de lait. Au temps des rois, place Plum’, je prends mon café en terrasse. Sur mes lèvres, la crème onctueuse s’y dépose, tandis que mes yeux posent un regard fasciné par la lutte sans merci que se livrent le noir et le blanc, enlacés, envoûtés, voués à disparaître dans ce mélange explosif. D’une main, la provocation, de l’autre, le relâchement. Une main semble s’accorder avec le noir, l’autre avec le blanc. L’une, étalée comme une mer d’huile, l’autre qui détale comme un criminel. Leur rencontre comme une décharge électrique, comme un courant alternatif entre l’obscurité et la lumière. Un chaoïde se forme.

Alors, comme par réflexe pour conjurer le mauvais sort, je déverse de ma main sage le sucre. Cette masse granuleuse entre en collision avec cette masse liquide giratoire qui m’hypnotise. Puis entre en immersion.  Les cristaux tombent, donnent du leste, fondent ma tasse. Ils donnent de la cohésion à mes gestes, espérant probablement que cesse la deliaison. Puis ils fusionnent les uns aux autres. Pourtant je suis sûr que je pourrai, malgré l’unité visuelle obtenue, retrouver les goûts, les traces de chaque saveur qui composent cette nouvelle texture. La matière, alchimique, a fait un pacte. Et ma bouche est leur alliance. Métamorphose des corps. Les corps ne sont pas stables, ils s’attirent et se repoussent, s’agrègent et puis s’éclipsent. Pour un temps ou pour toujours… recommencer, sans cesse. Ils deviennent cristaux d’espace et se conjuguent à tous les temps.

Nous sommes ces cristaux de temps où se conjuguent en moi et à travers moi le noir, la terrasse, le sucre, le tourbillon, le regard, l’hébétude… Nous sommes ce nuage de lait dans lequel se reflète ce nuage mouvant, à l’aspect cotonneux.

Ici, la faïence contient la défaillance. Confusion de corps terrestres et de corps célestes, transgression des étants. Quand la matière se détend, qu’elle ne tient plus en place, même dans une tasse, elle déborde de toute part. La terrasse déborde de mondes.

Une poussette, un cri, une sucrerie, des rayons de soleil, un éclat de vitrine, une tireuse à bière, un journal déplié, un petit vent chargé de sable et de poussières, un clin d’oeil, un pot d’échappement, un déhanché, un ballon gonflable, des talons aiguilles qui tricotent le plancher, une enseigne lumineuse, un parfum de chez chanel, une flanelle, du gris bleuté, une fumée de cigarette, un mot d’amour, une porte qui claque, du charme qui se dégage d’une allure, d’un visage, une fenêtre entrouverte à l’étage et son rideau au vent, une palpitation, une sueur… autant de cristaux pour éveiller un monde, pour le densifier, pour le danser ou le ritualiser. Un café crème pour rituel. Un café pour ritualiser un nuage de lait, légèrement échancré.