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A propos de Fauves de Wadji Mouawad, au théâtre national de La Colline du 9 mai au 21 juin 2019.

Un labyrinthe dans lequel se débattent des personnages enfiévrés, à la recherche du mystère de leurs origines et des violences auxquelles ils se trouvent perpétuellement exposés. Un homme qui perd sa mère, puis sa fille disparue depuis des années, devenue entre-temps, sans le savoir, la maîtresse de son propre grand-père… A moins qu’il ne s’agisse d’un malentendu ? Comme dans une tragédie d’Eschyle, chaque existence charrie derrière elle la cohorte des ancêtres et de leurs crimes, et nul ne peut sortir du labyrinthe des mensonges et faux-semblants en enjambant les parois, en adoptant le point de vue, omniscient, des Dieux au sommet de leur Olympe. Non, il faut parcourir chaque allée, se retrouver embarrassé dans les impasses, la tête prise dans l’étau, perdu le fil d’Ariane des lignées, les frères ne sont pas ceux qu’ils croyaient être, les gendres non plus, tout l’écheveau se démêle et s’emmêle, et c’est à n’y rien comprendre.

Aucune issue dans cette farce tragique : il faut aller jusqu’au bout, remonter les allées une à une jusqu’à n’avoir plus un pied de sol vierge à arpenter. Une folle justement, enfermée dans un cul-de-sac du labyrinthe, détient la clef de l’énigme. La folie, c’est l’état normal dans lequel nous sommes plongés, du seul fait de notre ignorance. Celle qui ayant regardé la vérité en face est devenue folle pour de bon, celle-là seule est sage. Tous les personnages de l’intrigue finiront pas surgir du fond de scène comme des spectres, et c’est le coryphée infernal, l’armée des ombres qui refluent de l’Hadès et qui, considérées ensemble, restituent l’ordre que l’on a longtemps cherché, à coup de bobines de film que l’on monte, découpe, remonte : rewind, forward, d’une plage à l’autre, le héros, réalisateur d’un long-métrage de fiction, ne sait plus laquelle, de l’œuvre ou de sa vie, est la plus romanesque et tragique.

De même que l’on ne peut pas rejouer la scène en arrière, au risque d’en perdre le sens, on ne peut non plus remonter le cours des choses, les faire advenir de travers : à chaque embranchement, l’action ne peut emprunter qu’un ou deux itinéraires tout au plus. C’est à cela que l’on reconnaît la liberté : elle ne s’exprime que par « degrés », à proportion du nombre de choix possibles. Et l’on butte, quoi qu’il arrive, sur cette arithmétique infernale, un, deux, pas davantage, et tout le cours du monde s’en trouve bouleversé, l’univers est à l’envers, tout comme le décor de théâtre dont on découvre les montants, recto-verso, réversibles, disposés par un metteur en scène génial et loufoque : à l’avant-dernière scène de la pièce, on croit le pot aux roses découvert ? Non, il y a encore plus fort ! Les demi-frères sont tête bêche ! C’était l’envers et l’endroit ? Mouawad a plus d’un tour dans son sac et l’on imagine que l’intrigue aurait pu se poursuivre à l’infini, une fois enclenchée la mécanique où chacun est toujours pris pour un autre.

A cette leçon aussi vieille que le théâtre antique il faut en ajouter une nouvelle, résolument contemporaine : c’est le fils spationaute qui nous la livre du haut de sa capsule en orbite. A lui est dévolu le rôle du psychopompe. L’enfer n’est plus souterrain, mais superterrestre : les âmes se perdent dans l’espace comme les cendres de la sœur défunte. La Terre est bleue comme une orange, la planète est un « spaceship » lancé dans les ténèbres sidérales. Planète détruite, Terre en lambeaux, tout comme notre pauvre humanité brassée d’un continent à l’autre. Les personnages de Mouawad ont perdu le mode d’emploi. Les suicides et les meurtres qui émaillent la pièce ne relèvent pas d’autre chose : c’est le malentendu, et la solitude abyssale qui l’accompagne, qui nous rendent aveugles, comme le vieil Œdipe à Colone. De ce dédale il nous faut apprendre à nous extraire : l’écologie est une psychothérapie. Le fiston en maillot spatial nous révèle la morale de l’histoire : nous sommes les produits de cette Terre dont l’espace nous découvre la profonde unité, alors même que nous faisons l’expérience quotidienne de l’hétérogénéité des paysages et des espèces vivantes. L’écheveau du vivant est un milliard de fois plus dense que celui des sociétés humaines : mais à ne pas savoir démêler le dernier, nous ne faisons que saccager le premier. Nous sommes un nœud de relations, un carrefour, une constellation. L’individu n’existe qu’à la jonction, point mathématique dans un espace poisseux, une soupe comme nous l’enseigne la science contemporaine. Le spationaute en prend soudain conscience. Aux orties la vieille psychanalyse : l’inconscient n’est plus, la thérapie individuelle n’a plus lieu d’être : c’est dans l’action, l’interaction, la reconnaissance de notre topographie mentale et sensorielle (dont le ballet des décors du plateau rend admirablement compte) que se trouve le Salut. Les hommes doivent apprendre à se reconnaître « autres », apaiser les aïeux qui partout « au loin les suivent », comme les baisers du poète, leurs étreintes, leur cortège de puissances vivantes, les lieux qui enfantèrent et furent témoins de leurs passions : ici, Tunis, Montréal, Trois Rivières, Baïkonour, et jusqu’à Nuuk au Groënland, où le héros échoue à la toute fin, victime de stress post-traumatique. Une banquise propice au silence et aux mises au point avant de retrouver la « rugueuse réalité à étreindre » chère à Rimbaud, et sa forêt de présences.