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À propos de Frédéric Lordon, La condition anarchique, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2018, 288 p.

Frédéric Lordon poursuit avec La condition anarchique la construction d’un édifice singulier : une théorie spinoziste contemporaine des agencements sociaux, d’où tirer une éthique. Dans Imperium (La Fabrique, 2015), il prenait pour fil directeur ce mot latin qui dans la philosophie de Spinoza possède une fonction nodale, en ce sens qu’il désigne à la fois la puissance immanente à la multitude et sa capture par un pouvoir institutionnel, ambivalence dont Lordon tirait la leçon : « Sous la loi des grands nombres du social, la capture est une fatalité de la transcendance immanente » (Imperium, p. 109). Autrement dit, le mouvement par lequel les affects de la multitude trouvent à se fixer (toujours temporairement) dans une forme institutionnelle est irréversible, du moins « sous la loi des grands nombres du social ». Lordon en dégageait cependant un idéal régulateur, orientant la praxis politique en situation, l’idée étant d’œuvrer à ce que les effets de capture soient aussi minimes ou réduits que possibles (les déjouer absolument étant utopiques). Ce travail d’immanentisation des formes institutionnelles peut s’exprimer par une réforme, par exemple en accordant le droit de vote aux femmes, ou par une insurrection, par exemple en prenant la Bastille. Mais réforme ou insurrection, démocratie indirecte ou directe, il s’agit toujours de remettre en mouvement la dynamique sociale constituée d’une part par le pôle de la transcendance institutionnelle, d’autre part par celui de la puissance immanente à la multitude. C’est en quelque sorte le b-a.ba de l’action politique, ou son horizon indépassable ; d’où Lordon concluait, avec Samuel Beckett, que si le destin institutionnel de toute politique révolutionnaire est bien une « fatalité », reste toutefois à « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux 1 ».

L’or et le don. Pour une axiologie critique

           Un an plus tard, avec Les affects de la politique (Seuil, 2016), l’enjeu était d’analyser plus en détail les imbrications passionnelles qui font la trame des formations politiques (au sens large). À présent, avec La condition anarchique (Seuil, 2018), c’est le processus de valorisation qui intéresse le philosophe, soit la question : d’où viennent les valeurs que nous accordons aux choses, aux œuvres, à l’or ou au don ? Autrement dit, à quoi raccrocher le processus par lequel les hommes déterminent le bien et le mal, ou ce qui vaut vraiment et ce qui ne vaut vraiment pas ? Ce dont la réponse est donnée dès l’entame du livre : « À rien. En tout cas si l’on cherche au jugement un ancrage objectif, un fondement de vérité absolu. Ce rien, c’est cela qu’il faut nommer la condition anarchique » (p. 10). L’enjeu est dès lors de produire une « axiologie critique » :

           Au sens strict des mots donc, parler d’an-archie n’est pas autre chose que parler du défaut d’arkhè, d’un monde sans arkhè, c’est-à-dire d’un monde privé du fondement absolu auquel raccrocher ses valeurs sociales. « Anarchie », lue de cette manière, n’a plus rien d’un concept de science politique, qui aurait pour objet ce mouvement qu’on appelle communément l’anarchisme – et qui devrait en fait s’appeler acratie, conformément à sa visée d’un monde sans pouvoir ni domination. Le monde politique ordinaire est le règne des craties – et même des craties dépourvues d’archie, à savoir des entreprises de domination sans fondement possible. Anarchie devient alors le concept, non pas d’une science politique, mais d’une axiologie critique (p. 11).

           S’appuyant principalement sur Spinoza, mais aussi Pascal, Dostoïevski, Faulkner, Durkheim ou Bourdieu, Lordon scrute la « condition anarchique », soit le fait que toutes les valeurs, comme tous les processus de valorisation, en dernière analyse, se valent, du moins en ce sens que nulle valeur ne peut prétendre à « un fondement de vérité absolu », et qu’en conséquence toute valorisation repose sur un fondement arbitraire, ou particulier, autrement dit un nouage passionnel. Bref, ainsi que l’a résumé Pascal en une célèbre pensée : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » ; et avant lui Montaigne s’était exclamé : « Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au-delà ».

           De Montaigne à Nietzsche, les moralistes ont en effet exploré ce que Lordon appelle « la condition anarchique », et après eux, et dans leur sillage, les sociologues et les ethnologues ont méthodiquement documenté les processus de valorisation culturelle et sociale, mettant toujours plus en lumière le fondement relatif des valeurs et donc leur contingence absolue. Et dès l’antiquité, des penseurs grecs en avaient eu connaissance, Montaigne s’appuyant apparemment sur le Manuel d’Epictète pour affirmer : « Les hommes (dit une sentence grecque ancienne) sont tourmentés par les opinions qu’ils ont des choses, non par les choses mêmes2 ». Le nouveau livre de Frédéric Lordon n’a-t-il donc d’autre but que de mettre en forme, à la manière spinoziste, une vérité d’ores et déjà établie sensiblement par les moralistes, puis méthodiquement par les sciences humaines (ethnologie, anthropologie, sociologie), ainsi que par les philosophes (Castoriadis notamment) ? Si c’est pour une part le cas, l’exercice consistant aussi à intégrer dans un édifice spéculatif en construction l’ensemble des énoncés vrais disponibles, comme le firent Aristote ou Hegel en leur temps, l‘enjeu n’en reste pas moins d’apporter une pierre nouvelle à l’édifice, ce qui suppose de mettre au jour, en certains points cruciaux, la distance qui sépare encore la notion commune (ou prénotion) de la science. Et à cet égard, la partie la plus intéressante de l’ouvrage est sans doute relative à la « valeur économique ».

Sur quoi repose la valeur économique :
le travail… ou le désir ?

           La science économique, en effet, depuis notamment Smith, Ricardo et Marx, prétend avérer que la valeur marchande d’un bien n’est pas dépendante de l’opinion que nous en avons mais de la chose même. Autrement dit, la valeur économique serait substantielle. Pour les uns, cette substance, ou ancrage objectif de la valeur, est l’utilité de la chose, pour les autres elle est la quantité de travail qui s’y trouve condensée. Partant d’un énoncé de Durkheim, Lordon soutient à l’inverse que la « valeur économique » n’échappe pas à la règle, à savoir que c’est l’opinion que nous en avons qui confère une valeur économique aux choses, et non les choses mêmes. S’appuyant sur les travaux économiques d’André Orléan, (lequel Orléan s’appuie lui-même sur les travaux philosophiques de Lordon), le philosophe concentre alors sa critique sur l’analyse marxiste de la valeur, et notamment sur les théoriciens de la Wertkritik 3, citant Moishe Postone et Anselm Jappe. Il leur reproche de fonder la valeur économique dans la « quantité de travail abstrait ». Jappe, cité par Lordon, écrit en effet : « Dans la société marchande, chaque chose a une double existence, comme réalité concrète et comme quantité de travail abstrait. C’est ce deuxième mode d’existence qui est exprimé dans l’argent4 ». Ce que la valeur monétaire exprime, ce n’est donc pas la « réalité concrète » de la chose échangée, ou sa valeur d’usage, mais une valeur sociale abstraite dont l’ancrage objectif est le travail sous condition du capital ; ce à quoi Lordon, soucieux de « revenir à ce qui met concrètement les corps en mouvement », objecte que « renvoyer l’argent au seul côté de l’ “abstraction sociale de la valeur” en fait perdre toute la phénoménologie » ; et il conclut : « Une chose est de dire l’ “indifférence” de la valeur aux contenus concrets, une autre est d’en venir à oublier complètement l’arrière-plan de la valeur d’usage. Car la valeur d’usage, c’est le désir » (p. 83). Nul processus de valorisation n’échappe à la « condition anarchique », pas même celui de la valeur économique sous condition du capital : toujours, partout, c’est l’opinion ou le désir que nous avons des choses qui est déterminant. Et ce sont donc tant les équations mathématiques des théoriciens néoclassiques que les jugements moraux des théoriciens marxistes que Lordon a en ligne de mire. Il s’en explique :

           Mais la Wertkritik, comme toute la théorie marxiste, se refuse à abandonner l’idée qu’il y a bien quelque chose de positif dans la valeur, c’est pourquoi sa réticence à partir de l’argent est si vive : nourrie par le soupçon, voire le scandale, que de la valeur économique pourrait naître de rien. Et l’on se prend à désirer une généalogie de la valeur économique, plus exactement une généalogie de son idée, dont on pressent qu’elle aurait à passer par le moment chrétien d’une sorte d’ontologie morale de l’effort, un ex nihilo nihil qui assoirait la gloire du labeur, et que la substance-travail, ce serait cela : la forme sublimée d’une économie extra-économique de l’effort économique – et de sa juste récompense : la valeur. Si la valeur ne répond pas à cette formule de l’effort, la théorie marxiste la déclarera fictive. Ainsi, notoirement, de la valeur financière spéculative. Née des jeux séparés de l’achat-revente sur les marchés d’occasion du capital liquéfié, coupée de la production positive, nourrie dans son inflation par les seuls déversements dans les marchés de liquidité monétaire, donc faite de monnaie pure, la valeur financière est déclarée « fausse » – fictive. La théorie marxiste de la valeur cependant devrait se poser la question : la Ferrari du trader est-elle fictive ? (p. 87).          

           Une fois réintroduite la logique passionnelle à l’origine de tout processus de valorisation, rien ne distingue plus la « valeur financière spéculative » de celle du travail bien fait, ou l’appât du gain de la noblesse du don ; dans tous les cas, le processus est de même nature : les passions sociales trouvent à s’agencer et à s’instituer, que ce soit au moyen d’une spéculation financière intégralement robotisée, d’un stakhanovisme ou d’une économie du don et du contre-don. Cependant, pour ce qui est de la Ferrari du trader, Lordon paraît renouer avec l’analyse marxiste plutôt que la critiquer, puisqu’ainsi que le rappelle par exemple Immanuel Wallerstein, Marx « s’oppose à la conception selon laquelle l’antagonisme décisif oppose le secteur productif au secteur non productif, conflit au sein duquel propriétaires actifs et travailleurs se retrouvent dans le même camp face aux rentiers non productifs5 ». En outre, il semble difficile de prêter à la Wertkritik une valorisation naïve du « travail », sachant que c’est l’impératif de production de biens marchands qui caractérise selon elle le capitalisme, si bien, écrit Jappe, que « dans la société capitaliste les exigences de la production matérielle prévalent sur toutes les considérations sociales, esthétiques, religieuses, morales, etc.6 », ainsi que sur les considérations écologiques : « Le gigantesque gaspillage des bases naturelles de la vie qui caractérise le capitalisme actuel », observe le théoricien de la Wertkritik, « est le résultat de la logique tautologique du système de la marchandise7 ».

           À suivre Lordon, il est pourtant un aspect sur lequel Jappe, ou plus globalement la théorie marxiste, céderait à l’illusion de la valeur. Et le philosophe spinoziste de donner pour exemple de cette illusion, et de sa résistance opiniâtre, le scandale qu’a suscité en son temps le programme de télé-réalité Loft Story, du fait qu’il parvenait à « fabriquer des notoriétés considérables à partir d’un néant » : nul besoin de chanter, ou de jouer la comédie, aussi peu ou mal que ce soit, il suffisait d’avoir une caméra braquée sur soi et des millions de téléspectateurs pour devenir une « star ». Le « sentiment de malaise et de répulsion » que suscita Loft Story était dû, analyse Lordon, à ce que la télé-réalité touchait précisément à la « vérité de la valeur » 8. Et il observe : « Dans l’ordre qui est le sien, la théorie marxiste de la valeur résiste autant qu’elle peut à cette vérité, telle qu’elle lui semble le plus dangereusement promue par la plus-value financière » (p. 89). C’est qu’en effet la théorie marxiste fonde la valeur dans la « quantité de travail abstrait », d’où sa résistance à la « condition anarchique » :

           La théorie marxiste voit que la valeur a été entièrement produite par le travail, que le produit devrait donc lui revenir de même, et que, dans ces conditions, toute captation par le capital est une spoliation. Incidemment, on comprend ici pourquoi la théorie marxiste de la valeur ne parvient pas à se défaire de sa part substantialiste, pourquoi, des deux théories marxistes de la valeur toujours en attente d’être bien raccordées – la théorie fétichiste et la théorie de la valeur-travail -, c’est la seconde qui l’emporte et finalement domine toute la construction du Capital : parce que c’est elle, et elle seule, qui peut assoir une théorie de l’exploitation. Sans l’idée de la valeur intégralement produite par le travail, mais dont le travail ne perçoit pas intégralement le produit, l’idée marxienne d’exploitation perd tout son sens – on comprend que les marxistes y regardent à deux fois avant de tout bazarder. Pourtant ne le faudrait-il pas ? À plus forte raison si l’on peut emprunter d’autres voies pour dire la domination du capital, et même d’autres formes d’exploitation – non par la captation de valeur-travail mais par les affects et les enrôlements de désirs -, c’est-à-dire en ne perdant rien en force critique, et en gagnant beaucoup en cohérence théorique : en gagnant de rapporter la valeur économique à une axiologie générale, comme l’un de ses cas seulement » (p. 97).

           La valeur économique n’est-elle donc qu’un « cas » parmi d’autres du processus universellement passionnel par lequel les hommes confèrent une valeur aux choses ou aux œuvres ? Les brigands de Daesh, si définitivement étrangers aux valeurs libérales de l’Occident, n’en ont pas moins distingué entre les statues de Bouddha, qu’ils ont détruites, et les dollars nord-américains, ou le pétrole, qu’ils ont amassés partout où ils ont pu. N’est-ce pas l’indice d’un ancrage objectif de la valeur économique ? Une fois encore, c’est dans le texte de Spinoza que Lordon trouve la formule de son an-archisme radical :

           S’il s’agit de penser l’argent, Spinoza nous rappelle que toute la puissance d’automouvement de la valeur n’ôtera pas qu’elle s’ancre en dernière instance dans les forces concrètes du désir, c’est-à-dire des valeurs d’usage. Et par là nous indique en quoi consiste l’abstraction de la monnaie : l’argent est « un abrégé (compendium) de toutes choses ». L’abstraction de l’argent consiste en son pouvoir d’agrégation. Spinoza n’omet pas de préciser la portée historique de son énoncé : « l’argent est venu apporter un abrégé… ». Il n’en a donc pas toujours été ainsi. Il ne dit pas « capitalisme » car il n’en a pas le concept, mais on peut le dire à sa place : la capitalisme est cette formation sociale, historique, où un nombre immense de choses se laissent abréger sous l’argent. Indiscutablement, l’abrégation est une abstraction, mais en prise constante sur les valeurs d’usage. C’est bien pourquoi l’image de l’argent « occupe ordinairement plus que tout l’esprit du vulgaire » : parce que celui-ci reconnaît la forme la plus hautement concentrée du désir dans cette synthèse immédiate de toutes les choses désirables » (p. 84).

           Si les brigands de Daesh avaient pu découper les statues de Bouddha et les vendre au marché noir, ils ne les auraient pas plus dynamitées que les dollars amassés. L’argent est venu apporter un abrégé que la statue ancrée dans la montagne interdisait. Mais hormis cela, nulle différence de nature entre l’adoration de la statue et celle du dollar, mais bien un même désir trouvant à s’investir sous une forme d’institution ou une autre. Cependant Marx a donc mis au jour la manière dont le capitalisme – mode de production dont Spinoza ne possédait pas encore le concept – institue la richesse marchande comme une fin en soi, quand ce n’était jusqu’alors le cas que « parmi quelques peuples marchands… qui vivent dans les pores de l’ancien monde comme les Juifs dans la société médiévale ». Commentant cette citation de Marx (extraite des Grundrisse), Louis Dumont, dans Homo aequalis I. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, écrit :

           Avec les modernes une révolution s’est produite sur ce point : le lien entre la richesse immobilière et le pouvoir sur les hommes a été rompu, et la richesse mobilière est devenue pleinement autonome, non seulement en elle-même, mais comme la forme supérieure de la richesse en général, tandis que la richesse immobilière en devenait une forme intérieure, moins parfaite ; en bref, on a vu émerger une catégorie autonome et relativement unifiée de la richesse. Or c’est seulement à partir de là qu’une claire distinction peut être faite entre ce que nous appelons « politique » et ce que nous appelons « économique ». C’est une distinction que les sociétés traditionnelles ne connaissaient pas 9.

Y-a-t-il une spécificité du capitalisme dans la production de la valeur ?

           Cette « distinction » entre une science économique et une valorisation politique est donc précisément ce que Lordon, s’appuyant sur les travaux d’Orléan, réfute : l’autonomisation de la richesse marchande est un processus aussi bien économique que politique, puisqu’en dernière analyse c’est un processus passionnel. Autrement dit, ce qui confère à « l’épée » du noble sa fonction sociale et politique (sous la forme instituée d’un privilège de classe) n’est pas moins passionnel que le processus par lequel cette même épée se trouve, après la révolution capitaliste, dénuée de toute valeur autre que marchande. Le désir peut indifféremment se fixer sur la valeur symbolique de l’épée comme sur sa valeur marchande sans que le processus par lequel il valorise les choses ne soit modifié en substance. La valeur économique ne constitue donc pas un domaine séparé, autonome, voire transcendant. Elle est bien plutôt, comme tout autre valeur, une capture institutionnelle des affects de la multitude, en l’occurrence connue sous le nom de « monnaie ». Orléan, dans L’empire de la valeur, renouant avec une intuition de Castoriadis, explique :

           Ce qui va produire l’autonomisation de l’économie que l’on connaît, ce n’est donc pas la spécificité de la question qui lui est posée – puisque cette question est commune à toutes les sciences sociales – mais la particularité de la réponse qui lui a été apportée par les économistes. Ceux-ci ont élaboré un cadre théorique sans équivalent dans les autres disciplines, à savoir les théories de la valeur, qui attribuent l’objectivité de la valeur économique à l’existence d’une substance sociale, travail ou utilité, dont la grandeur peut être mesurée. Sur un tel socle, comme on l’a souligné, s’est constituée une tradition de pensée indépendante en rupture avec le raisonnement sociologique, ce que nous avons nommé une « économie des grandeurs » [par différence avec une « économie des relations »]. Elle a pour trait caractéristique de ne faire aucune place aux représentations et aux croyances collectives. On ne saurait imaginer rupture plus radicale. Tout l’effort théorique poursuivi au long du présent livre vise à réaffirmer la loi commune de la valeur pour en finir avec le séparatisme qui caractérise l’économie en tant que discipline10.

           C’est le fil que reprend Lordon en l’intégrant à une architecture spinoziste générale, qui inspira elle-même Orléan. Si le propos est d’une parfaite cohérence, s’ensuit toutefois une question relative à la spécificité du capitalisme, question qui aurait peut-être méritée d’être thématisée. Comme on sait, dans Le Manifeste, Marx et Engels décrivent le mouvement par lequel les valeurs traditionnelles sont dissoutes dans « les eaux glacées du calcul égoïste ». Or, en exergue de La condition anarchique, le philosophe cite une pensée de Balzac qui anticipe admirablement les analyses de Marx et Engels :

           Les institutions dépendent entièrement des sentiments que les hommes y attachent et des grandeurs dont elles sont revêtues par la pensée. Aussi quand il n’y a plus, non pas de religion, mais de croyance chez un peuple, quand l’éducation première y a relâché tous les liens conservateurs en habituant l’enfant à une impitoyable analyse, une nation est-elle dissoute ; car elle ne fait plus corps que par les ignobles soudures de l’intérêt matériel.

           Balzac, en théoricien conservateur, s’inquiète du dépérissement des valeurs, et en romancier il rend sensible la manière dont « les eaux glacées du calcul égoïste » abreuvent une « impitoyable analyse ». Marx et Engels disqualifient son inquiétude au titre de « réaction », mais ils entérinent la différence de nature entre une société précapitaliste dont le moteur est la « croyance » et une société capitaliste dont le moteur est « l’impitoyable analyse ». Est-ce à dire que le capitalisme réalise, plus que tout autre mode de production, « la condition anarchique » ? On pourrait entendre en ce sens une remarque d’Etienne Balibar relative à la nature essentiellement « destructrice » du capitalisme, remarque qui commente aussi précisément que possible la citation de Balzac :

           Au lieu de nous représenter la division du travail capitaliste comme ce qui fonde, ou institue, les sociétés humaines en « collectivités » relativement stables, ne devrions-nous pas la penser comme ce qui les détruit ? Ou plutôt comme ce qui les détruirait, en donnant à leurs inégalités internes la forme d’antagonismes inconciliables, si d’autres pratiques sociales, tout aussi matérielles, mais irréductibles au comportement de l’homo œconomicus, par exemple les pratiques de communication linguistique et la sexualité, ou de la technique et de la connaissance, n’imposaient des limites à l’impérialisme du rapport de production et ne le transformaient pas de l’intérieur ? L’histoire des formations sociales ne serait pas tant, alors, celle du passage des communautés non marchandes à la société de marché ou d’échanges généralisés (y compris l’échange de la force humaine de travail) – représentation libérale ou sociologique qu’a conservée le marxisme – que celle des réactions du complexe des rapports sociaux « non économiques » qui forment le ciment d’une collectivité historique d’individus à la déstructuration dont les menaces l’expansion de la forme valeur11.

           Si Lordon, pour une part, reconnaît donc au capitalisme le statut de « concept », et s’il évoque lui-même une « puissance d’automouvement de la valeur », il tient cependant avec Spinoza « qu’elle s’ancre en dernière instance dans les forces concrètes du désir, c’est-à-dire des valeurs d’usage », par où le capitalisme, finalement, ne diffère en rien du mode de production féodal. Tandis que Marx décrivait l’avènement d’un nouveau régime (le capitalisme), Spinoza, lui, théorisait l’identité, en dernière analyse, du nouveau et de l’ancien. L’enseignement de Lordon est en effet que la société capitaliste n’est pas moins portée par des valeurs que la société traditionnelle. Et il explique d’un même pas, au sujet de la prétendue « crise de l’autorité » :

           C’est bien le point, en effet, généralement inaperçu : une crise de l’autorité elle-même, il ne peut y en avoir – seulement des crises de ses régimes historiques. Il ne peut y en avoir, car l’autorité – le faire-autorité (de discours, de valeurs, de normes, etc.) – est coextensive au social même, au sens de Durkheim et, par conséquent, est sécrété aussi nécessairement que lui. En réalité, le social lui-même est la forme suprême, canonique, de l’autorité, et les faire-autorité variés empiriquement observables n’en sont que des modalisations particulières, par captures » (p. 138).

           Mais si les modes de capture de la puissance commune sont aussi variés que nécessaires et en ce sens « l’autorité » aussi bigarrée que fatale, et si en outre la valorisation de tels ou tels agencements sociaux, économiques ou politiques, est elle-même un processus sans fondement universel possible, que nous reste-t-il, une fois le livre refermé ? Ou pour le dire autrement : qu’est-ce donc que cette « méta-valeur au-delà de la valeur » invoquée ultimement par le philosophe (p. 221) ? Il est finalement deux réponse possibles, et peut-être complémentaires, l’une que nous extrairons d’un roman de Claude Simon, l’autre d’un roman de Samuel Beckett :

           « Mais il n’était pas dans ses intentions de philosopher ni de se fatiguer à essayer de penser à ce que la pensée était incapable d’atteindre ou d’apprendre, car le problème consistait plus simplement à essayer de dégager sa jambe. » (Sur la route des Flandres)

           « Est-ce à dire que je suis plus libre maintenant ? Je ne sais pas. J’apprendrai. » (Molloy)


Notes

  1. Cap au pire.[]
  2. Montaigne, Essais, Livre I, chapitre XIV. Epictète, dans son Manuel, prend notamment pour exemple l’injure, laquelle il dépend de moi, c’est-à-dire de l’opinion que je m’en fais, qu’elle me touche, ou pas. []
  3. Ce courant de « critique de la valeur » est né dans les années 1980 d’une réinterprétation de l’oeuvre de Marx et d’un dépassement du marxisme traditionnel afin de refonder une théorie critique du capitalisme[]
  4. Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une critique de la valeur, nouvelle édition, Paris, La Découverte, 2017, cité par Lordon p. 82.[]
  5. Balibar, Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, La Découverte, 1988, rééd. 1997, p. 155. []
  6. Les aventures de la marchandise. Pour une critique de la valeur, La Découverte, 2003, rééd. 2017, p. 131.[]
  7. Ibid., p. 146.[]
  8. Le « sentiment de malaise et de répulsion » que suscita Loft Story a été analysé méthodiquement par Gabriel Segré dans Loft Story ou la télévision de la honte. La téléréalité exposée au rejet, L’Harmattan, 2008. []
  9. Gallimard, « Tel », 1977, rééd. 1985, p. 14. []
  10. L’empire de la valeur. Refonder l’économie, Seuil, 2011, p. 211-212. []
  11. Balibar, Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, La Découverte, 1988, rééd. 1997, p. 16-17. []